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<livre compo="DVAG">
<ident>
<ftit>A CAPPELLA</ftit>
<collec>
<tit>DU MÊME AUTEUR</tit>
<cint>AU CHERCHE MIDI</cint>
<pbib><titbib><i>Le Café du Pont</i></titbib></pbib>
<pbib><titbib><i>Les Pensées</i></titbib></pbib>
<pbib><titbib><i>Le Petit Perret gourmand</i></titbib></pbib>
<cint>CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS</cint>
<pbib><titbib><i>Le Parler des métiers</i></titbib>, Robert Laffont</pbib>
<pbib><titbib><i>Laissez chanter le petit !</i></titbib>, Plon</pbib>
<pbib><titbib><i>La Cuisine de ma femme</i></titbib>, Plon</pbib>
<pbib><titbib><i>Anthologie de la poésie érotique</i></titbib>, NiL</pbib>
<pbib><titbib><i>Jurons, gros mots et autres noms d’oiseaux</i></titbib>, Plon</pbib>
<pbib><titbib><i>Chansons de toute une vie</i></titbib>, Plon</pbib>
<pbib><titbib><i>Le Petit Perret illustré par l’exemple</i></titbib>, Jean-Claude Lattès</pbib>
<pbib><titbib><i>Adieu Monsieur Léautaud</i></titbib>, Jean-Claude Lattès</pbib>
</collec>
<auteur>P<pc>ierre</pc> P<pc>erret</pc></auteur>
<tit>
<b>A CAPPELLA</b></tit>
<stit>
<b>Des Trois Baudets à l’Olympia</b></stit>
<type>COLLECTION <b>DOCUMENTS</b></type>
<edit><apfi id="FIG01"/></edit><fig id="FIG01"><img src="Logo_cherche_midi_2011.eps"/></fig>
<info>Direction éditoriale : Arnaud Hofmarcher</info>
<copy>© <b>le cherche midi, 2008</b></copy>
<ref>23, rue du Cherche-Midi</ref>
<ref>75006 Paris</ref>
<ref>Vous pouvez consulter notre catalogue général</ref>
<ref>et l’annonce de nos prochaines parutions sur notre site :</ref>
<ref><b>www.cherche-midi.com</b></ref>
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<p><?URL?>www.cherche-midi.com<?fURL?></p>
</collec>
<dedi>
<i>À Lucien Morisse</i></dedi>
</ident>
<corps>
<chap>
<tit>Après <i>Le Café du Pont</i>…</tit>
<dev>
<p>Pour les lecteurs qui n’ont pas eu la chance de lire <i>Le Café du Pont</i>, je dois expliquer derechef ici que c’est grâce à l’intervention opportune du père de Rémy – monsieur Corraza – auprès de papa, que je m’étais retrouvé à quatorze ans apprenant à jouer du saxophone… au conservatoire de Toulouse. La merveilleuse famille Corraza m’avait même hébergé quelques semaines, le temps de trouver une chambre à louer dans la ville rose. Inscrit et reçu donc en classe de saxo, de solfège, puis plus tard de comédie dramatique, l’énorme labeur que cela impliquait m’avait totalement cloué à Toulouse. Parmi une bande d’inséparables « musicos », Rémy était devenu mon meilleur copain.</p>
<bl v="3" />
<p>Après avoir eu notre premier prix en poche – espérions-nous –, nous étions tous d’accord pour souscrire un engagement par devancement d’appel afin de nous retrouver à Paris, à la caserne Dupleix. Là, se trouvait la musique du train où nous souhaitions nous engager. Inconvénient ? Accomplir deux ans au lieu de dix-huit mois de service normal. Avantage ? Entrer dans une harmonie composée majoritairement d’instrumentistes ayant en poche un premier prix de conservatoire de province. Bonus ? Après avoir passé le concours d’entrée, nous aurions le droit de suivre les cours au conservatoire de Paris. Ayant tous réussi, c’est en brandissant notre diplôme, le cœur léger d’insouciante jeunesse et la tête pleine de musique, que nous sautâmes dans le train pour la capitale. Je « montais à Paris » quelques jours avant les autres – excepté Rémy déjà parti. J’ai omis de préciser que ce jeune Corraza était un excellent musicien lui-même (il jouait très bien de l’accordéon, puis plus tard, de la basse à cordes) et deviendrait aussi chanteur d’opéra ! Bref, plutôt hyperdoué, l’animal !</p>
<p>Ce fut donc lui, le premier, qui m’accueillit à Paris. Débrouillard comme pas deux, il avait réussi à se dénicher une chambre de bonne. Il s’agissait en réalité d’une sorte de boîte à chaussures de deux mètres cinquante sur deux, perchée au sixième étage d’un immeuble situé dans la rue de Rome. La rue de Madrid où se trouvait le conservatoire n’était qu’à quelques encablures de ce palace pour étudiant en mal de matelas. Le but à atteindre pour nous n’était évidemment autre que ce lieu mythique, temple de la musique. Mon copain m’avait naturellement proposé lorsque j’arriverais à Paris de venir « dormir chez lui ».</p>
<p>La générosité de Rémy n’excluait pas toutefois les astuces dont nous devions faire preuve pour parvenir à dormir à tour de rôle en ce lieu si exigu. Les premiers jours, donc, n’ayant pas encore de logement, je venais occuper la place encore chaude de mon copain, vers sept ou huit heures du matin. J’avais déambulé dans les rues de Paris une partie de la nuit ou poireauté un livre à la main sur un banc de la gare Saint-Lazare en attendant que mon pote se réveille. Rémy, tout ensommeillé, enfilait alors ses habits machinalement tout en demandant :</p>
<p>– Mais quelle heure est-il donc ?</p>
<p>– C’est celle de te lever, <i>amigo</i> ! Tu te souviens qu’il m’arrive de dormir chez toi ?</p>
<p>– On se retrouve à la cantine vers une heure, ça va ?</p>
<p>– OK ! À la cantine…</p>
<p>Il devait impérativement sortir de sa « suite », dans laquelle sinon je n’aurais jamais pu entrer, le seul chemin possible étant le lit. Parfois, il ne sortait pas seul de sous le drap. Il me disait :</p>
<p>– Tiens, je te présente Nadège… Nadège, voici mon copain Pierrot…</p>
<p>Deux ou trois jours plus tard, nous nous croisions avec Odile ou avec Danièle… Rémy avait de nombreuses relations… féminines ! Il était sur ce chapitre-là, aussi, bien en avance sur moi !</p>
<p>Il avait obtenu – après avoir été admis – une carte d’étudiant qui lui donnait le droit d’accéder à la cantine du conservatoire. Il pouvait y avaler régulièrement une assiette de pâtes-saucisse ou une côte de porc-purée pour une somme quasiment dérisoire. Ne bénéficiant pas de ce privilège, j’attendais patiemment au-dehors que mon copain eût achevé de se sustenter. Son dessert à peine englouti, il venait me passer sa carte d’abonné. Nous avions à peu près le même âge et sa photo était sans doute suffisamment ressemblante pour que je n’eusse jamais le moindre problème. Je profitais donc moi aussi de ce providentiel « restaurant » ignoré du <i>Michelin</i> !</p>
<p>Après avoir signé notre engagement pour deux ans, comme convenu nous allions bénéficier à la caserne Dupleix des permissions qui nous autoriseraient à suivre nos cours au conservatoire de Paris. Il y avait entre autres Jo Fabre, Antoine Baulo, Rémy – bien sûr – et une brochette d’autres copains tous très bons musiciens. Bernard Gérard, qui n’était pas « des nôtres » – un pur ch’timi de Louveau –, le devint très vite. Il avait à son actif un premier prix de composition au conservatoire de Paris, ainsi que le prix de Rome, consécration des enfants de Sainte-Cécile, comme chacun sait. Il était aussi caractériel que naïf, parfois même angélique, mais aussi tête de lard, il faut bien le dire, qu’il était talentueux et passionné de musique. Il écrivit à ma demande, quelques années plus tard, les arrangements de bon nombre de mes chansons, dont ceux de <i>Lily</i>. Il démontra ainsi que le dépouillement et le lyrisme peuvent faire bon ménage dans une orchestration, tout en respectant le caractère du récit. Il devint mon ami.</p>
<p>J’avais eu, moi, la chance de découvrir Paris quelques mois plus tôt en compagnie de mon prof de saxo à Toulouse, Jacques Cottenet. Tout comme elle le fit pour moi, la capitale avait totalement époustouflé mes copains. Je venais de les retrouver tous au pied de la sortie de métro Dupleix, à deux pas de la tour Eiffel. Dans un bistrot, nous tirions des plans sur la comète pour savoir de quelle façon nous allions nous organiser. Nous projetions de louer des chambrettes dans le quartier, en espérant y vivre durant les permes une vie parallèle à celle de la caserne où nous nous préparions tous à entrer le lendemain. Nous nous donnâmes donc rendez-vous au même endroit le soir même, afin de dîner ensemble dans une brasserie du quartier.</p>
<p>Malheureusement, je ne retrouvai le soir que deux de mes copains – Antoine et Rémy – au seuil de la sortie Dupleix. Les autres – nous l’apprîmes plus tard –, n’ayant retenu que le nom de la publicité placée au fronton de l’entrée du métro, cherchèrent en vain la station « Saint-Raphaël » où nous nous étions vus le matin même.</p>
<p>Franchir le seuil d’entrée de cette caserne ne me transporta pas vraiment de joie. Cette immense cour – glaciale à traverser dans la bise hivernale – était cernée de bâtiments militaires typiques, bâtis probablement plus d’un siècle auparavant. Tout au fond, deux d’entre eux n’étaient séparés que d’une trentaine de mètres : celui de la Musique – l’« har-monie » – et celui de la Fanfare – qui abritait les clairons et tambours.</p>
<p>Un lit nous fut attribué dans l’un des trois ou quatre dortoirs qui abriteraient chacun le sommeil d’une bonne quinzaine d’entre nous. Un petit placard en bois auprès de la tête de lit était censé recueillir notre paquetage et, pour certains, les incontournables photos de filles nues punaisées derrière la porte. Pour ma part, hormis le classique treillis et la tenue de défilé et de concert – qui était aussi celle de sortie –, je ne fouillais jamais mon paquetage. J’ignorai ainsi jusqu’à la fin qu’il contenait des croquenots, une gamelle ou que sais-je d’autre, dont j’avais décidé une fois pour toutes qu’il n’était pas question pour moi de les utiliser.</p>
<p>Le chef de musique, le capitaine Dayris, flanqué du sous-chef, l’adjudant que l’on surnomma très vite « Jujube » (symbole de la mollesse !), nous expliqua le futur déroulement de nos occupations quotidiennes. Bénéficiant d’un statut privilégié qui nous distinguait de « ceux de la compagnie », nous étions – à la Musique – dispensés de « faire nos classes ». Pas de marches avec paquetage sur le dos, ni de maniements d’armes, etc. En revanche, certaines corvées relatives à l’entretien des chambrées notamment, ou parfois certains « piquets de sécurité » (gardes de nuit dans le dortoir sans rien faire d’autre que de lire ou jouer à la belote !) nous seraient imposés à tour de rôle de façon hebdomadaire. Ceux qui avaient des rendez-vous « importants » ces nuits-là pouvaient aisément se faire remplacer par des copains, moyennant quelques paquets de tabac ou de cigarettes de marque « Troupe » attribués chaque mois avec le « prêt ».</p>
<p>Les « répétitions » seraient quasiment quotidiennes. Les concerts, eux, se dérouleraient indifféremment les samedis après-midi, les dimanches ou parfois même quatre ou cinq soirées d’affilée lors des « Nuits de l’armée » par exemple, et cela aussi bien au palais des Sports à Paris qu’à Lyon ou à Marseille. Ceux d’entre nous qui le souhaitaient pourraient donc suivre leurs cours au conservatoire de Paris s’ils avaient été admis, bien sûr, au concours d’entrée.</p>
<p>À peine avions-nous pris nos quartiers à Dupleix que nous mîmes immédiatement sur pied un orchestre de jazz d’une quinzaine de musiciens. Du fameux <i>In The Mood</i> de Glenn Miller aux répertoires d’Armstrong ou de Duke Ellington, tout y passait ! Hélas, le brio qui caractérisa nos concerts de jazz ne convainquit-il pas tout naturellement le colonel Frutière – commandant de la caserne – de nous engager pour jouer aussi tangos, valses et paso-doble au cercle militaire de la place Saint-Augustin ?!… Logique, non ? pour un orchestre de jazz ! Chaque semaine, en effet, de vieilles badernes de colonels et autres généraux venaient faire danser leurs jeunes femmes – ou maîtresses – en robe longue, sous laquelle s’agitait parfois une cuisse légère. Comment oublier la croustillante histoire, à ce propos, de notre copain Lucien – Lulu ! –, brillant trompettiste et bassiste au sein de notre orchestre de jazz. Son sourire illuminé de quelques rutilantes dents en or avait le don de séduire les femmes aussi facilement qu’il sortait un <i>contre-ut</i> de sa trompette ! Une jolie brune qui, durant trois danses, en soupirant d’ennui dans les bras de son commandant, n’avait cessé de faire les yeux doux à notre beau Lucien, sur un petit signe de lui, vint discrètement le rejoindre derrière la scène sur laquelle nous jouions. Ils firent leur « petite affaire » sous l’estrade même où nous jouions un tango qui fut sans aucun doute le plus long morceau de la soirée. Ne devions-nous pas décemment laisser le temps à ces « amoureux » de mettre un terme à leurs ébats ? Ne fallait-il pas, de même, tous ensemble « monter le son » jusqu’au <i>fortissimo</i> lorsqu’il devenait souhaitable que les cris de naufragée de la demoiselle ne fussent entendus de tous les danseurs, y compris de l’infortuné mari ? Sacré Lulu !</p>
<p>Un jour, me voyant tout seul apprendre la guitare dans la chambrée, c’est un copain flûtiste (un très bon !) qui m’a donné l’adresse d’un professeur de guitare classique, « un peu bougon », m’avait-il dit. Mais il avait ajouté :</p>
<p>– Malgré cela, tu verras, c’est une pointure et, finalement, il est plutôt très gentil !</p>
<p>C’était vrai. Il était titulaire – dans le jargon des musiciens, on dit : « il avait la chaise » – du pupitre de guitare classique à l’Opéra. Il m’apprit les rudiments de cet instrument tant que je fus en mesure de lui payer des leçons, hélas un peu trop chères pour ma bourse. Cela me permit de m’accompagner moi-même. Encouragé par les copains, j’interprétais parfois, face au public de notre orchestre de jazz, quelques naïves bluettes de ma composition dont je n’ai d’ailleurs plus le moindre souvenir aujourd’hui. Paradoxalement – mais je l’ignorais alors –, ce n’est pas du saxophone que j’allais jouer toute ma vie, mais bien de la guitare… et en chantant !</p>
<p>Bien que soldat de deuxième classe, dans cette musique du Train fleuron de la caserne Dupleix, et bien que l’on m’eût attribué un lit dans ce dortoir au milieu des copains, j’escomptais bien ne pas dormir souvent en ces lieux. En fait, je ne le fis presque jamais car nous avions aussi le privilège d’obtenir d’assez fréquentes permissions.</p>
<p>En ce temps-là, lors d’un voyage à Paris – quelques mois avant d’entrer à Dupleix –, l’écrivain Paul Léautaud, le « sauvage » de Fontenay-aux-Roses, m’avait ouvert un jour la porte de sa maison.</p>
<p>Malgré un premier accueil plutôt désagréable, l’après-midi fut un enchantement. Je ne le quittai que tard le soir, après avoir passé des heures inoubliables en sa compagnie. J’étais encore imprégné en partant de ce tenace parfum d’urine animale ainsi que de celui de ses vieux livres poussiéreux. Ces fragrances chères aux bibliophiles ressemblaient un peu à celles de l’antre de monsieur Labadie, mon vieux libraire toulousain, lorsqu’il m’emmenait choisir des livres dans sa « cave réserve ». Dans le train du retour, les éclats de rire goguenards du vieil écrivain de Fontenay résonnaient encore dans ma tête.</p>
<p>À la suite de l’invitation bourrue qu’il m’avait lancée la première fois en me raccompagnant : « Revenez quand vous voudrez », j’étais retourné chez lui autant de fois que des permissions m’avaient été accordées à la caserne. Lorsqu’elles m’étaient refusées – ce qui arrivait parfois –, je sortais tout de même en fausse perme, et l’on verra que cela ne me réussit guère. Je parvins néanmoins à rendre visite régulièrement à mon mentor de 1954 à 1956.</p>
<p>Au bout d’un premier trimestre bien rempli de concerts ou d’inaugurations diverses qui m’avaient fréquemment éloigné de Paris – et donc de Léautaud –, nous reprîmes allègrement à la caserne le bon train-train des répétitions quotidiennes.</p>
<p>Avant de quitter Toulouse, mademoiselle Talourd – ma prof de comédie –, à qui j’avais fait part de mon intention de me présenter au conservatoire de Paris en classe de déclamation, m’avait donné l’adresse d’un professeur de comédie qui habitait à Montparnasse. Cet ancien collègue à elle, comédien au théâtre de l’Odéon, en acceptant de me donner quelques leçons me permit « d’affiner » mon jeu, dans le rôle de Sosie, avant d’affronter le concours d’entrée. C’est en effet la scène principale de ce personnage de Molière dans <i>Amphitryon</i> que je me proposais de donner au concours, car j’avais bien l’intention de tenter ma chance.</p>
<p>Plus de neuf cents candidats s’y présentaient. Le jury dut en auditionner plus de trois cents ce jour-là. Neuf places étaient disponibles en tout et pour tout. Sosie est mort de peur lors de sa première tirade lorsqu’il dit : « Qui va là ?… Ma peur à chaque pas s’accroît… » Eh bien, moi, je l’étais aussi mort de peur. Les membres du jury m’écoutèrent à peine une minute – au même titre que les autres comédiens en herbe –, avant de passer au suivant. Je fus recalé lamentablement. Mon nouveau et éphémère professeur était très ami avec la grande actrice du Théâtre-Français Béatrix Dussane, qui faisait partie du jury. Elle dirigeait elle-même d’ailleurs une classe au conservatoire. Ne se souvenant plus vraiment de mon furtif passage deux heures auparavant, elle dit à mon « prof » curieux de savoir si j’étais reçu ou recalé :</p>
<p>– Je pense que ton poulain a dû se faire étendre. En ce qui me concerne, je vais te dire ce que j’ai annoté à son propos…</p>
<p>Elle compulsa ses notes et lui lut tout haut son appréciation me concernant : « Trop music-hall ! » Si cette dame avait su à quel point l’avenir allait lui donner raison ! C’était donc mon premier échec. La déclamation n’était désormais plus au programme pour moi, tout au moins momentanément. Quant à mon deuxième « raté », l’incident « fatidique », celui qui fit sans doute bifurquer totalement mon destin, ainsi que je l’ai dit, fut certainement dû au fait que j’étais en prison. Oui, j’étais prisonnier à la caserne, le jour même où j’aurais dû me présenter au concours d’entrée au conservatoire, mais cette fois, en classe de saxophone.</p>
<p>Le grand Marcel Mule – le « pape » du saxophone –, qui avait été lui-même le professeur de mon prof Jacques Cottenet au conservatoire de Paris, avait pourtant dit à ce dernier après m’avoir entendu jouer mon concerto chez lui à Paris, quelques mois auparavant :</p>
<p>– S’il joue comme cela au concours d’entrée, il sera reçu dans ma classe. Au pire, s’il y a trop de candidats et s’il n’est pas accepté en tant qu’élève, je le prendrai en « auditeur » la première année.</p>
<p>En effet, devenir élève automatiquement l’année suivante lorsqu’on a été reçu en tant qu’« auditeur » était alors une pratique courante. Cottenet, donc, n’était pas peu fier d’avoir « virtuellement » réussi « l’exploit » de faire admettre son premier élève au conservatoire de Paris. Il attendait, confiant désormais, la confirmation de mon concours d’entrée. Car dans son esprit – comme dans le mien – l’affaire était entendue. Le pauvre dut être bien déçu.</p>
<p>Mon erreur fatale fut de me faire prendre en fausse perme – que j’avais signée moi-même –, au poste de police de la caserne en revenant de Fontenay-aux-Roses. Je n’avais commis ce faux que pour me rendre chez Léautaud, la veille du jour fatidique du concours d’entrée. Au lieu donc d’aller passer mon concours, voilà que je comptais bêtement les mouches au plafond de la prison, au milieu de quelques ivrognes qui jouaient à la belote avec des illettrés.</p>
<p>Aurais-je depuis cinquante ans écrit près de quatre cents chansons et chanté dans des milliers de théâtres si, au bout de trois ans d’études supplémentaires, j’avais obtenu un premier prix de saxophone au conservatoire de Paris ? Serais-je à mon tour devenu professeur comme ce bon monsieur Cottenet ? Pourquoi pas, bien sûr ! <i>« ¿Quién sabe ? »</i>, comme disait le grand Goya.</p>
</dev>
</chap>
<chap>
<tit>Mon pigeonnier – Françoise –<br></br>(Je lui plus. Elle me plut. Nous nous plûmes !)</tit>
<dev>
<p>Hormis les rares nuits où je dormais à la caserne, je passais la plupart des autres dans une petite chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble sous les toits de Paris dans le dix-septième arrondissement. L’« instigateur » de cette « installation » dans mon « pigeonnier » n’était autre que mon copain le comédien Marc Eyraud. Deux ans auparavant, dans <i>Roméo et Juliette</i>, il avait joué frère Jean à mes côtés dans la troupe du Grenier de Toulouse. Son talent, la marginalité de son caractère fantasque, son humour décapant et sa générosité naturelle nous avaient peu à peu rapprochés. Il savait pertinemment que je devais accomplir bientôt mon service militaire à Paris. Sachant aussi que je comptais bien dans la foulée me présenter au conservatoire, il m’avait dit :</p>
<p>– Quand tu viendras dans la capitale, tu vas sans doute avoir besoin d’une chambre, non ?</p>
<p>– Cela me semble tout indiqué, lui avais-je répondu, car je n’ai nullement l’intention de dormir à la caserne.</p>
<p>– Je peux te mettre sur un bon coup. Je connais une chambre de bonne qui s’est libérée depuis peu. Elle est située chez un bourgeois dans le dix-septième arrondissement. Tu diras au proprio que tu viens de la part de Frédéric Dupont, ça marchera. Il ne te prendra pas cher. Ce qu’il ne veut pas, c’est louer à un voyou. Il n’aime pas les voyous. Il a déjà été arnaqué. Ne dis pas que tu es comédien, il se méfie d’eux. À dire vrai, il a horreur des comédiens ! Pour lui ce sont tous des voyous ! Toi, y a pas de danger qu’il te prenne pour un voyou. Si tu dis que tu es musicien, c’est dans la poche.</p>
<p>– Mais c’est qui, ce Dupont-là ? demandai-je, inquiet.</p>
<p>– Ne te fais pas de souci, c’est un des très bons amis de Ducloux.</p>
<p>– Mais… tu le connais, toi, ce type ?</p>
<p>– Moi, pas du tout. Mais il voyage beaucoup. Il n’est pas souvent là. Si tu dis au bourgeois que c’est lui qui t’envoie, je t’affirme que c’est sûr, il te louera la chambre.</p>
<p>– Mais, le jour où ils vont se rencontrer… et qu’il découvrira le pot aux roses ?</p>
<p>– T’inquiète !</p>
<p>Facile à dire…</p>
<p>Monsieur Ducloux, un grand monsieur distingué sorti tout droit d’une gravure de mode des années 1930, me reçut dans le vaste salon de son appartement cossu de deux cents mètres carrés situé au premier étage d’un immeuble résidentiel. Posé sur une impressionnante table basse Napoléon III, un gigantesque puzzle avait l’air d’attendre qu’on en finisse une fois pour toutes. Le monsieur extirpa une montre oignon enchaînée à la poche de son gilet, gratifia le cadran d’un coup d’œil furtif avant de l’approcher de son oreille pour entendre son tic-tac rassurant. Non, je n’étais pas en retard. C’était bien. Monsieur Ducloux, dont la deuxième religion était sans doute la ponctualité, n’aimait pas les gens en retard. Il souligna cette précision d’un petit sourire sibyllin avant de demander tout à trac :</p>
<p>– Alors, comment va ce bon vieux Fred ?</p>
<p>– Euh… La dernière fois que je l’ai vu, il avait une mine florissante !</p>
<p>– Vous l’avez croisé au cheval, je présume ?</p>
<p>– Euh… Non, pas précisément… Dans un magasin.</p>
<p>– Tiens ! C’est lui qui fait ses courses à présent ?</p>
<p>– Enfin… À vrai dire, c’était dans une librairie…</p>
<p>– Ah ! Je comprends mieux…</p>
<p>– Oui… J’étais entré pour acquérir <i>Micromégas</i>, un ouvrage de Voltaire et…</p>
<p>– Ah ! Vous lisez de la littérature subversive ? Remarquez, c’est de votre âge, ça vous passera… Et, si j’ai bien compris, jeune homme, vous venez à Paris pour y faire votre service militaire… C’est ça ? Et vous êtes… ?</p>
<p>– Musicien.</p>
<p>– Musicien… Tiens !</p>
<p>– Oui, monsieur. Dans la musique du Train, à la caserne Dupleix. Je dois me présenter de plus au conservatoire en classe de saxophone. Le professeur Marcel Mule, devant lequel j’ai joué un concerto il y a quelques semaines de cela, m’a assuré qu’il m’accepterait dans sa classe dès la rentrée de cette année.</p>
<p>– Mazette… Marcel Mule, c’est une sacrée référence ! Et vous voulez donc vous diriger vers une carrière de musicien classique ?</p>
<p>– Tout à fait.</p>
<p>– Et devenir peut-être à votre tour professeur ?</p>
<p>– Pourquoi pas ?</p>
<p>– Tout cela me semble être un bon programme. Eh bien, je vais vous guider jusqu’à votre chambrette mansardée. Vous me direz si elle vous convient. Trois tabatières à béquille crantée s’ouvrent sur l’extérieur, elles vous offriront une grande lumière. L’une donne sur l’avenue de Villiers, les deux autres comme vous pouvez le voir sur la place Pereire. Il n’y a pas de chauffage. Je pense que, vu le volume de la pièce, un petit radiateur électrique devrait vous suffire. Il va de soi qu’une caution sera garante d’une propreté sans faille ainsi que des risques de déprédations qui me semblent bien minces en ce qui vous concerne. Néanmoins, si le loyer est peu élevé – cinq mille francs par mois <i>(anciens, cela va de soi !)</i> –, la caution, elle, est de trente mille francs <i>(une fortune ! mais j’étais prévenu par Marc)</i> que je vous restituerai bien entendu le jour où vous quitterez les lieux. Veuillez me suivre, s’il vous plaît. Aujourd’hui nous prendrons l’ascenseur jusqu’au cinquième étage. Nous n’atteindrons le sixième que par l’escalier de service. Mais désormais vous n’aurez droit d’emprunter que ce dernier pour vous rendre « chez vous », l’ascenseur étant exclusivement réservé aux propriétaires de l’immeuble. Mais… vous êtes jeune !</p>
<p>– Bien, monsieur.</p>
<p>Les quinze mètres carrés de ma chambre, meublée en tout et pour tout d’un lit en cent vingt centimètres de largeur, d’une chaise et d’une petite table de bois, m’apparurent tel un véritable palace. La béatitude qui se lisait dans mes yeux amusa un instant mon propriétaire.</p>
<p>– Cela vous plaît ?</p>
<p>– C’est tout ce qu’il me faut, monsieur Ducloux. Voici le montant de ce que je vous dois, y compris la caution. Tout est dans l’enveloppe.</p>
<p>Il vérifia soigneusement avant de me préciser que dorénavant je devrais impérativement déposer mon loyer chez lui en espèces et en main propre le premier de chaque mois. Il consulta encore une fois sa montre et me laissa les clés avec un double.</p>
<p>– Ah ! au fait, les commodités sont dans le couloir !</p>
<p>Je me retrouvais locataire, assis au bord du lit, songeur… heureux… et fauché comme les blés !</p>
<p>Ce n’est que quelques mois plus tard que le destin vint à nouveau frapper à ma porte. Je savourais chaque jour un peu plus la prise de possession de cet endroit magique. Dans ce lieu bien à moi, je pouvais désormais dormir, lire et faire ma toilette car il y avait même un lavabo. J’y écoutais bien sûr du jazz ou des chansons. Oubliant la caserne, j’y rêvassais aussi tout à mon aise en grattant de temps à autre ma guitare.</p>
<p>Un beau jour, transpirant, tout aussi timide qu’il l’était lorsque je l’ai connu, avec cette réserve de docte éfendi qui le caractérisait, je vis arriver, souriant, mon ami Lévy. Il avait joué en classe de comédie au conservatoire à Toulouse, il y avait quelques mois de cela, le personnage de Créon, roi de Thèbes, avant que je ne donne à mon tour une scène de <i>Théodore cherche des allumettes</i> de Courteline devant mademoiselle Talourd.</p>
<p>– Mais dis donc, c’est le paradis, ici ! C’est Rémy qui m’a donné ton adresse. Tu arrives au moins à obtenir des permes pour y passer quelques nuits de temps en temps ?</p>
<p>– Sans problème.</p>
<p>– Moi aussi, je suis à Paris depuis quelques mois… Je n’y fais pas mon service militaire, mais je continue d’apprendre le théâtre. Je fais quelques figurations au cinéma… Ça met un peu de beurre dans les épinards. Si cela t’intéresse, je peux te mettre sur des coups. Tu verras, c’est pas mal payé !</p>
<p>Encore un qui voulait me mettre sur des coups ! Décidé-ment ! J’acceptais volontiers, pensant bien évidemment à l’hypothétique prochaine échéance de mon loyer.</p>
<p>– Je connais une fille qui apprend aussi le théâtre, elle est au même cours que moi, le cours Simon. Je lui ai parlé de toi…</p>
<p>– De moi ? Mais pourquoi de moi ?</p>
<p>– Elle m’a fait une dissertation sur García Lorca en long en large et en travers… Elle adore aussi Prévert, Queneau, Cocteau et évidemment Brassens. Elle fait partie d’un cercle de poètes plus ou moins parrainé par Jean Rousselot… Bref, comme je lui ai dit que vous aviez à peu près les mêmes « mauvais goûts », précisa-t-il en riant, il était normal qu’elle veuille te rencontrer. Elle écrit elle-même des poèmes intéressants… Enfin, je te la présenterai quand tu voudras. Tu verras, elle est très mignonne… mais elle est mariée.</p>
<p>– Et fidèle ! ajoutai-je en éclatant de rire !</p>
<p>– Ça, je l’ignore. C’est juste une bonne copine.</p>
<p>Elle s’appelait Françoise Lô. Elle devait avoir à peine vingt-trois ou vingt-quatre ans. Elle était intelligente, agréable à regarder et plutôt timide malgré un tempérament délibérément libertaire. Elle parlait du célèbre anarchiste Louis Lecoin avec passion et grand respect. Née d’une mère française et d’un père chinois, cette sorte de pudeur tout eurasienne qui semblait émaner d’elle luttait à l’évidence avec une faconde tout occidentale qui, débondée soudain, la rendait bavarde comme une pie.</p>
<p>Je pense que je lui plus. Elle me plut. Nous nous plûmes. Elle repartit ce jour-là prendre le train de banlieue qui la ramena sagement chez son mari. Nous nous tutoyâmes lorsqu’elle s’en alla. Elle me dit, en me serrant la main :</p>
<p>– Si tu veux, on se reverra. Et si tu repars à Fontenay-aux-Roses pour y voir Léautaud d’ici là, tu me raconteras…</p>
<p>– Promis juré.</p>
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<tit>Georges et Puppchen</tit>
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<p>J’allais à présent régulièrement chez le terrifiant vieil original depuis mon arrivée à Dupleix. J’allais aussi voir Georges Brassens, je devrais plutôt dire « revoir » Georges, rencontré déjà au théâtre des Trois Baudets trois ans aupa-ravant, au terme d’une folle équipée évoquée dans mon précédent ouvrage. Alors en classe de déclamation au conservatoire de Toulouse, nous étions quatre copains raides dingues de <i>La Mauvaise Réputation</i> et du <i>Gorille</i>. Nous étions donc partis ensemble pour une magnifique échappée belle vers Paris, le théâtre des Trois Baudets où débutait Georges qui devint mon ami.</p>
<p>Après notre retour, je lui avais écrit chez lui à l’impasse Florimont.</p>
<p>Il m’avait répondu quelques jours plus tard à Toulouse. « Mon petit vieux, j’ai trop de choses sur le dos, Bobino en plus, voilà pourquoi tu n’as pas eu de nouvelles. Viens me voir quand tu arriveras à Paris. »</p>
<p>Ayant à présent les moyens de délaisser les boîtes où il s’ennuyait si fort, il chantait depuis quelques jours <i>Le Gorille </i>et <i>Le Parapluie</i> – entre autres – à Bobino. Il se produisait aussi à La Mutualité pour le « Gala des PTT » ou pour soutenir « les anars », ou encore en d’autres lieux alors inconnus pour moi. Sa compagne, Puppchen, la plupart du temps, m’en informait à l’avance. Nous n’étions souvent que tous deux pour encourager l’artiste avant qu’il n’entrât en scène mort de trac. Sous la fine cravate en tricot noir qui lui enserrait le cou autour de la chemise blanche, il transpirait abondamment dès le deuxième couplet des <i>Amoureux des bancs publics</i>. La sueur plein les yeux, il s’ébrouait entre deux chansons, ainsi que le font les chevaux qui viennent de boire ou les labradors sortant de l’eau.</p>
<p>Il maugréait sous sa grosse moustache et les quelques « confidentiels » jurons volatils qui d’entre ses dents s’échappaient vers les cintres du théâtre semblaient le soulager. Il demandait en sortant de scène, après les rappels qui souvent tournaient vite court, il faut bien en convenir :</p>
<p>– Comment c’était ?</p>
<p>– De mieux en mieux, Georges, l’encouragions-nous. En tout cas, toi, tu étais bien mieux qu’hier… et la salle aussi ! <i>Le Mauvais Sujet repenti</i> ne les avait pas fait marrer hier, tandis qu’aujourd’hui… Ces observations, qui ne lui apprenaient pas grand-chose, avaient tout de même l’air de lui faire plaisir. Il semblait loin de maîtriser les arcanes de la psychologie d’un public qui venait l’entendre et le voir encore un peu comme une bête curieuse.</p>
<p>Entretenant soigneusement son allure bougonne, il n’était pas fâché au fond de passer quelque peu pour un sauvage alors que sa vraie nature, affable, dénotait aussi et plutôt une inclination à l’espièglerie. Dans sa loge, après qu’il eut accordé sa guitare et pour chauffer ses cordes vocales, nous entonnions souvent à tue-tête des chansons de corps de garde qu’il affectionnait particulièrement. Il ne les avait sans doute jamais chantées lui-même en public. Il les aurait tout de même bien enregistrées sans la maman Elvira qui avait toujours vu « les gros mots » d’un très mauvais œil.</p>
<stroplg>
<verslg>
<i>Mais ma fille ma pauvre fille</i></verslg>
<verslg>
<i>Dans cette maison qu’y feras-tu ? (Bis)</i></verslg>
<bl v="1" />
<verslg>
<i>J’y jouerai de l’hélicon comme la lune</i></verslg>
<verslg>
<i>Et du cornet à pistons comme les autres font.</i></verslg>
</stroplg>
<p>Ces deux derniers vers que nous inventâmes au débotté, faute d’avoir retrouvé de mémoire les paroles exactes de <i>Oh ! ma mère</i>, que je viens d’enregistrer moi-même plus de cinquante ans plus tard, nous avaient fait éclater de rire !</p>
<p>Celle-ci n’était pas bien méchante, et apparemment cela le réjouissait fort. En revanche lorsqu’il chantait, pour me les apprendre, les paroles du <i>Curé Pineau</i>, du <i>Grand Vicaire</i> ou celles du <i>Wagon de pines</i>, Puppchen, morte de rire, s’empressait de fermer la porte de la loge. Les deux dents de lait qui trônaient alors au beau milieu de l’arcade dentaire inférieure de mon copain rendaient son sourire encore plus irrésistible. L’animal ne se privait pas d’en jouer.</p>
<p>J’avais dit quelques bribes de tous ces moments privilégiés à Françoise ainsi que, par ailleurs, l’émerveillement ressenti lors des visites que Léautaud m’avait autorisé à lui faire chez lui.</p>
<p>Lui détaillant par le menu ma dernière incursion à Fontenay, je lui racontai que, d’une étagère croulant sous les livres anciens, il avait extirpé ce jour-là le <i>Brulard</i> et les<i> Souvenirs d’égotisme</i> de Stendhal. Il me les avait offerts en disant simplement :</p>
<p>– Vous savez, ils m’avaient demandé, au <i>Mercure</i>, d’écrire la préface. Je l’ai fait. Stendhal, n’est-ce pas !…</p>
<p>– Mais, monsieur Léautaud, je ne sais si je peux, avais-je protesté.</p>
<p>Me coupant alors la parole, il m’avait dit :</p>
<p>– Prenez-les. Ils ne m’ont rien coûté, avait-il ajouté comme pour justifier son présent et mon acceptation.</p>
<p>J’expliquai aussi à Françoise la sorte de fascination qui avait été la mienne lorsque je l’observais, en écoutant religieusement les poèmes de Baudelaire, de Verlaine ou d’Apollinaire qu’il distillait de sa voix grave pleine d’émotion. Coincé entre lui et la cheminée sur laquelle trônait le buste de Diderot, j’avais caressé ce jour-là en grimaçant le gros chat Jaunet qui faisait voluptueusement ses griffes dans l’emmanchure de ma veste de velours côtelé noir.</p>
<p>Apparemment, cet univers avait quelque peu fasciné aussi Françoise, puisqu’elle revint me visiter quelques jours plus tard dans mon pigeonnier. Elle y était entrée avant moi car je lui avais laissé une clé « au cas où ». Toujours bons camarades, nous égrenions en les comparant nos multiples goûts communs. Le jazz, bien sûr, ainsi que la fine cuisine et les auteurs français et américains y tenaient une bonne place.</p>
<p>Elle venait ainsi me surprendre dans ma tanière, étonnée elle-même de ne pas me trouver là lorsque les impératifs de la caserne m’avaient appelé à un concert.</p>
<p>– Tu n’étais pas là, avant-hier, dit-elle.</p>
<p>– Non, je jouais dans <i>La Flûte enchantée</i> sous le kiosque d’un jardin public du quinzième arrondissement, devant une foule bon enfant et quelques généraux d’un âge canonique censés aimer la musique classique en général… et Mozart en particulier.</p>
<p>– Je repasserai sans doute dimanche après-midi.</p>
<p>– Je serai absent. J’irai voir Georges en matinée à Bobino.</p>
<p>– Chouette ! Emmène-moi avec toi. Tu me le présenteras ?</p>
<p>– Pas de problème.</p>
<p>Le dimanche suivant, nous allâmes voir Georges. Le charme de mon copain opéra comme à l’accoutumée. Elle repartit totalement emballée par l’homme, évidemment par son charme et par la colossale présence qui émanait de lui sur la scène.</p>
<p>Après l’avoir raccompagnée en métro jusqu’à la gare du Nord, elle m’embrassa cette fois-ci furtivement sur la joue et me dit : « À bientôt. »</p>
<p>Le lendemain, à neuf heures du matin, je dormais encore à poings fermés. Elle, non. Elle était dans mon lit, totalement éveillée. Elle s’y complut apparemment puisqu’elle y resta durant quelques années de vache enragée… et de succès pour le moins inattendu.</p>
<p>Françoise, dès lors, rentrait dans sa banlieue quand ça lui chantait, au grand dam de son mari. Ce dernier prenait plutôt mal la chose, subodorant bien sûr – les absences s’accumulant – qu’il y avait anguille sous roche. Il dessinait, était peintre à ses heures mais était avant tout, je crois, professeur de français.</p>
<p>Elle, de son côté, écrivait des poèmes et étudiait le théâtre au cours Simon, ainsi que me l’avait appris mon copain Lévy. Sortant d’hypokhâgne, son bagage littéraire, auquel ne pouvait guère se comparer le mien – autodidacte pur jus –, m’impressionnait beaucoup. J’écrivais quant à moi de petits poèmes surréalistes, un peu déjantés, qui, loin de lui déplaire, l’amusaient beaucoup. L’innocente inconscience qui caractérisa si souvent par la suite mes plus folles entreprises me poussa même à ce moment-là à commencer l’écriture d’une pièce de théâtre. Téméraire, inconscient, étais-je les deux à vingt ans ? Mais après tout, qu’avais-je à perdre, sinon mes illusions ? Et de ce côté-là, je n’en avais guère ! Le souvenir de la maison de la famille Ausset qui avait recueilli et élevé mon grand-père Gustave – que je ne connus pas – m’inspira l’histoire qui se déroulait en plein causse aride du Lot avec les personnages assortis au décor.</p>
<p>La pièce s’appelait <i>La Colline aux genièvres</i>. Je connus alors tout à fait par hasard un certain monsieur Robert qui s’occupait de promouvoir des spectacles dans les sanatoriums (prédestinée ?). Produisant lui-même une revue, <i>Arts et sanas</i>, il se proposa de m’aider financièrement à monter ma pièce pour une soirée unique dans un théâtre parisien qui s’appelait L’Apollo. J’assurais la distribution des rôles – sept ou huit en tout – ainsi que la mise en scène, la réali-sation des décors… Bref, de A à Z, je devais « assurer ». Le bénéfice de la soirée irait évidemment dans la cagnotte de la revue <i>Arts et sanas,</i> pour laquelle nous pourrions ensuite entreprendre une tournée en jouant dans les sanatoriums devant les malades. Pourquoi pas ? En outre, je dois préciser que pour éviter tout ennui cette fois-ci, j’avais obtenu l’autorisation du capitaine chef de musique de « jouer une pièce à Paris ».</p>
<p>– Et quelle pièce allez-vous donc jouer ?</p>
<p>– La mienne !</p>
<p>Je ne raconte cela que parce que cette aventure où j’apparaissais pour la première fois en tant qu’auteur fut une entreprise exaltante. Le poids, hélas, en était sans doute un peu trop lourd pour mes frêles épaules. Cinq copains comédiens que nous fréquentions alors – Jo l’Allemande, baba cool avant l’heure ; la douce Hélène, qui tenait une petite blanchisserie près de la rue de Clichy ; l’espiègle Louise ; Gérard le Toulousain ; le petit Bibi –, Françoise et moi-même avions vaillamment assumé chacun notre rôle pour cette soirée unique dans tous les sens du terme.</p>
<p>Les décors furent peints avec brio par le mari de Françoise en personne. Mais oui ! C’était un garçon plutôt talentueux et très sympathique. Évidemment, il ne cessa de me battre froid durant toute cette folle et courte aventure théâtrale. Le contraire eût été étonnant. Une bonne critique fut diffusée le lendemain à la radio nationale – sans doute Paris-Inter – par André Chanu (comédien lui-même et voix célèbre d’animateur de radio). Cette expérience d’auteur dramatique demeura cependant sans lendemain. Cela m’avait au moins appris que l’écriture était une entreprise passionnante ainsi qu’une demoiselle pas facile à courtiser.</p>
<p>C’est grâce à de petits bals occasionnels et – avec Françoise – à ces fameuses figurations même pas « intelligentes » que nous faisions, procurées par notre ami Lévy, que je parvenais à payer mon loyer. Nous pouvions améliorer ainsi les sempiternels plats de pâtes et de riz à l’eau que nous avions grand mal à nous offrir lors de nos maigres agapes à la mansarde. J’étais alors perpétuellement affamé. Une simple bouteille de côtes-du-rhône et une montagne de pâtes au beurre représentaient en ce temps-là le summum du gueuleton que nous rêvions de faire au moins une fois par semaine. Cette faim-là allait durer plus longtemps que nous le pensions.</p>
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<tit>Musicien-soldat</tit>
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<p>Cette « musique du Train » dans laquelle je m’étais engagé pour deux ans était une harmonie fameuse et très cotée. Nous jouions fréquemment lors d’inaugurations de villes normandes – Saint-Jean-Croix-de-Vie, Condé-sur-Noireau, etc. – reconstruites après les bombardements de 1944 et les sanglantes batailles du débarquement. Nous allions également, après avoir défilé derrière la clique des tambours et clairons sur les Champs-Élysées, jouer sous l’Arc de triomphe (ô joie !) afin d’y ranimer la flamme du soldat inconnu. Nous allions jouer aussi dans des cours de casernes, lors de prises d’armes, par un froid sibérien, en blouson – sans capote, pour paraître moins « lourdauds » (capitaine <i>dixit</i> !).</p>
<p>Nous attendîmes un matin, une heure durant, par moins dix degrés, un général qui devait assister à la montée des couleurs, dans la cour de la caserne Mortier. Son chauffeur l’amena en limousine au pied du mât. L’étoilé descendit de sa voiture, salua le drapeau tricolore le temps de la montée des couleurs et, s’engouffrant dans sa belle auto, nous laissa continuer de nous frigorifier au garde-à-vous, les doigts gelés posés sur les touches de nos instruments de musique. Après qu’une bonne dizaine d’entre nous furent tombés évanouis en lâchant leur « biniou », le capitaine fit enfin rompre les rangs.</p>
<p>– Allez au mess vous réchauffer, bande de femmelettes, dit-il généreusement, vous avez l’air d’en avoir besoin.</p>
<p>Un punch brûlant dans la salle surchauffée du mess nous attendait. Plus de vingt d’entre les rescapés tombèrent à leur tour évanouis, ne résistant pas aux quarante degrés d’écart de température avec l’extérieur. Devant une telle hécatombe, je préférai retourner <i>illico</i> dehors. Je tapais le sol de mes pieds glacés tout en soufflant sur mes doigts gourds. Grand bien m’en prit, car il y eut ce jour-là plus d’une vingtaine de musiciens de la clique et de l’harmonie qui finirent leur journée à l’hôpital. Nous nous sentîmes bien vengés lorsque l’adjudant nous apprit quelques jours plus tard que le capitaine avait lui aussi attrapé la crève ce jour-là. Il était cloué dans son lit. Il y resta trois semaines ! Durant près de vingt-quatre mois, ma vie militaire ne fut émaillée que de concerts, d’inaugurations et de cérémonies officielles à Paris ainsi qu’aux quatre coins de France.</p>
<p>Après quelques semaines passées sans être allé affronter la mauvaise humeur légendaire du vieil ermite, cela me semblait décidément trop long. Je partis donc chez lui un beau jour, en début d’après-midi. Dans le métro, en me rendant à la gare du Luxembourg afin d’y prendre le train pour Fontenay, j’appris la mort de l’écrivain par un communiqué laconique de quatre lignes dans <i>Combat</i>. C’est précisément de ce dernier journal acheté en partant que nous commentions si souvent les articles dès mon arrivée chez lui. Abasourdi, je passais une bonne demi-heure sur le banc d’une station, sans savoir que faire ni que penser d’un tel coup du sort. À vingt ans, je n’avais jamais imaginé une seconde qu’un tel homme puisse mourir.</p>
<p>« Arrêtez la musique », dit un jour le colonel Frutière, commandant en chef de la caserne. Et la musique s’arrêta.</p>
<p>Les conflits ayant finalement empiré et s’étant transformés en guerre en Algérie (bien qu’elle ne fût longtemps pas reconnue comme telle par le gouvernement français !), nous – les musiciens – fûmes donc retenus pour le moment en réserve au terme de ces deux années que nous venions d’accomplir. À cette date fatidique, la musique fut donc dissoute et les musiciens, au lieu de rentrer chez eux, furent « maintenus » et affectés à la compagnie, c’est-à-dire à l’armée du Train des équipages de Dupleix, avec une discipline et un état d’esprit dont les subtilités à nous les musiciens échappaient totalement.</p>
<p>Cette fameuse réserve dura cinq ou six mois pour les plus chanceux dont je fus. En effet, je ne sus jamais par quel miracle j’avais échappé à l’Algérie. Mon copain Rémy et quelques autres de la musique y partirent, eux, bel et bien. En attendant, les bleus arrivaient à la compagnie. Il fallut évidemment des instructeurs pour enseigner le maniement des armes à ces jeunes gens. C’est donc nous évidemment, « ceux de la Musique », qui fûmes chargés d’instruire la bleusaille à propos d’une discipline et de pratiques qui nous étaient totalement inconnues.</p>
<p>– Comment voulez-vous que j’apprenne cela aux nouveaux, je n’ai jamais manié un fusil, dis-je à notre lumineux nouvel adjudant. Je ne peux ni le monter, ni le démonter, ni même le charger, puisque nous n’avons jamais fait cela à la Musique. Nous n’avons jamais fait de classes !</p>
<p>– Veux pas savoir !… Ce que je sais, c’est qu’à la Musique vous étiez tous des tire-au-cul !</p>
<p>Pourtant, l’homme responsable de cette compagnie, l’aimable et plus raisonnable lieutenant Imbert, finit par me prendre en pitié. Ayant eu vent du total désarroi que j’affichais devant une séance d’instruction des bleus, il me fit affecter au ministère de la France d’outre-mer, rue La Boétie (c’est peut-être cela qui m’évita de partir dans les Aurès !). Là, sous les ordres d’une revêche quadragénaire, j’allais devoir apprendre à faire ce qu’elle-même appelait « une revue de presse ». Cette dame autoritaire – petite-fille d’un ancien prestigieux président du Conseil – avait à l’évidence grand plaisir à diriger ce bureau spécial au sein de ce ministère.</p>
<p>– Tous les jours, dès sept heures, le kiosque à journaux de la place Saint-Augustin est ouvert. Désormais, avait précisé la dame, vous y serez dès l’ouverture vous aussi. Vous y prendrez TOUS les journaux du matin. Il y en a une bonne vingtaine qui nous intéresse. Vous devrez cependant tous les consulter minutieusement en arrivant au bureau. Le kiosquier a déjà la liste. Vous n’aurez rien à payer. Il s’agira pour vous de trouver tous les articles ou commentaires plus ou moins importants concernant la guerre d’Indochine. Vous les découperez et les collerez chacun sur une feuille de papier pelure où vous inscrirez le nom du journal ainsi que la date. Lorsque vous aurez terminé, vous repasserez tout au peigne fin afin de ne rien oublier. Le moindre oubli peut avoir de graves conséquences pour tout le monde, y compris pour vous.</p>
<p>– Bien, madame !</p>
<p>– Ce n’est pas tout. Quand vous aurez tout collé et daté, vous retournerez au kiosque sans traîner en route. Vous y prendrez quatre exemplaires de plus de chaque journal dans lequel vous aurez relevé un article. Vous les découperez bien entendu dès votre retour au bureau et collerez ceux-là aussi avant de les dater. Chacun d’eux devra être traité en cinq exemplaires. Vous devrez ensuite ne remettre le tout qu’à moi personnellement. Après avoir tout vérifié, je vous donnerai la grande enveloppe sous scellés contenant tout cela. Sans perdre une minute, mon chauffeur vous amènera rue de Lille où vous les remettrez en main propre au commandant. Il vous attendra pour faire partir le tout d’urgence par la valise diplomatique. Il vous faudra avoir impérativement terminé avant treize heures. Vous recommencerez la même chose avec les journaux de l’après-midi. Rassurez-vous, ils sont moins nombreux. Exécution.</p>
<p>Je ne raconte cet épisode pénible de mon service militaire si atypique que pour souligner le sadique comportement de cette créature – caricature d’adjudant en jupon ! – qui terrorisait le petit monde qu’elle dirigeait. Humilier publiquement le petit personnel faisait à coup sûr partie de ses jubilations quotidiennes. Elle prenait un évident plaisir à rabrouer sa timide secrétaire lorsque cette dernière lui posait la moindre question.</p>
<p>– Madame, j’ai le colonel en ligne, puis-je vous le passer ?</p>
<p>– Évidemment, espèce de cruche, vous comptez le laisser mariner combien de temps au téléphone ?</p>
<p>Tous les matins, je revenais de chez le kiosquier avec mes journaux empilés dans un grand sac postal que je charriais jusqu’au premier étage. Entre sept heures vingt et sept heures vingt-cinq au plus tard, je laissais choir lourdement mon sac de quotidiens au pied de mon petit bureau. À sept heures trente, le téléphone sonnait.</p>
<p>– Alors, Perret, qu’avez-vous trouvé ?</p>
<p>– Mais… Rien, madame. Je ne suis arrivé que depuis cinq minutes !</p>
<p>– Je ne sais pas, moi, vous auriez pu commencer à sur-voler la presse. Voir au moins s’il y avait quelque papier important sur l’Indochine. Vous n’avez pas l’air de prendre beaucoup votre travail à cœur. Et puis vous pourriez vous presser un peu plus pour arriver au bureau, au lieu de traînasser en route.</p>
<p>– J’ai près d’un quart d’heure de marche avec ce sac de journaux qui pèse un âne mort, je peux vous assurer, madame, que je ne traîne pas.</p>
<p>– Cessez donc de faire le raisonneur, jeune homme, et mettez-vous au travail. Je vous rappellerai dans une heure.</p>
<p>Le deuxième jour, je demandai à Elvire, la secrétaire, qui arriva à neuf heures :</p>
<p>– Elle est tout le temps comme ça ?</p>
<p>– Oh ! Ne vous plaignez pas, avec vous elle est plutôt « gentille »… Elle vous trouve intelligent. Mais gare à vous si vous essayez de lui tenir tête, elle déteste cela. Elle a fait partir en Algérie celui que vous remplacez parce qu’il lui avait « manqué de respect ». C’est ce qu’elle a dit au colonel qui a aussitôt expédié ce pauvre type dans les Aurès.</p>
<p>– Et c’était vrai ? Il avait été impoli avec elle ?</p>
<p>– Mais non ! Elle le traitait tout le temps d’imbécile, et comme elle lui dit un jour : « Je parie que vous n’avez même pas votre certificat d’études », il lui répondit : « Tout le monde ne peut pas avoir fait Saint-Cyr. » La réplique fut jugée irrespectueuse par cette odieuse mégère qui crut percevoir là une moquerie. Cela coûta au malheureux un paradisiaque séjour dans le Djebel.</p>
<p>– Vous avez fait du bon travail ce matin, me dit-elle un jour.</p>
<p>Plutôt habitué à ses incessants reproches, je rétorquai :</p>
<p>– Une fois n’est pas coutume !</p>
<p>La réaction fut immédiate… et cinglante.</p>
<p>– Ne soyez pas insolent, mon petit Perret, cela pourrait vous coûter cher.</p>
<p>– Je ne l’ignore pas, madame.</p>
<p>– Et n’essayez pas d’avoir toujours le dernier mot. Avec moi, vous serez perdant à ce petit jeu.</p>
<p>Avancer à petits pas, sachant pertinemment que je travaillais sans filet, fut désormais mon seul souci. Contrarier cette dame était éminemment dangereux. Il était dorénavant souhaitable que je m’en souvienne.</p>
<p>Le harcèlement continuait cependant. J’avais beau suivre ses directives à la lettre, sans oser le moindre écart, ELLE GUETTAIT LA FAUTE. Ou, plutôt, ne souhaitait-elle pas elle-même la provoquer ? En tout cas, elle traquait la moindre de nos faiblesses.</p>
<p>– C’est bien d’écrire les titres des journaux en majuscules, mais tracez vos caractères en lettres plus grosses. On se crève les yeux à décrypter vos pattes de mouche !</p>
<p>– Bien, madame.</p>
<p>Le matin, elle épluchait elle aussi toute la presse. Le majordome l’avait remise à sa servante qui la lui apportait sur son lit après y avoir déposé aussi le plateau du petit déjeuner. C’est la secrétaire qui m’avait expliqué ce rituel. À sept heures et demie, de son lit, la mégère appelait à mon bureau :</p>
<p>– Vous êtes là ?</p>
<p>– Eh bien oui, madame !</p>
<p>– Bon. Vous n’avez encore rien fait, bien entendu !</p>
<p>– Non madame, pas encore.</p>
<p>– Cela m’aurait étonnée. Dites-vous bien pourtant, jeune homme, que vous n’êtes pas ici en villégiature !</p>
<p>Au bout d’un mois et demi de ces incessantes banderilles piquées avec volupté sur ma carcasse soumise, je décidai – pourquoi ? – de ne plus courber l’échine. Elle téléphona donc un lundi matin à sept heures vingt-huit comme à l’accoutumée. Assis à mon bureau en train de feuilleter <i>Le Figaro</i>, je décidai de ne pas répondre. La sonnerie tinta au moins quinze fois, puis mon bourreau raccrocha. À sept heures trente-cinq, rappel qui dura une bonne minute sans que je répondisse. À sept heures quarante-cinq, elle laissa (et je laissai) sonner deux minutes durant (c’est long !). À huit heures trente, elle arriva tel un ouragan.</p>
<p>– Perret ! hurla-t-elle. C’est à cette heure-ci que vous arrivez au bureau ?</p>
<p>– Non, madame. J’étais à l’heure à mon travail. Comme tous les matins d’ailleurs.</p>
<p>– Menteur !</p>
<p>– Pardon ?</p>
<p>– Oui, menteur ! Je vous ai appelé dix fois.</p>
<p>– Non, madame, trois fois.</p>
<p>– Comment ? Alors, vous étiez là ?</p>
<p>– Oui, madame.</p>
<p>– Et puis-je savoir pourquoi vous n’avez pas répondu ?</p>
<p>– Pour la bonne raison que je suis malade.</p>
<p>– Et de quoi souffrez-vous ? Vous n’avez pas vraiment l’air d’être malade.</p>
<p>– Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je SUIS malade.</p>
<p>– Et alors ? Qu’avez-vous ? Dites-le !</p>
<p>– Des maux de ventre qui m’empêchent de me déplacer quand je le souhaiterais.</p>
<p>– Et pour un simple petit mal au ventre, vous refusez de répondre au téléphone ?</p>
<p>– Ce n’était pas un simple mal au ventre, j’avais des coliques, si cela vous intéresse…</p>
<p>– Oh, je vous en prie, épargnez-moi les détails. Je persiste à dire cependant que ce n’est pas ÇA qui vous empêchait de répondre au téléphone.</p>
<p>– Si, madame !</p>
<p>– Comment osez-vous ?</p>
<p>À présent, mon bourreau en jupons écumait littéralement de rage :</p>
<p>– Espèce de petit insolent, grossier personnage… Vous allez me le payer… Et plus cher que vous ne le croyez, fit-elle en s’approchant de moi comme pour me défier.</p>
<p>Très doucement, mon regard planté dans le sien et un léger sourire au bord des lèvres, je lui dis :</p>
<p>– Madame… Je vous emmerde.</p>
<p>Saisissant alors à deux mains sur mon bureau la grosse pile de journaux, je la laissai choir à ses pieds :</p>
<p>– Courage, dis-je doucement, il n’y a plus qu’à les découper et à les dater !</p>
<p>Arrachant mon blouson pendu au portemanteau, je sortis <i>illico</i> et croisai dans l’escalier la secrétaire, qui me dit :</p>
<p>– Déjà, vous partez « à la valise » ? Vous avez fini ?</p>
<p>– Oui, pour moi, c’est fini, lui dis-je, et bien fini. Je ne pense pas que l’Algérie sera pire que cette mégère !</p>
<p>Totalement épouvantée, elle me dit :</p>
<p>– Vous l’avez envoyée aux fraises ?</p>
<p>Peu habitué à un tel langage de sa part, j’éclatai de rire :</p>
<p>– On peut dire ça.</p>
<p>– Méfiez-vous, crut-elle bon d’ajouter et, s’approchant de moi la main en paravent devant sa bouche : cette femme, c’est un venin. C’est une VRAIE SALOPE !</p>
<p>– Je crois que je m’en étais aperçu.</p>
<p>– Bonne chance !</p>
<p>– Bon courage à vous, Elvire. Mais méfiez-vous. À présent, elle n’est pas à prendre avec des pincettes… Et surtout, ne faites pas comme moi !</p>
<p>Pour calmer mon excitation, je m’en fus tout droit à pied vers la caserne Dupleix en ruminant l’étendue de mon infortune. Penaud, j’ouvris la bouche pour m’expliquer devant le lieutenant Imbert, ce dernier ne m’en laissa pas le temps :</p>
<p>– Ne vous fatiguez pas, je sais tout. J’ai dû écouter cette furie durant près d’une demi-heure au téléphone. Elle m’a dit que vous l’aviez insultée. J’ai du mal à le croire. Voulez-vous me raconter votre version ? De toute façon, vous avez tout de même dû y aller fort pour la mettre dans un état pareil.</p>
<p>Je lui racontai tout par le menu. Depuis le premier jour. Je ne lui avouais évidemment pas que c’était par représailles que je n’avais pas répondu à ses appels téléphoniques et non à cause de dérangements intestinaux. Je n’avouais pas non plus que je lui avais lancé un « Je vous emmerde » des plus insolents.</p>
<p>– Alors, elle veut ma peau, lui dis-je. Elle veut m’expédier en Algérie pour m’apprendre à vivre… ou à mourir ? C’est ça ?</p>
<p>– Comme vous y allez ! me dit Imbert que mon récit avait fait éclater de rire et catastrophé en même temps. Nous n’en sommes pas encore là. Certes, elle a le bras long. Si elle s’acharnait sur vous, elle pourrait certainement y arriver. Mais ça n’est pas cela qu’elle veut…</p>
<p>– Et que veut-elle, alors ?</p>
<p>– Elle veut vous RÉCUPÉRER !</p>
<p>– Quoi ?</p>
<p>– Oui, vous avez bien entendu. Elle vocifère contre vous, assurant que vous êtes une vraie « tête de cochon » ! Elle reconnaît par ailleurs qu’elle n’a jamais eu dans son bureau quelqu’un qui effectue un travail d’aussi bonne qualité. À l’entendre, votre revue de presse est parfaite. Toujours selon elle, vous êtes aussi vif et intelligent que vous pouvez vous montrer insolent et grossier. Je ne devrais pas vous le dire, mais elle n’a eu par ailleurs que des compliments au sujet de votre travail de la part du commandant de la rue de Lille. Ce qui lui plaît moins, c’est que le patron là-bas, justement, aurait bien souhaité vous intégrer lui aussi dans son service. Vous voyez que vous n’êtes pas encore en Algérie !</p>
<p>Je n’en croyais pas mes oreilles.</p>
<p>– Écoutez, mon lieutenant, dis-je à Imbert, d’après vous, il me reste encore combien de mois à accomplir ?</p>
<p>– Qui peut le dire ? Avec ces événements…</p>
<p>– En tout cas, même s’il n’en reste qu’un ou deux <i>(en réalité, je n’allais être libéré que trois mois plus tard)</i>, il est au-dessus de mes forces de reprendre mes galères quotidiennes avec cette harpie.</p>
<p>– Rassurez-vous, dit-il en riant, je ne vous renverrai pas chez elle. À moins qu’un ordre n’arrive de là-haut.</p>
<p>Oui, c’était bien là, le danger, l’épée de Damoclès brandie désormais sur ma tête. Ma persécutrice eut-elle des remords de s’être comportée ainsi ? J’en doute. Pourquoi ne donna-t-elle pas suite à ses menaces, cela, je ne le saurais jamais. En tout cas, si vous lisez un jour ces lignes, sachez, lieutenant Imbert, que la « tête de cochon » de ma « bourreautte » vous remercie bien.</p>
<p>À présent réintégré dans la compagnie à Dupleix, je parvins à me dégager là aussi de deux ou trois guêpiers, qui auraient pu me coûter encore une fois un séjour en taule. Grand merci à mon ami Jacques Allaire, sergent appelé de son état, qui me sauva la mise à plusieurs reprises. Grâce à lui, j’étais quasiment toujours en fausse perme. Dans cette compagnie, où je n’avais nulle envie de m’intégrer, le temps bénit des permissions quotidiennes à la musique du Train aujourd’hui dissoute était bel et bien révolu. Jacques, lui, me prévenait toujours s’il y avait un contrôle nocturne ino-piné, car c’est lui qui en était chargé par le lieutenant Imbert lui-même ! Mettant à profit ce privilège de liberté quasi quotidienne – sans doute à cause de mon imminente libération –, je faisais alors de la figuration dans certains films à gros budget où l’on avait toujours besoin de nombreux figurants. C’est ainsi que, pour un cachet de quinze mille francs (trois fois le prix de mon loyer !), je me suis retrouvé à Versailles à défiler en hussard de la garde, dans le film de Sacha Guitry <i>Si Paris m’était conté</i> qu’il tournait, je crois, après <i>Si Versailles m’était conté</i>. Pour un antimilitariste, c’était un comble. Quitter l’uniforme de tringlot pour revêtir celui de hussard de Napoléon, il fallait vraiment avoir besoin d’argent !</p>
<p>En sortant de ces vingt-neuf mois de galère, j’avais beaucoup appris de l’être humain. La générosité, le talent et l’amitié de ceux que j’avais connus avaient certes laissé des traces. Mais la veulerie et la bêtise de certains officiers, plus vrais que les caricatures que nous en connaissions, m’avaient, je l’avoue, réellement accablé.</p>
<p>J’avais toutefois été copieusement nourri de musiques on ne peut plus variées entre <i>La Petite Musique de nuit</i> et <i>Night in Tunisia</i>. Ce fut en quelque sorte mon seul réconfort. Aux « Nuits de l’armée », à Lyon, à Marseille ou à Paris, c’était toujours <i>Sémiramis</i> qui accompagnait les magnifiques chevaux dressés du Cadre noir de Saumur. Ils venaient faire d’éblouissantes démonstrations de leur art au palais des Sports de chacune de ces villes.</p>
<p>Durant deux ans, nous n’avons pas été peu fiers de « remplacer » la musique de la flotte, celle de l’air ou parfois même la musique de la garde républicaine, trop sollicitées pour pouvoir assumer toutes les demandes de concerts.</p>
<p>Malgré tout ce temps perdu, en analysant bien, en regard de ceux qui pratiquaient ces cauchemardesques séances de maniement d’armes et de marches forcées, j’étais heureux d’avoir accompli mon service de cette manière et d’avoir évité le pire. Je ne pus m’empêcher de penser aux malheureux qui avaient dû partir – comme Rémy ou mon frère Jeannot – avec pour mission de « casser du fellagha » en Algérie. Oui, comparé à ceux-là, j’avais été un vrai privilégié. J’étais cependant fou de joie de m’éloigner de l’armée et de cette obéissance aveugle à des crétins de carrière tels qu’étaient les trois quarts des officiers en ce temps-là. Cela laissera plus tard d’évidentes traces dans mes chansons telle <i>Le Service militaire</i> pour ne citer que celle-ci…</p>
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<tit>Premiers pas dans la chanson</tit>
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<p>« Perret, vous êtes libre. » J’entendis enfin un jour cette phrase tant attendue. Je courus le soir même à Bobino annoncer la bonne nouvelle à Georges et Puppchen. Françoise, partie voir sa mère ce jour-là, n’était pas de la fête. Dans l’arrière-salle d’une brasserie de Montparnasse, tout en dévorant deux poulets et un everest de frites arrosés de beaujolais, Georges m’avait demandé si j’allais continuer dans la musique. Puppchen, elle, avait dit :</p>
<p>– Tu as plusieurs cordes à ton arc. Tu nous as déjà dit que le théâtre, ça te plaisait bien aussi, non ?</p>
<p>– Je n’y ai pas vraiment réfléchi, Maurice Sarrazin m’a proposé de revenir au Grenier de Toulouse mais…</p>
<p>– Mais c’est formidable, enchaîna Puppchen, c’est une vraie chance d’avoir une place dans cette troupe.</p>
<p>– Bien sûr, je m’en rends bien compte et j’en conviens, mais je n’ai pas vraiment l’esprit de troupe, dis-je en éclatant de rire, pensant à la caserne. Et puis je n’ai pas envie non plus de retourner à Toulouse pour le moment.</p>
<p>– Il te faut continuer la musique, puisque c’est ce que tu aimes, me conseilla Georges.</p>
<p>– Oui, dis-je, j’aime la musique, j’adore le théâtre et la littérature, mais je suis infoutu de choisir l’une de ces disciplines.</p>
<p>Dès le lendemain de ma quille, je décidai, dans l’immédiat tout au moins, de jouer à nouveau dans des orchestres pour assurer la matérielle. Je traquais le cachet au hasard des besoins sur « le marché aux musiciens » de la place Pigalle que je fréquentais assidûment. Sur ce folklorique marché, ils étaient quotidiennement à l’affût d’un engagement pour jouer dans des bals champêtres, des dancings ou parfois même dans des soirées huppées. Le cacheton était bien plus confortable dans ces bals dits « de société » très prisés des musicos. J’y croisais parfois Rémy, soulagé d’avoir été libéré lui aussi quelques jours avant moi de son séjour forcé en Algérie. Il ne venait place Pigalle que pour retrouver quelques copains de la caserne, car lui n’avait guère besoin de chercher longtemps un engagement. Ses talents suffisaient à garnir amplement son calendrier d’instrumentiste aux multiples facettes. Quand nos moyens nous le permettaient, nous allions parfois dans une brasserie proche de la place Pigalle avaler un sandwich. Là, en riant, nous évoquions les défilés, prises d’armes ou les fameuses soirées – parfois chaudes – du cercle militaire. Il nous arrivait ainsi de jouer ensemble <i>Tico-tico </i>et <i>La Cumparsita </i>dans des orchestres de fortune composés de « ballocheurs » qui nous étaient totalement inconnus, rassemblés au dernier moment. Il fallait bien se nourrir !</p>
<p>– Je ne suis plus très sûre d’avoir encore envie de faire du théâtre, me dit un jour Françoise, en revenant du cours Simon.</p>
<p>– Je te comprends, lui dis-je, nos tentatives théâtrales si peu probantes t’ont sans doute un peu douchée…</p>
<p>– Non, ça n’est pas du tout ça mais… j’avoue que je préférerais chanter.</p>
<p>– Chanter ?</p>
<p>– Oui, en fait, j’aimerais bien mieux chanter des chansons.</p>
<p>– C’est depuis que tu as vu Georges que tu t’es mis de pareilles idées dans la tête ?</p>
<p>– Mais non, idiot, tu sais pertinemment que j’adore aussi depuis toujours les chansons de Gréco, celles de Prévert, des Frères Jacques, de Léo Ferré ou de Germaine Montéro…</p>
<p>– Eh bien, si c’est vraiment ça que tu veux, vas-y, jette-toi à l’eau ! Je présume que tu sais chanter, que tu as une voix timbrée et que tu chantes juste évidemment…</p>
<p>– Parfaitement, mon cher, je ne sais pas si je chante bien, mais je chante juste, rétorqua-t-elle un peu vexée. Le hic, c’est que je n’ai pas de chansons.</p>
<p>– Comment ça ? Des chansons, ce n’est pas ce qui manque !</p>
<p>– Bien sûr ! Mais pas des chansons originales, inédites… que personne n’a jamais chantées. Ce sont celles-là que je veux, celles-là qu’il me faut !</p>
<p>– Alors ?</p>
<p>– Alors, tu vas me les écrire.</p>
<p>– Qui… moi ? dis-je totalement éberlué.</p>
<p>– Oui, toi ! Tu as déjà écrit des poèmes, une pièce de théâtre, tu connais la musique, tu as un premier prix de conservatoire, tu es un fou de littérature… et tu ne saurais pas écrire des chansons ?</p>
<p>– Mais tu dérailles, ma grande ! Ce n’est pas parce qu’on aime la littérature qu’on sait faire des chansons ! Je suis incapable d’écrire une chanson ! Je ne sais pas comment tu as pu te fourrer une idée pareille dans le crâne !</p>
<p>– Écoute, personne n’a mis ces idées dans ma tête. Cela s’est fait naturellement, figure-toi… Moi, je suis certaine que si tu veux, tu peux y arriver. Tu m’as d’ailleurs dit que tu avais déjà chanté ce que tu appelles toi-même des bluettes que tu avais écrites.</p>
<p>– Moi ?</p>
<p>– Oui, toi ! Tu les as testées sur le public des bals avec l’orchestre de la caserne.</p>
<p>– Mais ça, c’était de la rigolade ! Ça ne valait pas un clou ! Tu ne te doutes pas une seconde du travail et du talent qui sont nécessaires pour écrire une chanson ! Une « vraie », une « bonne » chanson !</p>
<p>– Mais si ! J’en ai tout de même une vague idée, figure-toi. Ne me prends pas pour une idiote.</p>
<p>– Loin de moi pareille appréciation ! Mais je crois que tu surestimes un chouia mes capacités de création en la matière. Je suis loin d’avoir ces compétences, même si j’ai commis quelques couplets de quatre sous. Une chanson, c’est tout autre chose !</p>
<p>Cela ressemblait fort à une première dispute. Cependant, la graine était semée ce jour-là et l’idée allait faire son bonhomme de chemin.</p>
<p>Durant mon service militaire, je m’étais rendu une fois par mois chez Léautaud. Je lui avais fait découvrir les chansons de Georges. Je lui avais chanté par cœur <i>La Mauvaise Réputation</i>, <i>Corne d’aurochs</i>, <i>La Chasse aux papillons</i> et quelques autres. « L’originalité, l’humour, la causticité et la forme poétique », selon lui, l’avaient séduit sans restrictions. Il avait été impressionné par <i>La Mauvaise Réputation</i> ainsi que par <i>Le Gorille</i> que je lui avais chanté <i>a capella</i>. Il avait commenté abondamment la chute du <i>Gorille</i> à propos du juge qui « criait maman pleurait beaucoup / Comme l’homme auquel le jour même / Il avait fait trancher le cou » –, qu’il avait trouvée cocasse et admirable.</p>
<p>J’avais fait part de ce jugement à Georges que j’étais allé voir, comme je le faisais parfois, chez la Jeanne où il habitait, impasse Florimont. Il avait été très touché des réactions de Léautaud à propos de ses chansons. Il appréciait en lui l’homme indépendant, le « misanthrope », cette liberté de pensée qu’il partageait et l’indéniable qualité d’écriture qui caractérisait son œuvre. Nous avions parlé abondamment ce jour-là des chroniques théâtrales de Maurice Boissard (pseudonyme de Léautaud alors aussi féroce critique de théâtre).</p>
<p>Georges avait été d’accord avec moi lorsque j’avais comparé la virulence de ces critiques aux pamphlets de Paul-Louis Courier contre la Restauration. C’est un peu ça, avait-il dit, amusé de cette comparaison. La conclusion de tout cela m’avait bien fait rire lorsqu’il m’avait dit d’un air jubilatoire et espiègle :</p>
<p>– Fallet va crever de jalousie quand je vais lui raconter ça !</p>
<p>Sans oser lui parler de mon hypothétique décision de saisir un jour un stylo pour écrire une chanson, je lui avais posé ce jour-là des tas de questions sur l’écriture des siennes. Comment lui venaient-elles ? Avait-il un plan ? Estimait-il le travail fini au bout de trois semaines, trois mois, trois ans ? Comment l’idée lui venait-elle ? Autant de questions dont je me rends compte en les formulant aujourd’hui qu’on me les a posées à moi-même des milliers de fois depuis… et que je n’ai – tout comme lui ce jour-là – jamais su y répondre vraiment. Chaque chanson naît-elle d’une inspiration ? Sans doute, mais cette dernière est une demoiselle capricieuse et par là même une aventure indéfinie lors de son élaboration. Quand elle passe à votre portée, il faut sans hésitation la saisir par la taille. Écouter ce qu’elle a à vous dire. Essayer de suivre à la trace son cheminement incertain. Il est primordial de comprendre ce qu’elle veut vous dire… Il serait plus juste de formuler cette dernière phrase au conditionnel : « comprendre ce qu’elle voudrait vous dire », ce qu’elle vous suggère, ce qu’elle vous susurre à l’oreille sans toutefois employer les mots exacts qui forgeront votre chanson. Ce sera à vous de les trouver. Vous devrez à partir de là harceler cette inconnue fantasque. Elle peut s’avérer belle, riche, imaginative et généreuse aussi bien que décevante, pauvre et déconcertante. Mais quand la belle sans retenue vous offre ses appas, c’est Vénus toute nue qui vous saute dans les bras. Cette indéfinissable sensation ne se peut comparer à nulle autre en ce qui me concerne. Les clameurs parfois démesurées qui jaillissent des poitrines des spectateurs au cours d’un récital ne sont rien comparées à la jubilation ressentie en peaufinant les derniers vers d’une chanson que l’on sait « bonne ». Voilà ce que mademoiselle l’Inspiration représente à mes yeux. Voilà ce que j’attends d’elle. Georges ne me disait pas cela ce jour-là, mais nous parlâmes souvent de chansons lui et moi, principalement chez lui à l’impasse ou dans sa loge à l’Olympia ou à Bobino. Il évoquait le labeur et la minutie qu’implique l’écriture d’une chanson. C’est aussi par corollaire ce qui nous amenait à digresser des heures à propos de nos auteurs favoris : Paul-Louis Courier, déjà évoqué, mais aussi Stendhal, Vallès, Diderot ou Chamfort entre autres, sans même nous rendre compte du temps qui passait. Oui, c’est sans doute en ces lieux que nous nous sommes finalement vus le plus fréquemment, excepté plus tard dans un appartement qu’il avait acquis près de l’Opéra.</p>
<p>Après avoir connu la consécration à Bobino en 1953, c’est je crois en mars 1954 que Georges avait chanté pour la première fois à l’Olympia. Il avait assuré le mois suivant le deuxième spectacle dans ce très vieux music-hall qui datait de la fin du <pc>xix</pc><sup>e</sup> siècle. Devenu cinéma durant quelques années, c’est Bruno Coquatrix en le rouvrant qui lui avait fait retrouver sa vocation initiale de music-hall. Georges enchaînerait donc après le premier riche plateau qu’offrait Coquatrix : Lucienne Delyle, son mari virtuose trompettiste Aimé Barelli et un jeune chanteur propulsé soudain au zénith du music-hall, une sympathique tornade nommée Gilbert Bécaud.</p>
<p>Pour son premier Olympia, Georges fut heureux de retrouver son copain Claude Luter qui avait été engagé par Coquatrix en première partie. Il l’avait connu trois ou quatre ans auparavant au Vieux Colombier, où dans la voiture, avec les copains, nous le conduisions après sa prestation aux Trois Baudets. Georges, en riant, me rappelait qu’il devait faire d’habitude ce périple tous les soirs en scooter lorsque celui-ci n’était pas en panne !</p>
<p>Il chanta de nouveau à l’Olympia en octobre 1955, bien qu’il se produisît aussi à Bobino cette même année, puis quasiment tous les ans de 1957 à 1962. Je ne manquai pas un seul de ses passages. Dès le début, je l’accompagnais régulièrement avec Puppchen. Bien avant que mon service militaire ne s’achève – et même souvent avant d’aller retrouver Françoise dans notre pigeonnier ! –, j’allais m’engouffrer à l’Olympia. Aussi bien les matinées que les soirées, j’étais là. Les fesses bien calées dans le premier fauteuil au coin du balcon côté jardin, je ne perdais pas une miette de ses chansons que je connaissais toutes par cœur. Dans sa loge, je dissertais encore et encore avec lui à propos de la forme ou de la versification, ou tout simplement du choix d’un mot plutôt qu’un autre. Quelques années plus tard, il s’amusa un jour en m’entendant raconter que, grâce à lui, j’avais gagné un pari avec Françoise. Elle me soutenait mordicus que dans la fin de sa chanson <i>Le Testament</i>, il évoquait « un époux de mon “gabarit” ». Je lui avais soutenu évidemment que le mot juste n’était autre qu’« acabit » à l’évidence bien plus adéquat. Et bien sûr j’avais gagné mon pari !</p>
<p>Quand nous n’étions pas occupés à chanter ensemble à tue-tête les habituelles chansons de corps de garde dans sa loge, il asticotait parfois Puppchen pour une chose ou une autre… souvent pour des peccadilles. « La chenille » – comme il l’appelait – apparemment s’en battait l’œil. Elle savait que c’était l’heure de son entrée en scène qui approchait. Elle me faisait alors un signe discret avec les yeux et nous quittions sa loge pour lui « foutre la paix ». Parfois il me rappelait à travers la porte close :</p>
<p>– Pierre, viens, ça y est, j’ai retrouvé les paroles du <i>Wagon de pines</i> qu’on cherchait hier.</p>
<bl v="1" />
<p>Parfois, Yvon, le fils de Puppchen, venait nous rejoindre et nous allions manger dans un bistrot de la rue Caumartin.</p>
<p>Un matin, nous passâmes au moins une heure à éliminer la brillance du vernis de sa guitare avec un tampon de coton imbibé de je ne sais quel produit qui puait. Georges souhaitait, bien sûr, ne plus éblouir ainsi les spectateurs des premiers rangs avec ces reflets amplifiés par les projecteurs. Je ne me doutais pas alors que je connaîtrais quelques années plus tard ce même inconvénient sur scène, moi aussi, avec ma Favino.</p>
<p>Au fil de tous ces moments passés dans sa loge, nous évoquions parfois Apollinaire et Rimbaud, dont Léautaud me récitait parfois des vers par cœur, sans oublier Verlaine ainsi que les auteurs de la Pléiade, de Clément Marot à Rutebeuf en passant par Ronsard. Des heures entières nous digressions sur Gide, ses <i>Caves du Vatican</i> ou ses <i>Nourritures terrestres</i>, sur <i>L’Étranger</i> de Camus, sur la <i>Trilogie</i> de Vallès, sur Remy de Gourmont ou sur <i>Le Petit Ami</i>, le premier livre de Léautaud qui lui avait fait frôler le Goncourt.</p>
<p>Le point qui rapprochait Georges de Léautaud était aussi une indéniable attirance vers la moquerie et les cancans dont ils étaient tous deux si friands. Tailler en pièces Sainte-Beuve ou « Rousseau le Pleurnichard » faisait exulter Léautaud. Je vis ses yeux briller à maintes reprises en lisant goguenard des passages entiers de ces « littératures de bazar », avant d’éclater de rire après avoir cité les vers de Péguy : « Demain sur nos tombeaux les blés seront plus beaux » (certes il n’avait pas tort !). Cela ne rendait pas Georges triste non plus de tailler des costards à l’abbé Brel, comme il l’appelait, aussi bien qu’à d’autres, et même à Trenet qu’il fredonnait pourtant souvent dans sa loge avec un évident plaisir ! Cela ne s’améliorait guère lorsque Fallet – nouveau copain de Georges – entrait dans la danse. En les entendant enchérir tous deux dans les ragots et les cancans de concierges, colorés de jubilatoires ricanements, on n’avait guère envie de quitter la loge. Que vont-ils déblatérer sur mon compte lorsque je serai parti ? ne pouvait-on s’empêcher de penser.</p>
<p>Georges, en ce temps-là, se plaignait régulièrement du peu de temps libre qu’il lui restait pour écrire ses chansons à l’impasse.</p>
<p>– Je passe à présent ma vie de plus en plus sur scène, sur les routes ou à l’hôtel, déplorait-il. Comment veux-tu être concentré pour écrire !</p>
<p>Je me souvins opportunément de ces doléances récurrentes chez lui par rapport à la création. Ma préoccupation première fut de ne pas tomber dans ce panneau lorsque vinrent pour moi les premières tournées avec les premiers succès. C’est sans nul doute en me souvenant de cela quelques années plus tard que j’achetai la si tranquille maison normande de Bob Siné, sans avoir le moindre centime pour la lui payer. Je m’endettais même jusqu’au cou pour l’obtenir ! Mais je raconterai cela en temps voulu.</p>
<p>L’Olympia m’était devenu tellement familier et j’aimais tant la chanson que, en plus d’aller y voir Georges, il m’arrivait d’aller écouter aussi, de « ma place » au balcon, Bécaud, Eddie Constantine, Jacqueline François ou les Frères Jacques que j’adorais. Lors d’une matinée où la salle était comble pour Édith Piaf, je décidai de me replier dans les cou-lisses pour y voir chanter la mythique « môme ». Un peu à l’écart, côté jardin, discrètement, me faisant tout petit, j’attendais en rêvassant son entrée en scène. Soudain, tout de noir vêtue, un peu voûtée, les cheveux clairsemés, le pas hésitant, elle apparut devant moi. Dans la pénombre des coulisses, je ne l’avais vraiment reconnue qu’au dernier moment. Je sursautai, soudain terrifié. Elle s’en rendit compte évidemment et eut l’air de s’en amuser. Elle me dit, un peu narquoise :</p>
<p>– Ça ira, jeune homme ? Tu es bien installé ?</p>
<p>J’acquiesçai avant de trouver la force de lui répondre :</p>
<p>– Oui, madame.</p>
<p>– Alors amuse-toi bien, dit-elle avec un grand sourire.</p>
<p>« Et voici la grande Édith Piaf », annonça-t-on. Après un bref signe de croix derrière le rideau qui s’ouvrait, elle demeura debout les mains le long du corps, sans bouger, quelques minutes durant, sous les ovations.</p>
<p>C’est Chérix, Doudou et plus tard le grand Marcel qui me facilitaient toujours l’accès aux coulisses lorsque les « stars » soucieuses de leur tranquillité exigeaient de ne voir personne traîner en ces lieux.</p>
<p>Chérix, régisseur de l’Olympia depuis le début, ayant appris que j’allais voir parfois Léautaud, qu’il vénérait, me posait sans cesse mille questions à son sujet. Depuis qu’il m’avait donné son exemplaire des <i>Entretiens avec Robert Mallet </i>à lui faire signer – ce que Léautaud avait fait –, sa reconnaissance était éternelle ! Doudou, le chef machino, que j’aurais l’occasion de mieux connaître – on verra comment plus loin –, était un garçon chaleureux, efficace dans son travail et sans cesse de bonne humeur.</p>
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<tit>Feuille blanche</tit>
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<p>René Fallet, que Puppchen m’avait fait connaître quelques mois auparavant en m’offrant un soir aux Trois Baudets son dernier livre <i>Banlieue sud-est</i>, était aussi journaliste au <i>Canard enchaîné</i> ; il avait fait un dithyrambique papier sur Georges et essayait depuis d’approcher les coulisses d’où il se faisait régulièrement éjecter. N’osant trop enquiquiner Georges, au début c’était souvent à moi qu’il demandait de le conduire jusque dans sa loge. Il savait que j’entrais là tous les soirs comme dans un moulin sans que quiconque ne me demandât quoi que ce soit. C’est ainsi que je fis entrer un jour papa et maman que je présentai à Georges dans sa loge. Il fut très aimable avec eux.</p>
<p>J’ai toujours noté soigneusement les aphorismes des écrivains ou philosophes que j’aimais. J’avais déjà cette singulière manie dès l’âge de seize ans. C’est sans doute ces quelques lignes de La Rochefoucauld qui m’ont peut-être décidé à oser tenter d’écrire une chanson. Je les cite ici, telles que je les ai encore en mémoire : « Rien n’est impossible. Il y a des voies qui conduisent à toutes choses… Et si nous avions assez de volonté, nous aurions toujours assez de moyens. »</p>
<p>La volonté, je pensais l’avoir… Mais était-ce vraiment suffisant ? Du talent, en avais-je ? C’était une autre paire de manches ! La Rochefoucauld et Chamfort, cités tous deux si souvent par Léautaud lui-même, avaient écrit tant d’incontournables vérités qu’il m’était impossible d’émettre le moindre doute sur l’indéniable force de leurs maximes. Ce qui ne faisait que conforter ma détermination.</p>
<p>Incapable cependant de me décider à écrire le premier mot sur la feuille blanche quadrillée de mon cahier d’écolier, je fixais cette dernière durant des quarts d’heure entiers avant de reposer dessus mon stylo en soupirant lamentablement.</p>
<p>Fervent lecteur du <i>Journal</i> de Jules Renard, j’avais, aussi, annoté cet axiome, tout juste bon à anéantir définitivement mon moral déjà passablement bas lorsque j’étais confronté à une feuille blanche : « Cette sensation poignante qui fait qu’on touche à une phrase comme à une arme à feu. »</p>
<p>N’écrivis-je d’ailleurs pas une chanson sur ce thème-là, <i>Feuille blanche</i>, que je chantai quelques années plus tard, à sa demande, dans l’émission de l’ami Pivot ?</p>
<p>N’étais-je pas en symbiose totale avec la pensée de ce brave Jules ? Masochisme naturel ? Besoin d’une sensation de souffrance pour se pardonner ou être pardonné de la médiocre et peu probante démonstration que j’allais tenter de faire ? Était-il pour autant nécessaire de se flageller à l’avance ? Un psy pourrait-il expliquer cela ? pensais-je en riant intérieurement.</p>
<p>Je me retrouvai seul, en plein mois d’août, dans mon pigeonnier. Françoise était partie en vacances en Bretagne avec sa maman, son mari et son beau-père. À l’heure où la première fraîcheur de la soirée se faufilait enfin à travers les tabatières grandes ouvertes, je commis les premiers vers d’une chanson qui lui était destinée. La musique s’imposa d’elle-même. Je n’eus pas le moindre effort à faire, sinon celui de coucher vite les notes qui trottaient dans ma tête sur une portée musicale tracée à la hâte au sommet de ma feuille blanche. Cinquante ans après, les chansons s’imposent neuf fois sur dix de façon semblable. Je fredonne intérieurement la musique en même temps que les premiers vers me viennent. Il est très rare que je la remette en question. Je la travaille certes beaucoup ensuite avant d’aller au bout de la mélodie définitive mais le premier jet, la base, est toujours demeuré intact. Il est souvent l’essentiel du cheminement musical, tel le refrain entier de <i>La Cage aux oiseaux</i> par exemple, ou celui du <i>Zizi</i>, ou encore toute la première moitié de la musique de <i>Lily</i> ainsi que le refrain de <i>Mon p’tit loup</i>, pour ne citer que celles-ci… En tout cas, le « courage » d’écrire ma première chanson, je l’avais eu. Savoir si j’en avais aussi le talent était une autre histoire. Il me faudrait bien attendre la sentence.</p>
<bl v="1" />
<p>Selon l’état de mes finances, je prenais toujours quelques leçons avec mon sympathique professeur bougon. Il était – je l’ai dit – titulaire du pupitre de guitare à l’Opéra bien qu’il n’y eût, hormis les « espagnolades » comme il disait, pas souvent grand-chose à faire en ce lieu avec cet instrument. Il détestait les chansons de Brassens en général et particulièrement <i>Les Amoureux des bancs publics</i>. J’eus beau tenter de défendre Georges et sa chanson du mieux que je le pus, je ne parvins jamais à convaincre ce vieux grognon contestataire de l’incongruité d’un tel jugement.</p>
<p>– Ce n’est pas vrai, disait-il, les amoureux ne vont pas s’asseoir sur des bancs dans les squares. Surtout pour évoquer des niaiseries pareilles à propos de leur futur !</p>
<p>Il atténuait l’attaque métallique de ses ongles sur les cordes de sa guitare par des poupées de tissu fin qu’il enroulait autour du bout des phalanges de sa main droite. Cela donnait à son instrument un son particulièrement doux et original. En dépit de son caractère « difficile », c’était un excellent guitariste classique.</p>
<p>C’est vers la fin septembre de cette année 1955, après avoir écrit quasi quotidiennement deux vers par-ci, trois vers par-là, sans jamais en avoir parlé à personne, que je vins à bout de quatre chansons. Loin de les trouver géniales, il me semblait cependant qu’elles étaient vaguement acceptables. Mais pourquoi tous les jours éprouvais-je le besoin de remettre tel ou tel vers en question sans en être totalement satisfait ? J’attendais ainsi des semaines sans avoir la moindre envie d’en parler à personne. Il va sans dire que je n’en avais pas touché un mot non plus à Georges.</p>
<p>Françoise tomba des nues et fit des bonds de joie lorsque finalement je lui annonçai à son retour que, puisqu’elle l’avait souhaité, eh bien, c’était fait.</p>
<p>– Tu n’es pas obligée d’aimer, crus-je bon d’ajouter, je ne t’en voudrai pas car je ne suis pas certain du tout que cela soit très bon !</p>
<p>Je parvins toutefois à les lui chanter en m’accompagnant à la guitare.</p>
<p>– Oui, elles sont très bien, ces chansons, conclut-elle. Tu vois que j’avais raison ! J’étais sûre que tu en étais capable.</p>
<p>– C’est peut-être une bonne chose pour toi d’avoir des chansons inédites, lui dis-je alors, mais que vas-tu en faire à présent ? Si seulement elles pouvaient nous rapporter de quoi faire un bon repas !</p>
<p>Le lendemain, j’étais allé voir Yvon, le fils de Puppchen, dans leur nouvel appartement de la rue Louis-le-Grand. Georges, à cause de la Jeanne, « tigresse jalouse », ne recevait évidemment jamais Puppchen impasse Florimont. Il avait fait l’acquisition de cet appart pour Puppchen et son fils. C’était là le seul endroit où ils pouvaient se retrouver comme bon leur semblait et abriter ainsi leur intimité. Je venais fréquemment l’après-midi aider Yvon à aménager, gratter et enduire les murs qui en avaient bien besoin. L’immeuble était vétuste et un minimum de travaux d’aménagement s’avérait absolument nécessaire. Georges était alors sorti du dénuement dans lequel je l’avais connu. Il « gagnait des sous » à présent, certes, mais il avait tout de même du mal à se décider d’acquérir par exemple la grande baignoire dont il rêvait depuis toujours. Il n’avait lui non plus jamais été riche. Parti en tournée depuis plus d’un mois, il devait rentrer ce soir après une semaine de concerts au Maroc.</p>
<p>Yvon, un garçon profondément gentil, était évidemment en admiration devant Georges. De plus il se sentait totalement en confiance avec lui et naturellement « adopté » par ce dernier. Des chansons, il avait bien sûr essayé lui aussi d’en écrire. Sa <i>Fille à la margelle</i> était une bluette poétique qu’il me chanta un jour en s’accompagnant à la guitare. Je le fis rougir en lui avouant sincèrement que je trouvais cela pas mal du tout. Je lui faisais souvent, à lui aussi, le récit de mes après-midi passés chez Léautaud et cela avait l’air de l’intéresser au plus haut point. J’avais « emprunté » un jour pour lui une vieille paire de pantoufles que Léautaud avait mises au rebut pour les brûler dans son jardin, au milieu de vieux brouillons du journal qu’il tenait régulièrement. Je les lui offris un soir en revenant de Fontenay. Ne cachant pas sa joie de recevoir un si inestimable cadeau, il m’offrit à son tour une vieille pipe culottée de Georges, une bouffarde à grosse tête ronde, que l’on me vola d’ailleurs à moi aussi quelques années plus tard. Yvon n’était pas peu fier de la veste indienne en peau à franges que Georges lui avait offerte quelques mois plus tôt. C’était en effet cette dernière qu’il portait sur la pochette rouge et blanche de son premier album 25 centimètres. Il tenait sa guitare debout comme un manche de pioche avec l’ombre du <i>Gorille</i> dans son dos. Yvon porta longtemps cette veste mythique qui le rendait si heureux et si fier.</p>
<p>– Puppchen et Georges doivent rentrer ce soir du Maroc, me dit Yvon. Attends-les et tu resteras grignoter un morceau avec nous. Nous goûterons tes beaux raisins au dessert.</p>
<p>Maman, n’ayant pas oublié que j’adorais cela, m’avait envoyé un plateau de chasselas doré de Moissac que j’avais décidé de partager avec Yvon.</p>
<p>– Mais Françoise doit me rejoindre ici ce soir, dis-je.</p>
<p>– Pas de problème ! J’ai acheté suffisamment à manger pour tout le monde.</p>
<p>Georges revint enchanté de l’accueil du public marocain. Il était cependant littéralement furieux après son ami « Socrate » Canetti, qu’il avait surnommé ainsi. En effet, le directeur des disques Philips qui était aussi celui des Trois Baudets, où il avait chanté des mois durant à ses débuts, en guise de prime de renouvellement de contrat ne lui avait-il pas royalement fait livrer à l’impasse un réfrigérateur Philips flambant neuf ? C’est ce que lui avait appris la Jeanne, quelques heures plus tôt.</p>
<p>– Le rat ! Il me prend vraiment pour un con ! Je le trouve vachement sans vergogne ! Gonflé, le mec ! Demain, je vais lui dire ce que je pense de sa générosité !</p>
<p>Le lendemain, évidemment, il ne parvint à le joindre en aucune façon. Le téléphone sonnait dans le vide chez Socrate.</p>
<p>Durant plus d’une semaine, Georges allait pester contre son « bienfaiteur », toujours injoignable au téléphone. Ce dernier avait couru aux abris, subodorant que « son ami Georges » trouverait peut-être la sauce un peu saumâtre ! C’était le cas.</p>
<p>La rogne de Georges apaisée, Françoise, qui nous avait rejoints, en profita pour prendre à part Puppchen à qui elle dit tout naturellement :</p>
<p>– Pierre a écrit quatre chansons pour moi. Je voudrais les chanter, mais on n’a aucune idée de la marche à suivre. Est-ce qu’il vaut mieux se présenter dans des boîtes ? Passer des auditions ? Et où ? T’as une idée ?</p>
<p>– Georges, dit Puppchen en se tournant vers lui, la petite va chanter. Pierre lui a écrit des chansons, lui précisa-t-elle, pas plus étonnée que cela. Elle pourrait passer l’audition aux Trois Baudets, non ? Tu devrais les envoyer voir ton copain Socrate, ajouta-t-elle en riant.</p>
<p>– Effectivement, enchaîna Georges, je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire d’autre pour le moment que de se faire entendre par des gens de sa compétence. Canetti fait passer des auditions aux Baudets au début de chaque mois. Puppchen a raison, allez-y, vous verrez bien !</p>
<p>Et, se tournant vers moi qui me recroquevillais sur mes talons :</p>
<p>– Alors, tu écris des chansons à présent ?</p>
<p>– C’est-à-dire… Elle m’a demandé de lui en pondre deux ou trois, alors j’ai essayé. Je n’ai pas besoin de te dire que cela n’a pas été de la tarte. La seule chose dont je suis sûr, c’est que ça n’est pas très bon.</p>
<p>– Écoute, dit Georges, je vais te faire un mot pour Canetti. C’est lui qui te le dira.</p>
<p>– Mais, Georges, tu ne vas pas te mouiller pour ça ! Tu n’en as même pas entendu une.</p>
<p>– Fais pas chier… Le risque est mince, je m’en remettrai ! dit-il, avec son désarmant sourire.</p>
<p>Avant de se quitter, Puppchen glissa quelques billets dans la poche de cœur de ma chemisette :</p>
<p>– Tiens, prends ça, c’est de l’argent de poche qui me reste. Il y a même des dollars de notre avant-dernier voyage. Je n’ai pas eu le temps de les changer à l’aéroport et je n’aurai pas non plus le temps d’aller les convertir à la banque.</p>
<p>Georges, quant à lui, me donna la lettre qu’il venait d’écrire sur-le-champ dans une enveloppe adressée à Canetti.</p>
<p>– Tiens-moi au courant, dit-il. Si ça ne marche pas, on essayera autre chose…</p>
<p>Le lendemain, jour férié, je ne pus hélas aller changer mon pactole à la banque. Je dus attendre un jour de plus. N’empêche que cela beurra drôlement nos spaghettis durant quelques jours.</p>
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<tit>Audition – Canetti – Vian</tit>
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<p>Plus de cent chanteurs et chanteuses, fantaisistes ou réalistes, groupes vocaux, mimes, diseurs, comiques seuls ou en duo, imitateurs, piétinaient fébrilement. Les loges et les coulisses étant minuscules, ce fut dans le petit hall d’entrée du théâtre des Trois Baudets que chacun attendait impatiemment son tour. Afin de mettre toutes les chances de notre côté, mon compatriote toulousain Jean-Jacques Robert, qui était un excellent pianiste (il accompagna Annie Cordy, Jeanne Moreau et tant d’autres par la suite !), m’avait fait l’amitié de répéter les chansons avec Françoise. C’est donc lui qui l’accompagna le jour de son audition. Il fit cela gratuitement, cela va de soi, car avec quel argent l’aurait-on payé ? Je m’étais installé discrètement dans un fauteuil au fond de la salle obscure. Inquiet, j’attendais l’unique chance qui m’était donnée d’entendre – au moins une fois – l’une de mes chansons et peut-être – sait-on jamais – interprétée jusqu’au bout. Au troisième rang, devant la scène, quatre ou cinq personnes, hommes et femmes que je ne connaissais pas (hormis Canetti, que j’avais aperçu au théâtre à plusieurs reprises quelques années plus tôt quand Georges y débutait), semblaient constituer le jury d’où fuseraient les sentences ou les bons points. Françoise ne serait entendue qu’après la cinquantième prestation, le suspense serait long. Je n’avais jamais été aussi nerveux et mal à l’aise de ma vie dans un fauteuil de théâtre. Et si elle se faisait jeter elle aussi de glaciale façon au terme du premier couplet ? La plupart des artistes ne terminaient même pas leur chanson ou leur numéro.</p>
<p>– C’est bien, jeune homme, cela nous suffit pour cette fois.</p>
<p>Cette phrase assassine tombait tel un couperet au bout de vingt secondes. Le plus souvent, on sentait que les membres du jury affichaient un air blasé en écoutant, voire même montraient, d’un balancement de tête, des signes d’impatience. Jusqu’à présent, dans le meilleur des cas, ils écoutaient un couplet et un refrain sans jamais prendre le risque d’aller plus loin. La plupart des effets, des gags, des comiques tombaient à plat ; les malheureux prenaient des bides retentissants devant ce terrifiant jury qui n’ouvrait la bouche que pour donner congé ; les jongleurs, devenant soudain maladroits, terrorisés, rataient leurs coups une fois sur deux. Une chanteuse, à qui l’on dit à la fin du premier couplet : « Merci, mademoiselle, ça ira bien comme cela », éclata en sanglots avant de quitter la scène le visage enfoui dans les mains. Seul, jusqu’à présent, un jeune chanteur était parvenu à terminer sa chanson. Sa voix et son interprétation, meilleures que les paroles qu’il défendait, lui valurent tout de même un satisfecit de Canetti. Ce dernier lui avait dit toutefois sans prendre de gants :</p>
<p>– Vous avez de la personnalité, jeune homme, et une bonne voix. Cependant on aimerait bien vous entendre une autre fois, mais avec de bonnes chansons.</p>
<p>Son tour vint enfin. Crispée, Françoise l’était indéniablement encore plus que moi. D’un sourire encourageant, Jean-Jacques essayait de la détendre. Elle attaqua bravement sa chanson, après en avoir énoncé le titre comme cela se faisait alors. La sueur perlait à mon front et j’avais les mains moites. Elle chanta jusqu’au bout sans être interrompue. Quelque chose d’incroyable venait alors de se passer. Un léger bruissement venait d’agiter les membres du jury. Après une bonne dizaine de terrifiantes secondes d’attente, l’un d’entre eux dit à Françoise qui, un peu déconcertée qu’on ne lui dise rien, restait plantée là, front plissé et bras ballants dans la plus totale incertitude :</p>
<p>– Mademoiselle, avez-vous une autre chanson à nous chanter ?</p>
<p>– Oui, bien sûr, monsieur.</p>
<p>Elle interpréta une deuxième chanson jusqu’au bout encore une fois sans être interrompue. Au terme de celle-ci, n’en croyant pas nos oreilles, nous entendîmes derechef :</p>
<p>– Avez-vous encore d’autres chansons, mademoiselle ?</p>
<p>C’est un homme qui semblait avoir la trentaine qui posa la question cette fois-ci.</p>
<p>– Oui, monsieur.</p>
<p>– Alors, chantez-nous tout ce que vous avez. Nous vous écoutons, enchaîna Canetti.</p>
<p>J’avais horriblement mal au ventre. Ce que j’avais pris au fond de moi-même pour une gageure prenait un tour que j’avais été bien incapable d’imaginer. Comment, et pourquoi surtout, ces chansons écrites par un « amateur », un néophyte en somme, intéressaient-elles ces gens-là ? Où cela allait-il nous mener ? Ce n’est qu’au terme de la quatrième chanson que Françoise avait écarté les bras en souriant et dit simplement : voilà !</p>
<p>– C’est bien, ça ira comme cela. Nous vous remercions mademoiselle, lui dit Canetti. Veuillez attendre, s’il vous plaît, la fin de l’audition. Nous souhaitons vous parler…</p>
<p>C’est peu après vingt heures que les « cruelles » auditions s’achevèrent. L’un des messieurs, le plus jeune, qui avait regagné le hall d’entrée, dit à Françoise qui attendait là pendant que les autres membres du jury arrivaient :</p>
<p>– Encore bravo, mademoiselle, vous avez une voix très fraîche, vous chantez juste et vos chansons sont très originales !</p>
<p>– C’est vous qui les écrivez ? lui demanda Canetti qui s’était approché.</p>
<p>– Pas du tout, monsieur, c’est un jeune auteur-compositeur qui s’est caché au fond de la salle tant il avait le trac, répondit-elle en riant.</p>
<p>– Nous aimerions bien le connaître, dit l’homme à la trentaine d’années dont je n’avais aperçu que le dos dans la salle.</p>
<p>Françoise, venue à ma rencontre, me présenta.</p>
<p>– C’est vous, jeune homme, qui avez écrit les chansons de la demoiselle ?</p>
<p>– Oui, monsieur.</p>
<p>– Paroles et musique ? demanda son voisin.</p>
<p>– Oui, monsieur Canetti.</p>
<p>– Mais comment… vous me connaissez ? Qui vous a envoyé jusqu’à nous ? Comment avez-vous été informé de cette audition ?</p>
<p>– Eh bien, c’est par Georges !</p>
<p>– Georges ? Quel Georges ?</p>
<p>– Mais Georges Brassens, parbleu !</p>
<p>– Vous connaissez Georges ?</p>
<p>Tous deux se regardèrent en éclatant de rire.</p>
<p>– C’est un ami. Je suis venu le voir des dizaines de fois ici même avec Puppchen. Nous nous connaissons depuis longtemps ! D’ailleurs, il m’a donné ceci pour vous, dis-je en extirpant la lettre de la poche intérieure de mon veston.</p>
<p>Canetti, un soupçon d’incrédulité dans l’œil, s’empara de l’enveloppe qu’il déchira devant ses compagnons, intrigués.</p>
<p>– Mais c’est que c’est une sacrée lettre de recommandation, dites donc ! C’est que Georges ne dirait pas ce qu’il dit de vous de n’importe qui ! Tiens, lis ça, Lucienne, dit-il en tendant la lettre à son épouse, qui elle aussi faisait partie du jury.</p>
<p>– Mazette ! s’exclama-t-elle à la lecture de la lettre qu’elle venait de faire passer à son voisin.</p>
<p>Je souris malgré moi, car je ne connaissais pas le contenu de cette lettre. Je me demande encore aujourd’hui de quelle manière Georges avait pu mettre le paquet pour impressionner à ce point le redoutable Socrate. Je regrette bien, aujourd’hui, de la lui avoir donnée, cette lettre.</p>
<p>– En effet, Brassens ne dirait pas ce qu’il dit de vous de tout le monde, confirma l’inconnu.</p>
<p>– Mais, jeune homme, poursuivit Canetti, pourquoi ne pas m’avoir présenté cette lettre AVANT l’audition ?</p>
<p>– Parce que j’aimais mieux vous la remettre APRÈS !</p>
<p>Cette réponse les laissa sans voix.</p>
<p>Le trentenaire inconnu, qui venait d’éclater de rire après cette réplique, s’approcha à son tour :</p>
<p>– Mais alors, c’est toi, mon gars, qui as écrit les chansons qu’a chantées la fillette ?</p>
<p>– Eh bien, oui, monsieur.</p>
<p>– Bon, écoute-moi, il m’arrive très rarement de dire ça à un débutant – et il m’arrive aussi de me tromper –, mais je dois quand même t’informer que, à mon humble avis, tu dois continuer.</p>
<p>– Bien, monsieur.</p>
<p>– Même si tu as des progrès à faire – et je pense, tu en feras –, mais souviens-toi de ce que je te dis, ça vaut le coup que tu ne t’arrêtes pas d’écrire des chansons.</p>
<p>– Eh bien… Merci, monsieur.</p>
<p>– Et puis cesse de m’appeler « monsieur », dit-il dans un large sourire en me tendant la main. Mon nom, c’est Vian. Boris pour les dames !</p>
<p>Canetti nous expliqua avant de prendre congé que Françoise, par son audition réussie, venait de décrocher un engagement aux Trois Baudets. Auparavant, il proposait de l’envoyer effectuer un passage d’un mois ou deux au cabaret La Colombe qui se trouvait dans l’île de la Cité. Le directeur, Michel Valette, ne ferait sans doute pas de difficulté pour l’engager.</p>
<p>– Vous ne serez pas vraiment bien rémunérée, crut-il bon d’ajouter, mais au moins vous apprendrez votre métier.</p>
<p>Sur ces deux points, il ne se trompait pas.</p>
<p>Le lendemain, Georges et Puppchen furent plutôt réjouis d’apprendre que l’audition s’était passée avec succès.</p>
<p>– Vous savez, Socrate se plante rarement dans ses jugements. Il faut au moins lui reconnaître ça, dit-il avec encore une pointe de rancune au souvenir de la dernière « espièglerie » que lui avait faite ce dernier. S’il a engagé la petite, poursuivit-il, c’est parce que ça lui a plu. Elle et les chansons qu’elle a chantées. Au fait, tu lui as donné ma lettre ?</p>
<p>– Mais oui bien sûr, Georges, je te remercie encore, cela nous a beaucoup aidés. (Je n’ai pas jugé bon de lui révéler que je n’avais sorti sa botte secrète qu’à la fin de l’audition qui avait si bien réussi !)</p>
<p>– Eh bien, tant mieux si cela a pu vous donner un coup de pouce.</p>
<p>– C’est toi qui vas l’accompagner à la guitare à La Colombe et aux Trois Baudets ? me demanda Puppchen.</p>
<p>– Uniquement à La Colombe parce qu’il n’y a pas de piano, paraît-il. Aux Baudets, c’est mon copain pianiste Jean-Jacques Robert qui s’en chargera, ce sera tout de même mieux pour elle. Elle partagera son cachet.</p>
<p>– Si vous payez un pianiste avec le cacheton de Canetti, il ne vous restera plus grand-chose, dit Georges en riant.</p>
<p>– Mais, au fait, puisque c’est toi qui écris les chansons, pourquoi ne chanterais-tu pas, toi aussi ? renchérit Puppchen, pragmatique. Cela vous ferait deux cachets au lieu d’un !</p>
<p>– Moi ?</p>
<p>– Oui, toi. Si tu as écrit des chansons pour elle, tu peux en faire autant pour toi, non ? Pourquoi pas ? Puisque tu ne sais toujours pas ce que tu veux faire !</p>
<p>– Mais, Puppchen, c’est que moi, je ne suis pas chanteur !</p>
<p>– Mais Georges non plus, il ne l’était pas ! Pas vrai, Georges ?</p>
<p>– Parbleu !</p>
<p>– Il s’est mis à chanter un jour parce qu’ils refusaient tous de chanter ses chansons. Pas un seul interprète n’en voulait ! C’est pas vrai, ce que je dis ?</p>
<p>– Elle a raison, approuva Georges. Même Montand n’a enregistré <i>Le Parapluie</i> qu’après que j’ai eu fait mon premier disque, et sans doute parce que mon microsillon a eu du succès ! Avant, il m’avait dit non, comme tous les autres, d’ailleurs ! Sauf Patachou, bien sûr…</p>
<p>C’est plutôt dubitatif que je quittai ce jour-là l’appartement de la rue Louis-le-Grand. J’étais à des années-lumière d’envisager sérieusement de devenir chanteur. Encore une fois, l’idée de Puppchen allait faire son chemin… et remettre en question tout mon univers.</p>
<p>À propos du <i>Parapluie</i>, Georges nous avait raconté ce jour-là une anecdote confirmant si besoin est que les interprètes de ses chansons ne se bousculaient pas au portillon. Ces dernières choquaient à l’évidence les oreilles délicates par leur insigne amoralité ainsi que par la hardiesse des images qu’elles suscitaient. Par qui, en effet, <i>Le Gorille</i> ou <i>Brive la gaillarde</i> pouvaient-elles être interprétées sinon par Georges lui-même ? <i>Le Parapluie</i>, éminemment poétique, semblait pourtant bien anodine quant à la « hardiesse » de son vocabulaire. Sauf bien sûr pour quelques « culs serrés ». Quelque trois ou quatre ans auparavant, à l’époque où Puppchen et moi accompagnions tous les soirs Georges à La Villa d’Este, on lui avait proposé de faire aussi son tour de chant dans un autre cabaret <i>select </i>des Champs-Élysées, Le Drap d’or. Le fit-il ? Je ne m’en souviens pas. En tout cas, la patronne et chanteuse vedette n’était autre que Suzy Solidor. Cette dernière, qui avait fait l’insigne honneur à l’auteur du <i>Gorille</i> d’inclure <i>Le Parapluie</i> à son répertoire, le pria un soir de rester afin d’entendre « son » interprétation. Georges, heureux à la perspective d’écouter sa chanson interprétée par une autre artiste, déchanta vite en entendant la version de Suzy, qui avait cru bon d’en modifier quelque peu les paroles :</p>
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<i>Elle cheminait sans parapluie</i></verslg>
<verslg>
<i>J’en avais un prêté sans doute</i></verslg>
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<i>Le matin même par un ami…</i></verslg>
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<p>À la place évidemment de « volé sans doute / le matin même à un ami », la dame avait cru bon de « moraliser » cette inconvenante rhétorique. La belle Suzy ne sut jamais ce que l’auteur pensait de son interprétation car il avait préféré disparaître avant la fin du récital de cette « mère la vertu » !</p>
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<tit>La Colombe</tit>
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<p>Le « petit monde » de La Colombe était un véritable univers de poésie chantée. Son patron, Michel Valette, avait semblait-il voulu « sacraliser » en ce lieu LA chanson, dont il était indéniablement amoureux. Ce cabaret était devenu peu à peu à la mode chez les <i>aficionados</i> de refrains et couplets bien troussés. On y avait vu – ou on allait voir s’y produire –, à l’orée de leur carrière, Jean Ferrat, Moustaki, Béart, Fanon, Anne Sylvestre, Pia Colombo et mes futurs copains les Québécois Raymond Lévesque (qui chanta là pour la première fois <i>Quand les hommes vivront d’amour</i>…) et Pauline Julien, pour ne citer que les plus connus de ce beau pays francophone. Les autres, perdus dans les brouillards du temps, avaient pour nom Daniel Lalou, surréaliste sublime qui chantait en s’accompagnant d’un tambour (il fait une carrière de comédien), Jean Obé, excellent comédien lui aussi, dont l’humour à froid de ses sketches était imparable. Paul Barrault, qui écrivait et chantait de délicieuses chansons (<i>Les Moineaux de Paris</i>), Paul Hebert, qui interprétait des acrostiches écrits avec Jacques Faizant, Colette Chevrot, une vraie bonne copine, qui distillait un délicieux humour caustique dans ses chansons et qui avait une si forte personnalité. Paul Villaz, désopilant quand il chantait <i>J’ai perdu mes lunettes</i>, merveilleux auteur et si bon copain, Pierre Frachet, qui avait écrit le texte de <i>Ma môme</i> à Jean Ferrat, Pierre Brunet, si drôle lui aussi, et « Dupont et Pondu », et Bernard Haller, et tant d’autres. <i>Que sont mes amis devenus ?</i> chantait aussi Marc Ogeret à La Colombe.</p>
<p>Françoise à l’évidence plut au patron. Valette l’aida de son mieux à vaincre tous les soirs sa timidité devant le public. Les chansons le séduisirent sans doute aussi, puisqu’il me demanda si je pouvais en écrire une ou deux de plus afin de permettre à mon interprète d’étoffer son tour de chant, un peu court à son avis.</p>
<p>Ainsi que l’avait annoncé Canetti et prédit Puppchen, nous fûmes rémunérés à La Colombe avec un cachet… d’aspirine. La radinerie du patron, qui gagnait pourtant pas mal d’argent, était un sujet de plaisanterie chez les artistes. Tout comme à l’autre cabaret Le Port du Salut, chez Jacques Masseboeuf, autre radin notoire, les deux petites salles à deux étages étaient bondées le samedi soir. Les patrons de La Colombe et du Port avaient-ils accordé leurs violons ? En tout cas, ils ne payaient chacun ce soir-là qu’un cachet et demi à l’artiste qui chantait deux fois son tour de chant. De plus, si l’on ne rendait pas la monnaie d’un franc sur les vingt que vous tendait le patron, il ne vous donnait votre salaire de misère de dix-neuf francs – montant du cachet ! – que le lendemain. Heureux homme !</p>
<p>C’est, je crois, vers octobre 1954 qu’était née la station de radio Europe 1. Cette dernière, créée par le grand Sylvain Floirat lui-même, avait un ton qu’il avait voulu très atypique. C’est le génial Louis Merlin qu’il avait nommé patron de la station. C’est là, sous l’impulsion de son directeur Lucien Morisse, que <i>Le Gorille</i> – alors interdit sur toutes les ondes françaises – fut diffusée pour la première fois. Ce fut à l’évidence un événement qui rendit Georges fort heureux. Je crois me souvenir aussi que c’est cette année-là qu’il publia son premier roman, <i>La Tour des miracles</i>, chez JAR (Jeunes auteurs réunis). Il passa alors le plus clair de son temps à se « planquer », car ses jeunes éditeurs le harcelaient quotidiennement (il devenait alors de plus en plus célèbre !) pour lui arracher des séances de dédicaces de son livre dans toutes les librairies de France et de Navarre ! Le pauvre Pierre Onténiente – son secrétaire et ami, qui devint le célèbre Gibraltar – le protégeait déjà comme il pouvait !</p>
<p>– Ils m’emmerdent, ceux-là, clamait Georges, ils commencent à me courir et même à me sortir par les yeux ! Tu crois, me dit-il un jour, que si je les invitais à dîner, ils se rendraient compte qu’ils avalent des amanites phalloïdes ?</p>
<p>Depuis quelques mois déjà nous étions entrés de plain-pied dans l’année 1956 lorsque Françoise me fit part de son intention de s’éloigner définitivement de sa banlieue… et de son mari. Nous avions déjà tenté de dénicher un autre lieu où nous vivrions un peu moins à l’étroit que dans la mansarde de la place Pereire. Nos cachets faméliques étaient hélas loin de nous permettre un accès au luxe de quelques mètres carrés de plus.</p>
<p>Il n’est sans doute pas superflu de préciser que je m’étais toujours acquitté rubis sur l’ongle, « de la main à la main » et sans jamais faillir, du montant de mon loyer le premier de chaque mois auprès de monsieur Ducloux. Je lui annonçai un jour mon départ.</p>
<p>– J’espère que vous allez pouvoir désormais vous consacrer à votre carrière de musicien, me dit-il en me tendant une enveloppe. Tenez, ce sont les trente mille francs de caution que je vous rembourse avec plaisir. Vous avez été un garçon soigneux et sans histoire. J’ai été heureux de vous avoir comme locataire.</p>
<p>Cet argent providentiel était inespéré !</p>
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<tit>La cour des miracles<br></br>(Au secours, maman !)</tit>
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<p>Je ne me souviens guère comment ni par quel moyen nous débarquâmes un jour, Françoise et moi, rue Saint-Didier, dans le seizième arrondissement chez une vieille coquette ruinée, et plus toute fraîche, veuve d’un journaliste célèbre. Cette douce dingue arborait toujours un énorme turban qui occultait une presque totale calvitie. Fardée telle la « folle de Chaillot », nous la croisions, de jour comme de nuit, dans les étages de son petit hôtel particulier. C’est à l’évidence à cause de ses besoins impérieux et perpétuels d’argent que madame Maret, Marceline de son prénom, acceptait de louer au premier venu (nous en étions un exemple !) les pièces délabrées des deuxième et troisième étages qu’elle n’habitait pas. Elle logeait elle-même au premier avec ses deux fils de treize et seize ans, qui effectuaient leurs études à Paris.</p>
<p>Elle faisait tous les matins sa toilette entièrement nue, courbée sous le robinet de l’immense évier de cette grande cuisine de maison bourgeoise. Elle se poudrait ensuite le visage comme un loukoum, ce qui la faisait ressembler à une actrice tragique du théâtre japonais. La baignoire était percée et tous les tuyaux d’arrivée d’eau étaient rouillés. Au premier étage, l’unique W-C de l’immeuble, dont la chasse d’eau fuyait en permanence, ne pouvait évidemment pas être réparé par le plombier. Ce dernier ne parvenait jamais à pénétrer dans l’immeuble, et pour cause ! L’arrivée des créanciers était tant redoutée de notre excentrique propriétaire qu’elle n’ouvrait jamais la porte à personne. Ces infortunés s’évertuaient alors à appuyer en vain sur une sonnette qui demeurait définitivement muette. L’EDF avait déjà coupé l’électricité restée impayée depuis des mois. L’arrivée d’eau comme par hasard était elle aussi très hypothétique. Dans l’ordre des urgences, la douche matinale sous le robinet devait lui paraître vitale. En effet, dès qu’elle avait quatre sous, notre fantasque et imprévisible propriétaire s’acquittait en priorité de cette dette qui, par ses conséquences, inter-disait même à ses locataires de boire un verre d’eau chez eux. Sans pouvoir entrer et en l’absence d’une boîte aux lettres, le facteur, par-dessus la grille d’entrée, jetait inutilement devant la porte des lettres que personne n’ouvrait ainsi que des factures abondantes que la pluie flétrissait dans le jardinet en friche. C’était là les seules « fleurs de rhétorique » qui y poussaient régulièrement.</p>
<p>C’est donc frigorifiés en ces lieux non chauffés que, dans une boîte de conserve vide, nous mettions à tremper du pain dur dans du lait mélangé à un œuf lorsque nous avions les moyens de nous offrir ces trésors. Nous avalions ce providentiel pain perdu lorsque nous ne possédions ni patates ni pâtes ni riz pour nous caler l’estomac. Nous faisions alors chauffer ces piètres « nourritures terrestres » sur un petit poêle Godin – notre unique source de chaleur – qui trônait au beau milieu de la chambre. C’était là l’unique pièce de quinze mètres carrés dont nous disposions. Notre petit Godin ne ronronnait que lorsque nous avions de quoi l’alimenter lui aussi. Même le sommeil réparateur était pour nous absent de cet étrange et nouveau quotidien. Le sommier du lit, si incurvé qu’il touchait le plancher, nous empêchait de dormir tout autant que le froid. C’est au bord de l’épuisement que nous finissions au petit matin par succomber au sommeil.</p>
<p>Françoise chantait donc depuis peu, en plus de La Colombe, aux Trois Baudets. L’assurance dont elle commençait à faire preuve sur la scène prenait peu à peu le pas sur ce satané trac qui l’avait paralysée jusqu’à présent. Les cachetons du théâtre et du cabaret réunis étaient bien insuffisants (à peine en tout et pour tout l’équivalent de vingt euros de nos jours !) pour faire face à l’achat d’un minimum de vêtements, chaussures, cordes de guitare et surtout… pain et tickets de métro !</p>
<p>Maman, qui savait lire entre les lignes les lettres que je leur adressais parfois à Castelsarrasin, avait deviné sans peine la « disette » qui était la nôtre. Elle débarqua un beau matin sans crier gare rue Saint-Didier. Après avoir poireauté une heure devant le portail rouillé (jusqu’à l’arrivée providentielle de notre ami Miguel, un locataire de l’immeuble) les bras surchargés de provisions, elle lâcha d’un coup ses paquets sur le seuil de notre « palace » en disant :</p>
<p>– <i>Bon diou !</i> mes pauvres enfants, mais dans quel endroit êtes-vous tombés ?</p>
<p>Le dénuement extrême dans lequel nous vivions et auquel par force nous nous étions habitués frisait tant le surréalisme qu’il finit par éclairer d’un sourire l’inquiétude de ma pauvre mère :</p>
<p>– Mais bon sang, Pierrot, pourquoi n’as-tu pas dit que vous étiez tant dans le besoin ?</p>
<p>S’affairant alors sur ses colis, maman en extirpa des boîtes et bocaux de confits d’oie, foie gras, pâtés, confitures, saucissons maison et autres galantines de volaille de sa fabrication qui eurent pour effet de nous faire sortir les yeux de la tête ! Et, bien entendu, de nous faire saliver abondamment. Tout en défaisant ses paquets, maman nous dit :</p>
<p>– Vous devez être morts de faim, mes pauvres enfants, mais pour l’heure, j’ai apporté aussi deux poulets déjà vidés et plumés que nous allons mettre au four tout de suite.</p>
<p>– Mais, maman, c’est qu’ici on n’a pas de four !</p>
<p>– Alors je vais vous les préparer dans une cocotte.</p>
<p>– Mais c’est qu’on n’a pas de gaz non plus, juste le poêle…</p>
<p>– Alors, dans ce cas, conclut maman, pas démontée pour autant, cela va être plus compliqué… mais nous finirons bien par y arriver.</p>
<p>J’eus alors l’idée de quémander du secours à « la fourmi ma voisine » qui était, elle, heureusement, bien plus généreuse que celle de la fable.</p>
<p>Dès notre arrivée en ces lieux, nous avions sympathisé avec cette dernière, une aimable et courtoise Vietnamienne. Elle vivait dans une seule et unique chambre, attenante à la nôtre, avec ses neuf enfants qu’elle avait toutes les peines du monde à nourrir. Quelques mois auparavant, elle menait encore grand train de vie avec valet de chambre, cuisinier et chauffeur de maître. C’est en Rolls-Royce que ce dernier conduisait tous les matins l’ambassadeur – le mari de la dame – à son bureau ainsi que ses enfants à l’école ou au collège. Ironie du sort, ils occupaient alors eux aussi un hôtel particulier semblable à celui-ci (mais je présume en meilleur état !) non loin de la rue Saint-Didier.</p>
<p>Hélas ! C’est dans sa propre chambre que le malheureux ambassadeur, revenant un jour en taxi à l’improviste, avait découvert son épouse au lit avec son chauffeur. Répudiée sur-le-champ avec ses enfants, elle subsistait tant bien que mal avec ses petits – de deux à dix-sept ans – dans le même « palais » que nous sans jamais se plaindre le moins du monde, le mari jaloux et rancunier ne lui donnant pas le moindre sou pour les nourrir. Elle qui, évoluant auparavant dans un univers doré, n’avait jamais levé le petit doigt faisait à présent des ménages toute la journée chez les bourgeois de ce même seizième arrondissement, qu’elle avait parfois même invités chez elle, et où elle avait connu tant d’opulence. À présent, les petits allaient à la crèche et à l’école tandis que les deux aînées, deux ravissantes créatures de seize et quinze ans, avec de minuscules pinceaux, peignaient à longueur de journée des petits soldats de plastique en trois couleurs pour le compte d’une fabrique de biscuits qui les ajoutait en bonus dans ses boîtes de gâteaux. Ces centaines de figurines peintes, ajoutées aux soixante heures de ménage par semaine de leur mère, leur permettaient d’acheter et de rapporter le samedi matin des Halles quatre sacs de cinq kilos de riz de deuxième choix, qui les nourrissaient durant toute une semaine. Des rogatons de viande à chat, des hachis de bas morceaux, des têtes de poissons, des abats divers de volailles, bouts d’ailes ou gésiers, mélangés au riz épicé de piment ou de gingembre, sans oublier le nuoc-mâm dont ils raffolaient, amélioraient le goût de leur pitance quotidienne. Ils en avalaient de grands bols, n’ayant que cela à se mettre sous la dent.</p>
<p>C’est donc cette brave et douce madame Chan qui nous prêta son grand faitout en aluminium et même son petit réchaud à gaz. Maman y fit sauter les deux poulets découpés en petits morceaux afin de partager toutes ces merveilles avec nos amis qui n’en revenaient pas d’une pareille aubaine. Pour nous tous, il y avait si longtemps que nous n’avions fait un tel festin !</p>
<p>Maman avait apprécié le goût délicieux de ce riz à la vietnamienne. Elle avait de plus sympathisé avec les infortunés pensionnaires de cette « cour des miracles », avant de s’en retourner au pays. Au moment de partir, elle me laissa tout ce qu’elle possédait jusqu’au moindre sou. L’inquiétude empreinte sur son doux visage, elle me dit :</p>
<p>– Es-tu sûr, mon fils, que tu vas dans la bonne direction ?</p>
<p>– Non, je ne suis sûr de rien, maman, en tout cas je vais essayer de trouver la bonne route. Si la chanson n’a pas d’avenir pour moi, il me restera toujours la musique, le théâtre… Ne t’en fais pas, j’ai de la ressource !</p>
<p>– Ton père aussi s’inquiète. Il ne le dit pas, mais…</p>
<p>– Ne vous faites pas de souci. Tout ira mieux dans quelque temps.</p>
<p>Maman, qui repartit sans pour autant être rassurée sur mon sort, économisa désormais sou par sou tout l’argent qu’elle pouvait. Elle revenait passer trois ou quatre jours auprès de nous tous les deux mois environ, chargée de victuailles et des maigres subsides qu’elle avait pu économiser sur ses « commissions ». Nous l’attendions comme le Messie !</p>
<p>Bien que dormant dans un coin de la pièce sur un matelas pneumatique posé sur le plancher, elle ne se plaignit jamais de cette précarité qu’elle avait déjà si bien connue dans son enfance. Il semblait même que cette situation si surréaliste ait fini par l’amuser. Cette galerie de personnages irréels n’avait-elle pas quelque cousinage avec une partie de la faune haute en couleur qui hantait parfois le Café du Pont, il n’y a encore pas si longtemps ?</p>
<p>Tout droit sortie d’un livre de la comtesse de Ségur, « la baronne », madame veuve Ambroisine de Welde, était une amie de notre chère Marceline. Cette dernière lui louait une petite pièce sous les toits pour une modique et symbolique somme. Sans conjoint toutes deux depuis quelques années, elles évoquaient souvent le temps bénit des petits fours et des tasses de thé parfumé Old Grey dégustées délicatement le petit doigt levé à la terrasse du Café de la Paix. Marceline adorait minauder au milieu des amis de son défunt journaliste de mari si redouté du Tout-Paris de la politique. Il pouvait tout à son gré faire un ministre ou l’anéantir en moins de trois articles dans son journal si puissant. Décider de la pluie et du beau temps finalement l’amusait beaucoup, nous confia un jour sa veuve. La baronne, elle, avait joué son rôle de femme de haut rang, ne se départant que rarement de cette morgue qui lui était naturelle. Depuis son mariage morganatique – car nous avions appris qu’elle était d’origine roturière –, elle avait su très vite épouser, en même temps que son baron, les principes fondamentaux d’une noblesse qui, jusqu’alors, faisait partie d’une tout autre planète. Elle ne s’adressait qu’à la troisième personne à son yorkshire chichiteux et agressif qui était redouté et détesté de tous les locataires de cet « hôtel » si particulier.</p>
<p>– Monsieur Titou, lui disait-elle, pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous boudez ce matin votre tasse de lait ? Vous voulez chagriner maman, c’est cela ?</p>
<p>En revanche, ce clébard snobinard n’avait pas hésité une seconde à engloutir voracement une superbe part de foie gras que maman avait généreusement offerte à Ambroisine.</p>
<p>– C’est fini, nous avait plus tard déclaré maman, outrée de ce comportement de riche. Jamais plus je n’offrirai mon foie d’oie à cette foldingue pour qu’elle en fasse profiter son roquet. Il vaut bien mieux que vous le gardiez pour les jours « difficiles »… </p>
<p>Au fil de ses visites, par nous tant espérées, ma douce mère prenait indéniablement plaisir à faire connaissance avec un autre locataire, notre ami Miguel, beaucoup plus sympathique qu’Ambroisine et son roquet. Il logeait tout là-haut dans l’une des chambres de bonne.</p>
<p>Miguel était un noble espagnol déchu, bizarrement anarchiste, mais son allure et la noblesse de son comportement soulignaient une éducation raffinée qui contrastait étrangement avec le décor et la faune qui hantaient ces lieux. Il avait une grande dignité et un sens aigu de la courtoisie. Il partageait à l’occasion avec bonne humeur nos maigres agapes, apportant parfois en tribut quelques œufs ou un camembert. Sans qu’il fût besoin de l’en prier beaucoup, il racontait volontiers « sa » guerre d’Espagne. Il nous égrenait alors et avec force détails les recettes de civets de chats, de chauve-souris ou de lézards qu’ils mitonnaient dans le maquis espagnol où ils se réfugiaient tout en combattant l’immonde Franco.</p>
<p>– Ne nous plaignons pas de notre sort, disait-il en riant. Ici, c’est la vie de château, comparée à celle que nous avions quand nous étions assiégés par les franquistes ! Hormis celui d’anéantir l’ennemi, notre seul but quotidien était de parvenir à piéger un rat ou un hérisson pour ne pas mourir de faim.</p>
<p>Notre noble espagnol faisait lui aussi des ménages dans le quartier. Il se laissait parfois attribuer le titre pompeux de valet de chambre, corroboré par son gilet rayé, dans quelques familles bourgeoises soucieuses d’épater leurs invités et… leurs voisins.</p>
<p>Miguel était un érudit doublé d’un fin lettré. Nous dissertions parfois sur des auteurs ou poètes espagnols, tels le grand Cervantès, le poète García Lorca ainsi que Miguel de Unamuno, qui avait écrit <i>L’Agonie du christianisme</i> et qui était de Bilbao comme lui. Nous évoquions souvent aussi le Chilien Pablo Neruda qu’il admirait pour ses poèmes révolutionnaires dont il récitait parfois des vers par cœur.</p>
<p>Maman n’était pas du tout rassurée lorsqu’elle croisait les voisins à qui Marceline avait eu le culot de louer sa cave. C’est là, dans ce sous-sol humide, à même la terre battue, qu’habitait ce couple infernal qui passait le plus clair de son temps à se disputer et à se taper l’un sur l’autre. Disons que c’est plutôt lui, ancien d’Indochine, tatoué de la tête aux pieds, alcoolique et brutal, qui la battait comme plâtre lorsqu’elle revenait – elle aussi – de faire des ménages dans le quartier. C’était sans doute un brave type mais indéniablement un peu bas de plafond. Les doubles pastis et les bières qu’il ingurgitait le rendaient jaloux et violent. Il ne cessait de harceler sa compagne afin qu’elle ramenât davantage d’argent à la maison. Elle avait pourtant tant de mal à épargner les quelques sous qui devaient payer les couches et les biberons de son enfant ! Ce bébé de quelques mois à peine, qui dormait sur un sac à patates au fond d’une caisse à savons en guise de berceau, faillit se faire dévorer un jour par un rat. La baronne, qui avait entendu des cris, était intervenue, brandissant son Titou, juste avant que l’infortuné bébé, abandonné seul dans sa caisse à savons de Marseille, ne soit mordu par un gros gaspard affamé.</p>
<p>Ces sombres et tristes péripéties dont le récit pourrait s’étaler sur des pages et des pages n’étaient pas vraiment pour nous une partie de plaisir à vivre au quotidien. Ce sont ces souvenirs teintés de sombre, ajoutés à la triste passe que je traversais alors, qui m’inspirèrent plus tard des chansons telles que <i>La Bérésina</i>, <i>Le Bonheur conjugal</i> ou <i>Noël avant terme</i> ! C’est sans doute tout cela qui, un an plus tard, nous décida derechef à aller chercher ailleurs d’autres sources de félicité…</p>
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<tit>64, boulevard Edgard-Quinet – <br></br>Voisin de Georges – <i>Le prince passe</i></tit>
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<p>Après des mois de vaines recherches, nous eûmes vent d’une reprise à payer pour un minuscule deux-pièces situé au premier étage d’un immeuble vétuste boulevard Edgar-Quinet. Le locataire, un Russe, exigeait fermement soixante-dix mille francs (en 1956 !). Cette demande était colossale et je n’avais bien entendu pas la moindre idée de la façon dont nous pourrions nous acquitter d’une pareille somme. À force de nous serrer la ceinture de draconienne manière (je n’avais jamais été aussi maigre !), nous réunîmes un tiers de la somme. La mère de Françoise, une directrice d’école aussi brave que généreuse (bien qu’elle ne roulât pas sur l’or !) et pourvue d’un solide sens de l’humour, nous « prêta » le deuxième tiers. Maman, de son côté, au terme d’incroyables acrobaties budgétaires avec les sous de son ménage, parvint à nous apporter le reste, sans en avoir seulement parlé à papa. Pour effectuer le déménagement, mon fidèle copain Yves m’avait dit :</p>
<p>– Si tu as besoin d’aide, je suis ton homme.</p>
<p>N’ayant pas les moyens de m’offrir Calberson, j’avais loué pour un prix modique un petit charreton de bougnat pour la journée. Nous y avions empilé un maximum sur au moins deux mètres de hauteur (ce sont les bouquins qui pesaient le plus !). Le tout était bien sûr ficelé à la va-comme-je-te-pousse ! Attelés dans les brancards en « endossant les bricoles » à tour de rôle, l’un tirait, tandis que l’autre poussait. Nous devions nous rendre de la rue Saint-Didier au boulevard Edgar-Quinet. Il fallait donc traverser le pont de la Seine pour atteindre la rive gauche. Ceux qui connaissent la descente entre le Trocadéro et l’entrée du pont qui mène à la tour Eiffel imagineront sans peine la tête ahurie du flic planté à l’intersection nous voyant arriver à fond les manettes sans pouvoir retenir notre engin ! Ce satané charreton dix fois trop chargé nous entraînait à présent à une vitesse supersonique. Les bras soudés aux brancards, nos jambes touchaient à peine le sol. On s’envolait littéralement quand on est passés sous l’aileron du flic qui pensait naïvement qu’on le prendrait pour un feu rouge ! La circulation s’était soudain figée. Le poulet a levé haut les bras pour stopper <i>illico</i> tout individu ayant des velléités d’avancer d’un centimètre avec son véhicule. Le coup de sifflet éperdu du représentant de l’ordre a bien duré jusqu’à épuisement de ses pauvres éponges ! Quant à nous, rien ni personne ne pouvait plus nous arrêter. Nous arrivâmes fourbus mais vainqueurs au mitan du pont où, là, enfin arrêtés, nous eûmes le plus beau fou rire de notre vie !</p>
<p>Dans la « petite chambre » du premier étage du 64, boulevard Edgar-Quinet, nous eûmes du mal à nous débarrasser d’un lit encore plus déglingué que celui de la cour des miracles que nous venions d’abandonner. Il y avait aussi un fauteuil branlant dont les ressorts perçaient le tissu usé jusqu’à la corde. Le rembourrage mité mais douillet abritait un nid de souris. Ces jeunes demoiselles, grosses comme des olives noires, s’égaillèrent en tous sens, suscitant la panique chez les copines venues nous aider à ranger les bouquins. Quelques assiettes et verres rajoutés étaient là tout ce que nous possédions alors, hormis ma précieuse guitare. Ces deux minuscules pièces n’avaient rien de commun avec une suite du Claridge, mais comparées à notre « gourbi » (maman <i>dixit</i> !) de la rue Saint-Didier, c’était le paradis. Le quartier, de plus, était très animé par de nombreux et sympathiques commerçants. Le somptueux marché Edgar-Quinet nous faisait, lui, cruellement rêver quand nous passions devant, les poches vides.</p>
<p>Dès le surlendemain, j’étais allé voir Georges à l’impasse pour lui dire qu’à présent nous étions presque voisins. Après avoir cogné et recogné à l’entrée, comme personne ne répondait, j’en conclus qu’il était absent et la Jeanne aussi probablement. M’apprêtant à repartir, je vis soudain les volets s’entrouvrir au premier étage :</p>
<p>– C’est toi, Pierre ? Attends une seconde, je descends t’ouvrir la porte. Tu comprends, me dit-il, tandis que nous montions l’escalier en colimaçon qui menait à son bureau, je suis à présent obligé de me planquer. « Ils » connaissent mon adresse et j’ai du mal à bosser tranquille avec tous ces emmerdeurs.</p>
<p>– Alors, pardonne-moi de…</p>
<p>– Mais non, m’interrompit-il, tu sais bien que toi, ce n’est pas pareil !</p>
<p>Après qu’il m’eut fièrement vanté les vertus de son nouveau poêle à catalyse, un petit machin cylindrique qui empestait l’eucalyptus, il me dit :</p>
<p>– On ne te voit plus, rue Louis-le-Grand.</p>
<p>– Eh bien, entre La Colombe, les Baudets, les soucis domestiques et le récent déménagement, je n’ai pas chômé beaucoup ces temps-ci. Ça n’est pas cela qui m’a enrichi pour autant, ajoutai-je en riant.</p>
<p>– Tu as besoin de quelque chose ?</p>
<p>– Non, Georges, je te remercie, ça va aller.</p>
<p>Comme souvent, nous évoquâmes Léautaud, de qui il me demanda des nouvelles. Je lui dis que ce malheureux n’avait plus que deux dixièmes à un œil et pas beaucoup plus à l’autre. Il pestait copieusement contre « la vieillesse qui est une abomination » et me paraissait avoir beaucoup « baissé » depuis ma dernière incursion chez lui, deux mois auparavant. À chacune de mes visites à Fontenay, je remarquais les rustines de papier à cigarettes de plus en plus nombreuses sur les joues que la lame du rasoir avait entaillées. Je détaillais tout cela à Georges qui paraissait intéressé par tous ces détails. Je lui dis que je n’en étais pas encore revenu que l’écrivain m’ait offert cette fois le<i> Brulard </i>et les<i> Souvenirs d’égotisme</i> de Stendhal. Il m’avait fait aussi cadeau d’un paquet de tabac gris alors que je m’apprêtais à lui en offrir un moi-même, que j’avais conservé des rations octroyées à la caserne. Nous avions éclaté de rire ensemble en échangeant nos paquets. Je lui avais demandé aussi ce jour-là de me signer l’exemplaire du <i>Petit Ami</i> que m’avait confié mon copain de l’Olympia, Chérix, que Georges connaissait bien. Léautaud, brandissant un stylo-bille, un des tout premiers Bic, m’avait dit :</p>
<p>– Vous vous servez de ces machins-là, vous ?</p>
<p>Puis, le jetant soudain sur la table :</p>
<p>– C’est Denoël qui me l’a offert. Moi, cela ne me plaît pas du tout.</p>
<p>Après avoir trempé sa plume d’oie dans l’encrier, il avait signé l’exemplaire de Chérix. Georges adorait ce type de « compte-rendu » de mes visites à Fontenay. Il me demandait parfois :</p>
<p>– Est-ce qu’il t’a lu des poésies, cette fois-ci ?</p>
<p>Sachant que j’en fumais un de temps en temps, il m’offrit un cigarillo et bourra sa pipe qu’il alluma. Je lui dis que Léautaud, malgré sa vue défaillante, roulait néanmoins encore ses cigarettes à la main par mesure d’économie et aussi sans doute par habitude. Il avait une technique bien au point pour emplir de tabac sa feuille à cigarette qu’il incurvait entre ses doigts. Il la collait d’un coup de langue en aller-retour sans en renverser le moindre brin. Georges, avec un sourire fataliste, conclut en soupirant :</p>
<p>– Ça doit être très chiant, la vieillesse…</p>
<p>Pour changer le cap de ces propos peu réjouissants, il me raconta soudain l’histoire d’un type qui jouait au golf et qui avait raté le formidable putt qu’il venait de tenter pour épater son adversaire et néanmoins copain. La balle, en effet, propulsée avec une telle violence, arrêta net sa course sur la tempe d’une bonne sœur qui, à cent mètres de là, passait à bicyclette. Une voiture qui arrivait alors à tombeau ouvert, faisant une embardée pour éviter la nonne gisant à terre, fonça droit sur une ambulance, qui à son tour percuta de plein fouet le car rempli de touristes qui alla choir au fond d’un ravin.</p>
<p>– Mais c’est pas possible ! gémissait le golfeur maladroit. Mais c’est horrible ! Mais que faire, Seigneur, dites-moi que faire ! ne cessait de se lamenter le malheureux.</p>
<p>– D’abord, tu t’y prends mal, lui dit son copain, puis, saisissant la canne de golf, il adopta la position idéale pour réussir un putt : regarde, c’est ton geste qui n’est pas bon. C’est comme ça…</p>
<p>J’éclatai de rire. Georges n’avait pas de l’humour que dans ses chansons.</p>
<p>Me raccompagnant à la petite porte qui donne dans l’impasse, il me dit, regardant mes joues rasées de frais :</p>
<p>– Toi, tu as du bol, quand tu te rases, tu peux tout enlever. Moi, à présent, je suis esclave de mes bacchantes. Je ne pourrai jamais plus de ma vie les raser !</p>
<p>En avait-il vraiment envie ?</p>
<p>Je repartis en fin d’après-midi en flânant par la rue Vercingétorix jusqu’à Montparnasse. Parvenu au boulevard, à la hauteur de l’avenue du Maine, je m’assis alors sur un banc, devant une brasserie (qui existe toujours, le banc, lui, a disparu !), Au chien qui fume. Pourquoi un chien qui fume ? Marrant et insolite. La première idée qui alimenta la toute première des chansons que j’entrepris d’écrire pour moi partit de là. En corrélation sans doute avec les temps durs que je vivais au quotidien, j’imaginais l’histoire d’une famille aussi démunie que je l’étais. Les déshérités, les apatrides. Les pauvres, les nantis… et l’injustice avec laquelle ces derniers traitent les premiers n’étaient autres, déjà, que le principal ferment qui allait nourrir mes chansons durant des décennies. L’humour et la dérision seraient mon « glaive » à défaut d’être mon « goupillon ». Ma chanson <i>Le prince passe</i> venait de naître sur ce banc :</p>
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<i>Rien à se mettre sous la dent</i></verslg>
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<i>Depuis fort longtemps</i></verslg>
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<i>Le père, la mère et le fils</i></verslg>
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<i>Fumaient du maïs</i></verslg>
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<i>La famine, fléau désastreux</i></verslg>
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<i>Était sur eux</i></verslg>
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<i>Et jusqu’à leur chien bon Dieu</i></verslg>
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<i>Qui fumait sa queue</i></verslg>
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<p>Refrain</p>
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<i>Le prince passe</i></verslg>
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<i>Il va nous donner du pain</i></verslg>
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<i>Le prince passe</i></verslg>
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<i>Et leur donne du gourdin.</i></verslg>
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<p>Désormais, mon vieux duffle-coat gris sur le dos, un cahier et un stylo dans l’une de ses grandes poches, je me baladais alors un peu partout dans Paris le nez au vent. La seule façon de bien connaître une ville, c’est de l’arpenter à pied dans tous les sens. Je découvris ainsi avec enchantement la rue des Canettes, la place Saint-Sulpice, la place des Vosges, le canal Saint-Martin, la place Fürstenberg, non loin de L’Échelle de Jacob, ce célèbre cabaret de chansons où Brel avait fait ses premiers pas. J’étais loin d’imaginer que j’y chanterais moi aussi bientôt.</p>
<p>C’est ainsi, de place en place, de banc en banc, que l’écriture de mes premiers couplets commença, sans que j’en eusse jamais touché mot à personne. Au bout de quelques mois, je présume, Françoise l’apprit. Me faisait-elle les poches ? La suite prouverait que… sans doute !</p>
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<tit>C’est ça, un conte de fée ?…</tit>
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<p>Un fameux samedi soir – on pourrait dire cela ainsi –, à La Colombe, j’avais comme d’habitude accompagné à la guitare le tour de chant de Françoise. Tous les autres copains avaient chanté eux aussi entre les deux petites salles bondées. Cela totalisait tout au plus quarante ou cinquante clients amateurs de chansons disons originales et plutôt insolites. On les qualifiait à l’époque de « chansons rive gauche ». C’était dans une sorte de niche qui séparait les deux salles que Michel Valette avait imaginé de faire chanter ses artistes qu’il avait baptisés, pour la plupart d’entre eux, les « ACIG » : auteurs-compositeurs-interprètes à la guitare. Le public ainsi en profitait aussi bien du côté gauche que du côté droit. C’est donc à peu près trois mois après les débuts de Françoise, un samedi soir vers minuit et demi, qu’un véritable « séisme » vint encore une fois faire basculer mon destin. À cette heure-là, après le spectacle, le public s’attardait souvent devant un verre tout en commentant les chansons qu’il venait d’entendre. Je m’apprêtais quant à moi à partir et je fis un petit signe de loin à Françoise pour savoir si elle y était disposée elle aussi. C’est précisément le moment que choisit Valette, sans doute mis dans la confidence par Françoise, pour s’adresser soudain au public de la manière (pour moi !) la plus inattendue :</p>
<p>– Mesdames et messieurs, votre attention, s’il vous plaît. Le guitariste, dit-il en me désignant, qui est aussi l’auteur des chansons de Françoise Marin (son nom d’artiste) que vous avez entendue tout à l’heure, est un petit cachottier. Nous avons appris incidemment qu’il écrit en ce moment pour lui aussi des chansons qu’il espère sans doute bien interpréter un jour. Pourquoi pas ce soir ? Je propose donc que nous lui demandions de les chanter pour la première fois ici à La Colombe. Il en est non seulement l’auteur mais aussi le compositeur. Je vous rappelle que son nom est Pierre Perret !</p>
<p>Le ciel me tomba sur la tête ! Stupeur et balbutiements de ma part, curiosité et effervescence dans la salle.</p>
<p>– Mais, mais… balbutiai-je pendant que Michel me tendait la guitare, c’est impossible. Et puis je ne les connais pas par cœur ! De plus, je n’ai jamais chanté non plus de ma vie ! Non, vraiment non, je ne peux pas, protestai-je en repoussant ma guitare.</p>
<p>Certains clients, pensant alors que c’était un numéro convenu entre Valette et moi, se mirent à scander sur l’air des lampions :</p>
<p>– Chiqué ! Chiqué !…</p>
<p>Un peu agacé et pour le moins pris de court par la tournure des événements, résigné, je saisis la guitare en marmonnant : « Et puis merde ! » Françoise, sans la moindre pitié, me tendit la rame de brouillons qui ne quittaient jamais les larges poches de ma « bure » à capuche.</p>
<p>C’est après avoir punaisé sur le pilier devant moi les textes des brouillons écrits à la main que, liquéfié de peur, j’attaquai <i>Le prince passe</i>. J’enchaînai avec <i>Moi, j’attends Adèle</i>, <i>Le Poulet </i>ainsi que <i>Qu’elle était jolie, qu’elle était belle</i>. Le triomphe que me fit le public au terme de chacune de ces chansons fut une explosion à vous projeter le cœur au plafond !</p>
<p>Je n’avais imaginé à aucun moment que pareille émotion puisse être suscitée par des chansons qui au demeurant étaient loin d’être terminées.</p>
<p>– Une autre ! Une autre ! scandait maintenant la salle surchauffée, au terme de ce minirécital !</p>
<p>– Mais, dis-je, interrompant cet enthousiasme débridé, c’est que je n’en ai pas d’autres !</p>
<p>– Les mêmes ! Les mêmes ! se mit alors à scander à nouveau le public, après avoir éclaté de rire à ma réponse.</p>
<p>Je n’eus guère d’autre solution que de rechanter les « mêmes » en observant cette fois-ci que les gens riaient de bon cœur, encore une fois, aux mêmes endroits que la première fois. Le triomphe fut décuplé au bout de ce <i>bis</i> si inattendu lui aussi.</p>
<p>Dans le couloir qui faisait office de coulisses, Valette, me sautant dessus à la sortie, s’exclama :</p>
<p>– Quel tabac ! Mais c’est fabuleux ! Tu as vu ?</p>
<p>J’étais heureux et furieux à la fois de ce qui venait de se passer. Furieux sans doute parce que je ne l’avais pas décidé moi-même… et heureux sans doute aussi parce que ce qui venait de m’arriver était en effet totalement inattendu, plutôt incroyable et, disons-le, magique.</p>
<p>– Il y a un type qui veut te voir dans la salle. Je crois que c’est une huile, quelqu’un de très important dans le métier, me dit Michel.</p>
<p>– Je ne veux voir personne, lâchez-moi, cela suffit pour aujourd’hui !</p>
<p>– Allez, Pierre, ne fais pas l’idiot. Je lui ai dit que j’allais te présenter. Ils sont quatre, d’ailleurs très sympathiques. Ils sont totalement emballés par tes chansons.</p>
<p>– Je n’y tiens pas vraiment !</p>
<p>– Pierre, je t’en prie, fais-moi plaisir, tu vas le regretter…</p>
<p>Françoise, qui au cours de la conservation s’était approchée, renchérit :</p>
<p>– Oui, ce serait vraiment dommage de ne pas aller voir ce qu’ils te veulent, ces gens-là. Je pense que ce serait même du gâchis.</p>
<p>Le type en question était en compagnie de trois autres personnes dont deux splendides créatures blondes, habillées en sapin de Noël, apparemment snobs comme des poux.</p>
<p>– Vos chansons sont délicieusement à se tordre, me dit l’une d’elles.</p>
<p>– Oui, elles sont vraiment très originales, étonnantes et tellement drôles, enchaînèrent les autres en chœur.</p>
<p>Un petit rondouillard aux yeux rieurs, après m’avoir présenté son frère ainsi que les deux dames, me dit :</p>
<p>– Voulez-vous prendre quelque chose ?… Que voulez-vous boire ?… Manger, peut-être ? Sans doute avez-vous faim à cette heure-ci ?</p>
<p>« Ai-je l’air aussi famélique ? » me demandai-je bêtement.</p>
<p>– Non, je vous remercie, ça ira !</p>
<p>Il se leva en me tendant la main :</p>
<p>– Je m’appelle Émile Hebey. Je suis le manager de Gloria Lasso, de Gilbert Bécaud et de Charles Trenet. Voulez-vous être mon quatrième poulain ?</p>
<p>Je le regardai, interdit, incapable de répondre, me demandant sérieusement si je rêvais ou si ce monsieur se moquait de moi. Sans me laisser le temps de répondre, il enchaîna :</p>
<p>– Je suis désolé, je ne vous connaissais pas. Mais ce que j’ai vu et entendu ce soir est très surprenant, très original et, je le pense aussi, de grande qualité et très prometteur… Depuis quand chantez-vous ?</p>
<p>Je consultai ma montre :</p>
<p>– Une demi-heure !</p>
<p>Tous les quatre éclatèrent de rire.</p>
<p>– Quel farceur ! Il a le même humour dans la vie que dans ses chansons !</p>
<p>– Je vous jure que c’est la vérité !</p>
<p>Ils n’insistèrent pas, mais je voyais bien à leur sourire entendu que nul d’entre eux n’accorda crédit à ma réponse.</p>
<p>– Il vous faut enregistrer un disque, me dit Hebey. Tout de suite.</p>
<p>De nouveau, j’étais abasourdi. J’encaissai ce caressant uppercut comme je pus.</p>
<p>– Écoutez, monsieur Hebey. Je crois que vous allez un peu vite en besogne.</p>
<p>– Mais pourquoi ?</p>
<p>– Mais parce que je ne suis pas prêt pour cela. Mes chansons ne sont pas finies. Ce sont des brouillons que j’ai chantés ce soir. Ce ne sont pas de bonnes chansons bien rondes comme je voudrais qu’elles soient.</p>
<p>– Il est merveilleux ! s’exclama la Marie-Chantal à ma droite.</p>
<p>– Écoutez, réfléchissez à ma proposition. À mon avis, vous avez tort. Vous avez vu la réaction de la salle ? Je peux vous faire enregistrer un disque immédiatement, dans la maison de votre choix : chez Pathé, chez Philips (la firme dirigée par Canetti, celle où Georges enregistrait ses chansons).</p>
<p>– Je suis désolé, cela vous paraît sûrement idiot, mais cela ne m’intéresse pas vraiment pour le moment.</p>
<p>– Encore une fois, pensez à ma proposition. Promettez-moi au moins, si vous changez d’avis, de me le faire savoir. Soyez aimable de me garder en tout cas une priorité. Voici ma carte.</p>
</dev>
</chap>
<chap>
<tit>Barclay</tit>
<dev>
<p>Le lendemain, à dix heures du matin, à peine réveillé de ce conte de fées, quelqu’un frappa à la porte du 64, boulevard Edgar-Quinet. On me tendit un télégramme – un « petit bleu », comme on disait. « Vous êtes attendu à treize heures à l’adresse ci-dessous avec votre guitare », signé Eddie Barclay. Je n’avais même pas un franc de pourboire à donner au petit télégraphiste !</p>
<p>– C’est pas vrai ! murmurai-je entre mes dents en pensant à Hebey. Il croit m’avoir comme ça. Eh bien, je n’irai pas !</p>
<p>– Tu sais, me dit Françoise, qui avait été aussi abasourdie que moi par tout ce qui était survenu si subitement, avoir une pareille chance et vouloir à tout prix la gâcher, je le pense aussi, c’est peut-être pas très malin non plus ! Qu’as-tu à perdre à y aller ? Il ne va pas te manger !</p>
<p>Un peu vexé, j’objectai de très mauvaise humeur que si même je voulais m’y rendre, nous étions tellement fauchés que le seul ticket de métro en notre possession était déjà troué ! Il fallait choisir entre l’aller et le retour pour traverser tout Paris à pied avec la guitare à la main<apnb id="N1" />.</p>
<p>Finalement, je partis en métro ma guitare à la main, avec comme d’habitude les brouillons de mes chansons dans une poche et sans le moindre sou vaillant dans l’autre. Je venais de m’apercevoir en plus que, dans l’émotion de la veille, nous avions quitté La Colombe en omettant de nous faire payer notre misérable cacheton. Qu’importe ! J’allais bien voir ce qu’il me voulait, ce Barclay. Et puis j’aurais tout l’après-midi pour rentrer à pied à Montparnasse. Nous repartirions alors <i>pedibus</i> avec Françoise jusqu’au cabaret de Valette dans l’île de la Cité.</p>
<p>Au dernier étage d’un immeuble cossu, le valet de chambre qui vint ouvrir la porte de son mythique patron me toisa dédaigneusement de haut en bas. Il arborait l’air agacé et navré à la fois de celui apercevant une fiente d’oiseau qui vient de choir sur le bout de sa chaussure.</p>
<p>– Que lui voulez-vous, à monsieur Barclay ?</p>
<p>– Eh bien, moi rien ! C’est lui qui m’a demandé de venir.</p>
<p>– Pfutt ! Ça m’étonnerait ! Enfin, veuillez patienter, je vais voir.</p>
<p>Une minute plus tard, je fus aimablement invité par le dédaigneux domestique à m’asseoir sur un rutilant et moelleux canapé au milieu d’un salon immense, luxueusement meublé de grands fauteuils de cuir fauve. Le piano à queue blanc était posé sur une moquette dans laquelle mes chaussures éculées s’enfonçaient voluptueusement. Le maître des lieux me laissa mijoter vingt bonnes minutes avant d’arriver, la main tendue et la face illuminée d’un grand sourire.</p>
<p>– Alors, jeune auteur plein de promesses, je sens qu’on va pouvoir faire du bon travail ensemble. Émile Hebey m’a dit le plus grand bien de vous. De plus, les chansons où l’humour montre son nez ne sont pas si courantes. C’est cet aspect-là qui m’intéresse d’abord chez vous.</p>
<p>– Mais, objectai-je amusé, vous ne les avez même pas entendues, mes chansons !</p>
<p>– Eh bien, c’est pour cela que je vous ai demandé de venir avec votre guitare. Mais j’ai toute confiance en Émile Hebey, qui a toujours eu un goût très sûr. Il ne s’est jamais trompé. Au fait, vous avez raison, on pourrait bien les écouter, ces chansons, non ?… </p>
<p>Façon aimable de me dire : « Montre-moi enfin de quoi tu es capable ! » Mes bluettes lui plurent à l’évidence car, après les avoir écoutées, il répéta, comme à lui-même : « Oui, on va pouvoir faire du bon boulot avec ça… »</p>
<p>– Avez-vous déjeuné ? Voulez-vous vous joindre à moi ? Vous savez, ce sera à la fortune du pot !</p>
<p>Sans doute. Mais quel pot ! La salle à manger, dans le prolongement du salon, était elle aussi immense. Sur une longue table ovale pouvant accueillir une douzaine de convives, trônait un téléphone blanc (jamais vu à l’époque). Eddie me fit installer face à lui.</p>
<p>Le téléphone sonna :</p>
<p>– Allô ? Qui ?… Zizi Jeanmaire ?… De New York ? Je suis occupé, dites-lui de rappeler ce soir !</p>
<p>Pour être bluffé, j’étais bluffé ! Je ne savais lequel utiliser des huit couverts qui entouraient mon assiette. Après un verre de champagne, il dit :</p>
<p>– Est-ce qu’un château-d’yquem 1949 vous conviendra pour accompagner le foie gras ? Oh ! Et puis comme on est appelés à faire un long chemin ensemble, il me semble qu’on pourrait se tutoyer. Qu’en penses-tu ?</p>
<p>– Si vous voulez ! Heu… Je veux bien.</p>
<p>Il voulut savoir quel était mon bagage musical, que je lui parle un peu de moi. Allais-je désormais chanter moi aussi dans cette fameuse Colombe où Hebey m’avait déniché et où j’avais paraît-il remporté un triomphe ? Je répondis que je l’ignorais mais que, inexpérimenté comme je l’étais, je n’étais pas sûr de vouloir me jeter à l’eau tout de suite.</p>
<p>– Au contraire, rétorqua-t-il. Le cabaret est la seule vraie école et un tremplin formidable pour affronter les grandes salles de music-hall. Je suis sûr qu’au bout d’un mois ou deux tu seras en mesure d’enregistrer ton premier super 45 tours.</p>
<p>Sous l’œil amusé de mon hôte, j’avais à peine accepté de reprendre du foie gras pour la troisième fois lorsque surgit le maître d’hôtel, un immense plat d’argent posé sur une seule main. Sur les flancs d’une montagne de purée blonde, une bonne trentaine de petites côtelettes d’agneau dressées en buisson couronnaient le tout, tel un château fort doré.</p>
<p>Je pensais aussitôt : « Jamais on ne pourra manger tout ça ! » La faim qui me taraudait perpétuellement en ce temps-là m’interdisait pourtant d’envisager une seconde de laisser repartir à la cuisine une seule de ces côtelettes qui me semblaient divines !</p>
<p>Je ne parvins à en engloutir pourtant qu’une demi-douzaine avant d’en être rassasié. C’est un sublime ducru-beaucaillou 1949 qui escorta ces mets jusqu’au fromage. Il me fut impossible de refuser deux centimètres d’un camembert qui, à lui seul, eût suffi à damner un monastère de prélats gourmands. Ce n’est qu’après l’apothéose de la charlotte aux poires et des sorbets de chez Bertillon qu’Eddie entra dans le vif du sujet. À présent pétri d’attentions et de sourires obséquieux, le maître d’hôtel apporta les cafés. Le ton qu’il prenait en s’adressant à moi avait changé du tout au tout.</p>
<p>– Monsieur prendra-t-il de l’armagnac ou du cognac ? me demanda-t-il avec l’onction inhérente à son métier.</p>
<p>– Je te recommande l’armagnac, enchaîna Eddie. C’est un laberdolive d’anthologie.</p>
<p>– Difficile de refuser !</p>
<p>Du bout des phalanges, poussant alors doucement sur la table les contrats qu’il avait soigneusement préparés, il dit :</p>
<p>– Voilà ce que je peux RAISONNABLEMENT te proposer. Il faut me signer un contrat de cinq ans, je ne peux faire moins si nous voulons avoir le temps d’accomplir du bon travail. Plus une année préférentielle pour un éventuel renouvellement de contrat. Cela fera six ans en tout si nous le décidons avant la fin de la cinquième année. Tu devras enregistrer un minimum de quarante chansons durant cette période. Les royalties sur les ventes de tes disques s’élèveront à QUATRE POUR CENT sur le prix de gros !</p>
<p>Avais-je le choix ? Il m’aurait dit deux, c’eût été pareil ! Je ne comprendrais que bien plus tard le mystère de la multiplication des côtelettes sur la table si renommée de Barclay.</p>
<p>– Bien entendu, tu céderas les droits éditoriaux de toutes tes chansons aux Éditions Barclay. Voilà. Tu peux signer là !</p>
<p>Je ne me plaindrais pas de ce contrat de dupe, ma naïveté étant la seule fautive. Que fait un crocodile lorsqu’il voit un innocent cabri passer à portée de ses mâchoires ? En tout cas, que les débutants qui lisent ceci retiennent la leçon de cette fable édifiante. Avant de signer un quelconque document vous engageant pour des années, faites éclairer votre lanterne par un avocat spécialisé qui saura lire ce type de contrat rédigé à sens unique. Croyez-moi, jeunes gens, vous ne regretterez pas le prix de la consultation.</p>
<p>– Voici un chèque d’avance sur tes futures royalties.</p>
<p>J’empochai sans trop y croire un chèque de deux cent cinquante mille francs (de 1957). Cela représentait beaucoup d’argent pour quelqu’un de ma condition. Jamais de ma vie je n’avais été aussi riche. Était-ce dans une Cadillac qu’Eddie Barclay cigare au bec et tout en bavardant nous ramena, ma guitare et moi, jusqu’aux Champs-Élysées ce jour-là ? Je ne jurerais pas du contraire. Anesthésié par ce conte de Noël inattendu, j’avais indéniablement du mal à prendre réellement conscience de tout ce qui m’arrivait.</p>
<p>Je ne redescendis sur terre qu’au moment de se quitter. Il plongea la main dans sa poche et, sortant négligemment en vrac une poignée de gros billets froissés, me la tendit en disant :</p>
<p>– Tiens, prends ça en attendant d’encaisser le reste…</p>
<p>– Je n’en ai aucun besoin, lui dis-je avec un sursaut de recul. Merci tout de même, mais je n’en suis pas là ! ne puis-je m’empêcher de murmurer, drapé dans ma dignité et mes vieux vêtements élimés.</p>
<p>Ce fut sa première faute de goût avec moi. Les autres qui suivraient seraient cent fois pires encore.</p>
<p>N’empêche que, me ruant vers la première banque venue pour y encaisser mon chèque, je fus bien déconfit en constatant que c’était aujourd’hui samedi. <i>A fortiori</i> après seize heures, tous les établissements bancaires étaient fermés ! Faute de pouvoir m’acquitter d’un ticket de métro, je fus contraint de regagner d’un pied léger le boulevard Edgar-Quinet. Je fis le récit détaillé de ce qui venait de m’arriver à Françoise, qui n’en croyait pas ses oreilles. Nous dûmes tout de même attendre une heure du matin, au terme de son tour de chant, après avoir perçu notre cacheton ajouté à celui de la veille, pour aller fêter cela dans une brasserie. Cette célébration incluait le premier tour de chant « involontaire » de ma vie donné hier ainsi que mon premier contrat de disque. Comment omettre par ailleurs la proposition faite par Michel Valette le soir même de chanter à mon tour dès le lundi suivant à La Colombe ? Oui, tout cela m’était tombé bel et bien du ciel sur la tête en moins de vingt-quatre heures ! Le destin n’avait-il pas cette fois frappé vraiment fort ?!</p>
<p>Puppchen n’avait-elle pas eu raison de nous dire que deux cachets étaient préférables à un seul ?</p>
<p>C’est à moindre frais – avec trois musiciens seulement – que j’enregistrai donc mon premier disque Barclay dans les studios du même nom, avenue Hoche. Originalité de ce premier super 45 tours, il comportait cinq titres au lieu de quatre. <i>Le Moulin à café</i> venait s’ajouter aux premières chansons chantées à La Colombe. Seul le Trio Charpin m’accompagna donc dans ces cinq titres. François Charpin, brillant pianiste aveugle, était la gentillesse même. Perce-vant avec finesse le trac qui s’était emparé de moi, il fit des prouesses musicales pour s’adapter à « ma » mesure, à « mon » débit, jusqu’à ce que nous trouvions ensemble le bon <i>tempo</i>. Pierre Cavalli, virtuose guitariste, et Michel Gaudry, qui assura la contrebasse à cordes avec le talent qu’on lui connaît, firent eux aussi tous leurs efforts pour me mettre à l’aise. Qu’ils en soient encore remerciés, bien qu’un demi-siècle se soit écoulé depuis !</p>
<p>Le premier qui eut le coup de foudre pour ce disque fut Lucien Morisse, le directeur des programmes musicaux d’Europe 1 que je ne connaissais pas encore. Il partageait une grande connivence avec Eddie Barclay qui me téléphona :</p>
<p>– Lucien Morisse aime beaucoup ton disque. Il aimerait te voir dans son bureau avec ta guitare. J’espère que tu te rends compte à quel point c’est important ?</p>
<p>Décidément, au niveau des dialogues, il faisait toujours autant dans la dentelle, le patron ! En tout, ce jour-là, quatre copains et collaborateurs de Lucien étaient avec lui dans son bureau quand j’y pénétrai. De cette élocution lente, colorée, d’un ton amusé qui rendait plus légers ses compliments, il me dit, avec ce sourire charmeur qui n’avait rien à envier à celui de Georges :</p>
<p>– J’aimerais bien la connaître, moi, cette Adèle…</p>
<p>Me serrant la main, il poursuivit :</p>
<p>– Pour un premier disque, c’est très original… et très prometteur. Je vous présente Catherine Félix, Jean Bardin, Bernard Hubrenne et Pierre Delanoë.</p>
<p>Catherine était alors la productrice des « Musicorama » d’Europe 1 à l’Olympia. Jean Bardin et Bernard Hubrenne, quant à eux, animaient des émissions sur l’antenne. Delanoë, lui, ne comptait déjà plus les succès qui l’avaient rendu célèbre en tant qu’auteur. Lucien leur dit alors :</p>
<p>– Puisque vous n’avez pas entendu son disque qui n’est même pas encore dans les bacs, il va nous chanter lui-même ses chansons avec sa guitare.</p>
<p>Cependant que j’extirpais mon instrument de son boîtier, tous s’assirent sur des chaises en demi-cercle devant moi. Les petits trémolos dus au trac qui paralysait ma voix durent les amuser. Ils eurent de vraies réactions aux bons endroits en écoutant mes chansons. La qualité de ce minipublic de choix était tout à fait comparable à la chaleureuse spontanéité dont avait fait preuve le public de La Colombe. Ce phénomène était infiniment rare chez ceux qu’on appelle les « gens de métier ». J’eus maintes fois par la suite l’occasion de le constater. Sans leur laisser le temps d’épiloguer sur mes mérites – leurs réactions avaient suffi –, Lucien demanda à la cantonade :</p>
<p>– Qu’est-ce qu’on peut faire de ce mec ? On n’a pas le droit de le gâcher !</p>
<p>Précisons ici que l’émission hebdomadaire baptisée « Musicorama » avait été créée par Lucien pour Europe 1 et qu’elle se déroulait en public à l’Olympia. Une séquence baptisée « Les numéros un de demain » était née au bout de quelques semaines, donnant, grâce à Lucien, leur chance aux jeunes qui débutaient.</p>
<p>– Je ne veux pas qu’on le mélange aux numéros un de demain, dit-il. IL VAUT MIEUX QUE ÇA !</p>
<p>Encore une fois, je n’en croyais pas mes oreilles.</p>
<p>« Mais qu’attendent-ils de moi, me disais-je, je vais les décevoir… Oh ! là, là ! tout ça est trop dangereux. Je vais me planter, c’est sûr. »</p>
<p>Finalement, Lucien décida :</p>
<p>– Je sais ce qu’on va faire. Il va chanter <i>Moi, j’attends Adèle</i> à l’Olympia, tout seul avec sa guitare. Il n’aura qu’une seule chanson pour se défendre.</p>
<p>Se tournant vers moi, il me tutoya soudain :</p>
<p>– Si ça marche, on te garde et tu reviens chaque semaine en chanter une nouvelle. Si tu prends le bide, ça s’arrêtera là. Pour ta présentation, on dira : « Voici un jeune chanteur débutant. Il va vous chanter UNE chanson. Si vous l’avez appréciée, montrez-le-lui. »</p>
<p>Il crut bon d’ajouter, peut-être pour se rendre compte de quelle farine j’étais pétri :</p>
<p>– Par ailleurs, comme personne ne connaît ton nom, on ne le dira même pas au public.</p>
<p>Oui, il me proposait là un vrai quitte ou double. Mes jambes en flageolaient d’avance. C’est pourtant ainsi que cela s’est passé la semaine suivante. J’allais connaître LE trac, le monstrueux, le vertigineux, celui qui vous paralyse tant qu’il vous statufie déjà en coulisses, vous lamine totalement. Celui qui glace votre sang jusqu’au bord de la perte de connaissance. Ce fut le cas cette première fois où je subis un douloureux et inoubliable « dépucelage » sur une grande scène, celle de l’Olympia ! (Je vous raconterai plus loin la fameuse « seconde fois » où j’étais mort… de trac ! Mais cela viendra chronologiquement, en temps voulu.)</p>
<p>En attendant, un triomphe jaillit ce soir-là de cette salle mythique où les spectateurs hurlaient « une autre » tous à l’unisson au terme de ma chanson. Le pari était gagné. Pourquoi le public avait-il réagi ainsi ? C’est là un mystère insondable que nul artiste n’a sans doute été en mesure d’élucider au fil des succès et des échecs qui ont été les siens !</p>
<p>En sortant de scène, j’étais un peu déçu de ne voir ni Lucien ni Catherine pour me dire au moins s’ils étaient heureux de mon succès. En revanche, je vis surgir une magnifique jeune blonde qui, se précipitant vers moi, emprisonna ma main entre les siennes en s’exclamant :</p>
<p>– C’est formidable ! Oui, ce que je viens d’entendre est exceptionnel ! Il n’y a pas d’autres mots ! Bravo, jeune homme, oui bravo !</p>
<p>Mon air ahuri la fit rire. Elle se présenta :</p>
<p>– Je suis journaliste, je m’appelle Juliette Boisriveaud.</p>
<p>Depuis cinquante ans, elle n’a pas changé d’avis. Je crois qu’elle serait d’accord pour dire que, depuis tout ce temps aussi, nous avons toujours été amis.</p>
<p>Le cycle d’une chanson hebdomadaire chantée à l’Olympia s’instaura alors pour des semaines et même des mois durant ! La vedette du programme était à chaque fois différente. C’est ainsi que j’eus la chance de chanter en première partie de Fernand Raynaud, de Dalida, de Gilbert Bécaud, de Jacques Brel, de Gloria Lasso et de tant d’autres (mais jamais de Georges) ! Mon disque était largement diffusé à Europe 1. <i>Moi, j’attends Adèle</i>, la chanson mascotte du disque, devenait peu à peu familière aux auditeurs. Sur la radio nationale également, José Artur, à qui ce disque et particulièrement cette chanson plurent d’emblée, la diffusa lui aussi régulièrement dans ses émissions, ainsi qu’il le fit pour toutes les autres, jusqu’à l’année 2005, malgré des pressions contradictoires au sein de la maison. Il dut stopper depuis – hélas bien malgré lui ! – son fameux « Pop Club » que tant d’auditeurs regrettent de ne plus entendre. Que Jean Chouquet, Claude Villers, Jean-Marie Houdoux, Claude Chebel, André Blanc, Roland Dhordain, qui furent, eux, de vrais supporters de mes chansons, soient eux aussi remerciés au passage. Leur précieux soutien m’a tellement aidé !</p>
<p>À l’orée de cette « carrière » que j’étais encore loin de subodorer, mon succès soudain m’étonnait. Le début d’une certaine notoriété, encore très modeste, m’épatait, au même titre que les premières personnes rencontrées dans la rue lorsqu’en les croisant elles me souriaient avec cet air de connivence que je ne connaissais pas encore. Quelques années plus tard (après avoir changé de vie), en allant dîner chez Yves et Mimi avec Monette (mon épouse), un soir à Courbevoie, quel ne fut pas mon émerveillement en entendant siffler à pleins poumons l’air de <i>La Bérésina</i> par un garçon boucher qui grimpait une côte en appuyant sur les pédales de son vélo de livraison. Tu entends ? avais-je dit à ma femme aussi ébahie que moi. Ça, c’est génial ! avait-elle conclu, buvant du petit-lait apparemment tout autant que moi.</p>
<bl v="1" />
<p>À ma requête auprès d’Eddie, Françoise avait enregistré à son tour un super 45 tours des « fameuses » quatre chansons (celles des Trois Baudets) que l’on entendait à présent, timidement, sur les ondes. Elle ne fit d’ailleurs à l’époque qu’un seul disque. Canetti envoyait Françoise de temps à autre chanter dans de petits lieux accueillants pour la « bonne chanson » en province ou parfois même à l’étranger. Tout cela lui plaisait beaucoup. Je m’en fus à mon tour dans un casino en Hollande avec elle, à Scheveningen, chanter moi aussi lors d’un concert sur la francophonie en compagnie d’autres débutants dont Barbara. Cette fille étonnante m’époustoufla par son humour, sa sensibilité et son intelligence. Nous étions à Paris voisins de cabaret, car elle chantait à L’Écluse à cent mètres du pont Saint-Michel. Les commentaires pince-sans-rire dont elle gratifiait ceux de nos « collègues » dont elle trouvait les chansons un peu trop gnangnan étaient absolument irrésistibles. Elle donna pourtant une image tellement différente d’elle tout au long de sa carrière !</p>
</dev>
<defnotes>
<ntb id="N1">
<p><sup></sup>. Chaque ticket de métro à l’époque pouvait être poinçonné deux fois et donnait donc droit à deux voyages.</p>
<p></p>
</ntb>
</defnotes>
</chap>
<chap>
<tit>La ronde des cabarets</tit>
<dev>
<p>C’est en janvier 1958 que La Fontaine des Quatre Saisons, cabaret théâtre de la rive gauche, m’ouvrit ses portes. C’est Pierre Prévert, le frère de Jacques, qui me demanda de chanter en première partie des si originales et poétiques marionnettes de Georges Lafaille. Pierre ne voulait engager chez lui que « des gens qui ne ressemblent à personne ». Les marionnettistes en question, alors presque inconnus en France, firent par la suite une fantastique carrière aux États-Unis. Il y eut aussi en première partie un jeune savant atomiste, Paul Braffort, le crâne un peu déplumé, arrivé tout droit de Saclay. Avec des airs inquiétants, et néanmoins l’œil qui frisait, il chantait sept ou huit chansons surréalistes dont je crois me souvenir <i>La Java des neutrons</i> et son tube, <i>La Dame à la Licorne</i>. Il était la coqueluche des journalistes. L’engoue-ment de ces derniers était typiquement « parisien » car six mois plus tard ces braves journaleux étaient déjà passés à autre chose. En tout cas, Braffort, lui, était un garçon très sympathique avec réellement beaucoup d’humour et de talent. Lucette Raillat, elle, chantait avec succès <i>La Môme aux boutons</i>, une chanson de Pierre Louki. Je devins bientôt l’ami de Jean Yanne qui débutait là lui aussi en s’accompagnant d’un guide-chant. Impavide, il chantait <i>Le pape fait des bulles grâce à Persavon</i> et <i>Ave Maria… on va danser la java !</i> devant une salle hilare qui en redemandait.</p>
<p>Le poète, dramaturge et plus tard réalisateur de films Claude Confortès faisait alors un numéro avec son compère Tudal. La poésie, l’humour, l’absurde et, là aussi, le surréalisme de leurs sketches ébouriffants laissaient le public ahuri et ravi à la fois.</p>
<p>Quant à moi, j’ai retrouvé l’extrait de la critique de je ne sais plus quel journal qui disait : « Succès pour P. Perret. A perdu un peu de la spontanéité de ses débuts. » C’était peut-être vrai. Tout avait été tellement vite pour moi ! L’impression de spontanéité ou de fraîcheur d’une œuvre exige en amont un travail d’une minutie qu’en ce temps-là je n’avais guère le temps d’observer. C’est à peu près ce que me dira Georges quelque temps plus tard. J’allai le voir à l’impasse pour lui annoncer que je venais d’enregistrer mon premier disque, que je lui apportais. Avait-il entendu mes chansons ? Les connaissait-il déjà ? Lorsque je le revis par la suite, il ne m’en parla pas et il ne m’en parlera d’ailleurs jamais une seule fois. Jamais non plus je n’en compris le pourquoi. Je mis néanmoins à profit par la suite le conseil qu’il me prodigua ce jour-là :</p>
<p>– Lorsque tu as terminé l’écriture d’une chanson, oublie les trois quarts de ce que tu as écrit. C’est à ce moment-là que le travail commence.</p>
<p>Ce commentaire signifiait-il que ces premières chansons ne l’avaient pas convaincu ? Certainement. Mais comment expliquer qu’il ne m’ait jamais dit un mot, durant toutes les années qui suivirent, sur <i>Les Jolies Colonies de vacances</i>, <i>Tonton Cristobal</i>, <i>Cuisse de mouche</i>, <i>Blanche</i>, <i>Lily</i> ou <i>Mon p’tit loup</i>, pour ne citer que celles-là ?</p>
<p>Je ne pourrais hélas appliquer sérieusement ces recommandations, qu’il me fit dès le début, que quelques années plus tard. C’était alors pour moi l’orée d’une nouvelle vie et aussi l’avènement de mon premier vrai succès, <i>Le Tord-Boyaux</i>.</p>
<p>Je fus tellement peiné de cette attitude de Georges, de cette inexplicable distance qu’il mit soudain entre nous, que j’interrompis alors mes visites impromptues à l’impasse. Les dernières fois que je m’y étais rendu, nous ne savions apparemment que nous dire. L’épaisseur du malaise qui émanait de son mutisme vis-à-vis de mes chansons dont je lui avais offert le disque, quelques jours auparavant, m’avait glacé littéralement. Ce comportement nouveau m’avait tant désarçonné que désormais la perspective de le revoir ne m’enchantait guère. De quoi m’étais-je rendu coupable ? D’écrire des chansons que cette fois je chantais moi-même ? N’avait-il pas pourtant été le premier à chaudement me recommander auprès de Canetti ? Ne regretterait-il pas sa généreuse spontanéité par la suite ? Et son attitude soudaine aujourd’hui ne symbolisait-elle pas le rejet d’une amitié qui s’avérait désormais moribonde ? N’était-ce pas superflu de se poser la question ?</p>
<p>Mon deuxième 45 tours paru au mois de janvier 1958 comportait les titres suivants : <i>Si je t’envoie des fraises</i>, <i>Si j’étais veuf</i>, <i>La Gamme</i> et <i>C’est mon cœur</i>. Je ne fus pas très heureux, ni fier, après coup, d’avoir si peu travaillé ces deux dernières chansons qui, bien vite mais malheureusement trop tard, me parurent bâclées. Je ne les chantai qu’une semaine ou deux sur scène avant de les abandonner.</p>
<p>Émile Hebey, devenu mon agent, me dénichait de temps en temps de petits contrats par-ci par-là. Je me rendais désormais depuis peu en province en voiture. Avec l’argent de mon avance sur royalties, je venais de m’offrir – à crédit – une traction avant bleu pétrole, modèle « onze normale ». J’ignorais bien sûr que son prix bas ne pouvait qu’être un indice de son état. Je passais dès lors la moitié de mon temps chez les garagistes qui engloutissaient voracement mes cachetons tout au long des routes de France. Je chantais de temps en temps dans l’une des toutes premières émissions de télévision « Ciel bleu », qui se déroulait en public au bord de la Méditerranée à Juan-les-Pins. Sur le chemin du retour, cette satanée voiture tombée en panne encore une fois demeura quatre jours en cale sèche chez un garagiste au bord de la nationale 7. L’autoroute n’existait pas encore. Les bielles en « spécial acier bleui » qu’il avait commandées à Paris, ajoutées au séjour forcé dans le Grand Hôtel de l’Esterel, me coûtèrent quatre fois le montant du cachet octroyé par le producteur de « Ciel bleu » ! Ayant dû tout changer des pneus au Delco en passant par la boîte de vitesses, au bout d’un an, j’avais une voiture d’occasion à présent quasiment neuve. Elle m’avait coûté les yeux de la tête.</p>
<p>Un soir, après avoir chanté à La Colombe, je m’en fus jusqu’en haut de la rue Saint-Jacques voir Boby Lapointe qui chantait au Port du Salut chez Jacques Masseboeuf. Maurice Fanon, Pierre Doris, entre autres, s’y produisaient aussi. Ce cabaret avait une propension à mettre en avant les auteurs les plus insolites, dérangeants, tels précisément Boby ou Doris. Ce dernier, dont les histoires d’un humour noir décapant enchantaient le public, prenait en revanche des bides spectaculaires lorsque des spectateurs provinciaux qui s’étaient trompés de spectacle avaient abouti là par hasard. C’est nous, ses sadiques copains, que cela faisait rire sous cape de voir le malheureux ramasser une douloureuse gamelle devant ce public « d’extraterrestres » qui ne comprenaient goutte à ce qu’ils entendaient.</p>
<p>L’humour de Doris a grandement fait école depuis. De Coluche à Ruquier, tous ont avoué devoir quelque chose à Pierre. C’est de plus un homme exceptionnel. Nous passions des soirées entières à évoquer nos inconditionnelles passions communes pour Pierre Dac, Jules Renard, Alphonse Allais, Jerome K. Jerome, Pierre-Henri Cami, Mark Twain, Stephen Leacock et tant d’autres bienfaiteurs de l’humanité. Nous étions tous d’accord pour accorder la palme du mérite d’abord aux humoristes, du plus léger au plus corrosif. Rejetons directs d’une muse turbulente et provocatrice, les surréalistes bien sûr, de Tsara à Breton, occupaient eux aussi une place de choix dans notre florilège. Mais comment oublier de même Alexandre Dumas et Hugo, dont on percevait tant la jubilation lorsque ces derniers « commettaient » contrepèteries, jeux de mots ou calembours qui étaient notre lot quotidien.</p>
<p>Je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu chanter Boby à La Colombe. Je ne suis pas certain que Valette ait été perméable à la folie de mon copain mais… j’espère me tromper. Barclay, que je voyais évidemment de temps en temps, m’envoya un jour me présenter dans une boîte aux abords du quartier Pigalle. Sachant très bien que je tirais toujours le diable par la queue, il me dit :</p>
<p>– Je t’envoie chanter dans un cabaret un peu spécial. Ce n’est pas vraiment une boîte à chansons mais les patrons sont nos obligés et ils se feront un plaisir de t’engager. C’est moi-même qui ai fixé le montant de ton cachet. Tu chan-teras cinq ou six chansons et « ils » te payeront cinq mille francs tous les soirs.</p>
<p>C’était effectivement loin d’être négligeable.</p>
<p>Autour du bar de cette boîte interlope qui n’existe plus depuis longtemps, une faune de mignonnes, maquillées comme des voitures volées, gazouillaient entre elles, sous l’œil de leur proxénète dont la crosse du pétard gonflait le dos du veston. Là, quelques provinciaux venus s’encanailler fumaient de gros havanes devant leur champagne frelaté tout en reluquant ces demoiselles. C’est devant ce public de blaireaux endimanchés que je souffrais tous les soirs durant vingt bonnes minutes. Je ne volais pas mes sous mais quand les deux patrons étaient absents, je n’étais pas payé. Nul n’aurait pris l’initiative de sortir de l’argent de la caisse, même pas la caissière. La monnaie, c’était fait pour y entrer, pas pour en sortir. Certains soirs, l’atmosphère orageuse qui régnait laissait craindre quelque intempestif règlement de comptes (il y avait eu un mort quelques mois auparavant). À peine étais-je arrivé que monsieur Toussaint, ou son associé monsieur Antoine, posait alors paternellement son bras sur mon épaule en me raccompagnant vers la porte. Il disait doucement, avec son accent corse :</p>
<p>– Tiens, petit, prends ton argent. Tu n’as pas besoin de chanter ce soir. Ils n’ont pas le cœur à rire. Ça ne serait pas non plus rigolo pour toi.</p>
<p>Au bout de la troisième semaine, je n’étais plus payé qu’un soir sur deux. Les explications embarrassées de la caissière – qui, vraisemblablement, avait reçu des ordres – me mettaient moi aussi très mal à l’aise. J’interrompis là ce qui était devenu une corvée sans nom. Soulagé de ma décision dont je leur avais fait part, je n’y remis plus jamais les pieds.</p>
<p>François Chalais et Frédéric Rossif produisaient alors une prestigieuse émission à la télévision. Toute la France connaissait ces deux talentueux personnages qui étaient bien plus que de simples animateurs. Barclay me demanda de passer un soir chez lui avec ma guitare après les cabarets. À une heure du matin, je chantais mes chansons devant les deux compères qu’il avait conviés à dîner. Elles leur plurent beaucoup, à en juger par leurs réactions étonnées et… amusées.</p>
<p>– Très original, dit Chalais, approuvé chaudement par Rossif. Je ne sais ce que nous pouvons faire dans l’immédiat pour lui, ajouta François à Eddie, mais si l’occasion se présente, ce sera volontiers.</p>
<p>Je crois me souvenir qu’ils firent tous deux partie d’un jury qui m’attribua quelques jours plus tard le prix de la Révélation 1958 au milieu d’une pléiade de célébrités. C’est Michèle Morgan elle-même qui posa la couronne de lauriers sur ma tête sous l’œil amusé de… Boris Vian !</p>
<p>Alors, m’avait dit en riant ce dernier, je vois que tu as suivi mon conseil.</p>
<p>Je revis nos deux journalistes de temps en temps au fil de rencontres imprévues, lors de premières, dans les coulisses des théâtres, à la radio, à la télé, etc.</p>
<p>Chalais était plus spécialisé dans des interviews et des chroniques (devenues célèbres) consacrées au cinéma ou aux stars. Rossif, lui, était d’abord un cinéaste de la marginalité. Une bonne quinzaine d’années après notre première rencontre, il m’avait raconté qu’un jour il était parti en mission professionnelle périlleuse au Vietnam, pays alors en pleine guerre contre les Américains. Son but était de rencontrer le général Giáp lui-même, chef suprême des combattants vietcong. Ses contacts sur place le baladèrent deux ou trois jours d’un lieu à un autre, en voiture et les yeux bandés, dans l’incertitude la plus totale. Bref ! Il arriva enfin au seuil d’un « trou de bombe » (il y en avait partout) lorsqu’on lui débanda les yeux en le priant d’y entrer ! Guidé à travers les ténèbres par la lumière d’une lampe de poche, il arriva au bout d’un long tunnel qui débouchait dans une immense salle. Ce lieu, qui ressemblait à une caverne, était occupé en son centre par une cinquantaine d’enfants assis en tailleur en un vaste cercle à même la terre battue. « Ce sont les orphelins de mes plus proches compagnons d’armes qui sont tombés au combat », lui expliqua le général Giáp qui venait de l’accueillir. Se tournant alors vers eux, celui-ci ouvrit les bras comme pour leur donner un signal. C’est à cet instant précis que cette chorale inattendue fit monter un nœud dans la gorge de Frédéric lorsqu’il entendit les enfants entonner <i>La Cage aux oiseaux </i>en son honneur.</p>
<p>Quelques années après, François Chalais lui-même, devenu un fan de mes chansons, me fit parvenir à Bobino une lettre au lendemain d’une première.</p>
<p>Elle était datée du 2 mars 1979. La voici <i>in extenso</i> :</p>
<bl v="1" />
<lettre>
<entete>
<i>Mon cher Pierre,</i></entete>
<bl v="1" />
<p>Ce fut une exceptionnelle soirée ! Tu as l’élégance d’avoir le trac et le talent de savoir le cacher, comme tous les grands. Et qui d’autre que toi aurait pu faire ce que tu as fait ? Personne. Tu as inventé un langage, et c’est ce qui fait non seulement ton charme, mais aussi ta force. Il est à toi, désormais, ce langage, rond et pur comme un caillou que la mer a poli pendant des siècles, mais étrangement neuf malgré son apparence d’appartenir depuis toujours au musée du temps. Ton Alice, en particulier, m’a rappelé ces sonnets de Malherbe (il y en a six, et on les trouve dans « La Pléiade »), perles inattendues de son enfer.</p>
<p>Baudelaire aussi tenait ta main.</p>
<p>J’enrage d’avoir dû, ce soir-là, céder ma plume : j’avais tant de choses à te dire en feignant de les dire aux autres…</p>
<p>Oui, ce fut un admirable moment d’intelligence du cœur, au cœur même de l’intelligence !</p>
<p>Bien à toi,</p>
<auteur>
<i>François Chalais</i></auteur>
</lettre>
<p>Françoise ne se produisait plus depuis quelque temps aux Trois Baudets et nous ne chantions plus chez Valette qu’un soir sur deux. Il était plutôt ardu de parvenir à payer le loyer et tout le reste. Je finis par être engagé au Port du Salut où je chantais entre mes copains Maurice Fanon et Pierre Doris. Boby, ayant fait son tour de chant dès le début de soirée, était déjà parti se produire – je crois – Chez Moineau.</p>
<p>Je n’ai que de bons souvenirs du Port du Salut où je chantais dorénavant assez régulièrement. Des tas de copains s’y retrouvaient tous les soirs. Guy Breton, l’écrivain historien, y venait souvent faire un brin de cour à Françoise, la jolie patronne à qui cela n’avait pas l’air de déplaire vraiment.</p>
<p>Jacques Yonnet, le frère de mon copain pianiste Marcel Yonnet qui avait tant d’humour, nous faisait des récits colorés à propos du livre qu’il écrivait alors, <i>Enchantements sur Paris</i>. Ce livre allait faire le bonheur des amoureux du vieux Paris et de ses secrets dont il semblait être le dépositaire privilégié. Nous pouvions passer des nuits entières à écouter ses délectables historiettes sans voir le temps s’écouler. Du prévôt des marchands Étienne Marcel à François Villon, toutes les figures et tous les poètes du Moyen Âge nous acheminaient immanquablement vers Ronsard et ses compagnons de la Pléiade dont certains de mes amis récitaient les vers par cœur. C’est à ce moment-là que je découvris l’antisémitisme de Ronsard qui mit un bémol à mon admiration. Autour du bar du Port du Salut, il circulait parfois sous le manteau des poésies sulfureuses, érotiques, des écrits interdits en ce temps-là que chacun d’entre nous était prêt à se procurer, si bien sûr sa bourse le lui permettait. N’ayant pu résister aux saveurs annoncées de ces « poisons littéraires », j’y sacrifiai moi-même quelque argent, qui pourtant me faisait tant défaut ! J’avais déjà commis ce type de folie, me promenant un jour avec maman le long des boîtes de bouquinistes sur les quais de la Seine. J’aurais donné tout ce que je possédais – hélas je n’avais rien ! – pour acquérir ce mythique dictionnaire d’argot de Vidocq en deux volumes qui par miracle se trouvait là sous mes yeux. C’est maman qui me l’offrit. Il coûta trente mille francs (en 1956 !). Cela représentait toutes les économies de ma douce mère. Ces deux ouvrages ont depuis lors toujours fait partie des fleurons de ma bibliothèque.</p>
<p>– S’il peut t’être utile, mon fils, il n’y a rien de plus important… Quant à moi, avait-elle poursuivi en riant, heureusement que j’ai mon billet de retour, parce qu’à présent je suis complètement à sec !</p>
<p>Toujours à l’affût d’un engagement, je m’en fus un soir jusqu’à la Contrescarpe voir Léon, le sympathique patron du Cheval d’Or. Ce mythique cabaret avait été créé par Suc et Serres, deux copains fous de chansons, arrivés tout droit de Sète, le pays de Georges qui était leur copain. Une flopée d’artistes en herbe qui devinrent mes potes se produisaient alors tous les soirs sur cette scène minuscule qui avait vu défiler déjà : Ricet Barrier, Petit Bobo (Pierre Maguelon, qui devint comédien et célèbre !), Pierre Étaix, Serge Korbère (qui devint, lui, cinéaste), Anne Sylvestre et j’en passe… Les spectateurs, eux aussi, étaient de qualité. De Truffaut à Chabrol, toute la nouvelle vague du cinéma était là tous les soirs. L’accueil des artistes y était d’une rare chaleur et ces derniers ne se faisaient guère prier pour « passer au Cheval » à n’importe quelle heure de la soirée.</p>
<p>Léon m’entendit pour la première fois sur scène ce soir-là. Et il m’engagea. C’était le patron qui, de tous, payait le mieux les artistes. C’était un homme réservé, peu démonstratif, ce qui ne donnait que plus de valeur au compliment pudique qu’il adressait parfois à propos d’une chanson qui lui plaisait plus que les autres. J’allais toujours chanter au Cheval avec un plaisir non dissimulé. Ma « ronde des cabarets » me donnait parfois le tournis. De Saint-Germain-des-Prés, je montais vite Chez ma Cousine, sur la butte Montmartre, tout près du Tire-Bouchon. C’est là que précisément Jacques Brel avait fait ses premiers pas. Le public, parfois « provincial non averti » qui se retrouvait là par hasard, avait, tout comme au Port du Salut, du mal à suivre l’humour particulier, un peu déjanté, ainsi que les subtilités de certaines chansons. J’avais beau mettre le paquet, je n’emportais pas souvent la salle, tant s’en faut. Je ne chantais dans ce cabaret, où les patrons étaient pourtant si aimables, que lorsque mon porte-monnaie se prenait à sangloter. C’était hélas souvent le cas !</p>
<p>Jacques Brel – encore lui ! –, Jacques Verrières (qui devait écrire <i>Mon pote le Gitan</i>) ou François Deguelt et même Claude Carrère – devenu le célèbre producteur de Sheila, entre autres ! –, se produisaient eux chez Suzy Lebrun à L’Échelle de Jacob. J’y chantais parfois moi aussi fort tard devant un public passablement endormi. Le marathon que j’effectuais alors tous les soirs ne me permettait guère de faire autrement : onze heures, La Colombe ; onze heures quarante-cinq, Le Port du Salut ; minuit et demi, Chez ma cousine ; Le Cheval d’Or à une heure trente ; avant de terminer à L’Échelle. Ouf !</p>
<p>Je participais à présent assez fréquemment à des émissions de radio. Les articles dans les journaux étaient plutôt encourageants. Les critiques, en revanche, lorsqu’elles pleuvaient, déploraient régulièrement une filiation avec Brassens, ponctuée par une regrettable vulgarité, une grossièreté, de vilains gros mots, etc., qui n’auguraient rien de bon. Tout cela était pour moi l’annonce d’une carrière qui, me semblait-il, risquait peut-être d’être brève ou pour le moins chaotique ! Ma « violence verbale » semblait déranger beaucoup de chroniqueurs ainsi que pas mal de gens de ce métier.</p>
</dev>
</chap>
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<tit>Avec les Platters</tit>
<dev>
<p>Je chantais toujours assez régulièrement dans les « Musicorama » de Lucien, mais ces furtives apparitions à l’Olympia me laissaient un peu sur ma faim des grandes scènes, moi qui n’avais pourtant aucune réelle ambition. Souhaitais-je inconsciemment aller de l’avant ? Passer des minuscules aux grandes salles ? Je n’allais pas tarder à être servi. En effet, en ce début d’année 1958, Lucien Morisse, Barclay et Coquatrix me proposèrent de partir en tournée, du printemps au début de l’été. Je devrais chanter dans soixante-dix villes en première partie de stars mondialement connues, les Platters. Ces idoles incontestées vendaient alors des disques par millions et bourraient partout les salles les plus grandes et les plus prestigieuses.</p>
<p>Nous partîmes donc un beau matin sillonner d’abord les routes de France, puis celles de Suisse, de Belgique et d’Afrique du Nord. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendait. Malgré la barrière de la langue – je ne savais pas un traître mot d’anglais ! –, nous devînmes très vite copains, les Platters et moi. Zorah, la seule fille du groupe, m’offrait toujours d’éblouissants sourires pour me confirmer en quelque sorte que tout allait bien pour moi au sein de cette colossale usine à succès. Ne m’avait-elle pas observé en coulisses, livide, seul, la guitare à la main, m’élançant vers le micro sous l’œil curieux et inquisiteur des cinq ou dix mille spectateurs que nous « affrontions » quotidiennement ? N’avait-elle pas connu sans doute elle aussi l’angoisse du débutant, face à cet océan d’incertitude que peut symboliser un public merveilleux mais néanmoins terrifiant ? Ponctuant son encourageant sourire, elle levait le pouce en disant :</p>
<p>– Pierre, <i>yesterday, wonderful</i>, succès. <i>Again for today !</i></p>
<p>Elle claquait alors la paume de sa main contre la mienne ou m’embrassait sur le front ou la joue, selon son humeur. Roby le baryton m’encourageait lui aussi à sa manière. C’est lui qui fut le plus chaleureux des Platters, le plus fraternel et le plus drôle avec moi, tout au long de cette tournée magique.</p>
<p>Ai-je dit que c’était moi qui débutais le spectacle, qui « levais le torchon », selon le jargon du théâtre ? C’est généralement grâce à celui à qui échoit cette place que les autres artistes prennent le pouls de la salle. Ils sauront immédiatement si les spectateurs sont bons, durs, froids, dissipés, hostiles, amorphes, etc.</p>
<p>Destiné donc à essuyer les plâtres encore pour quelque temps, c’est moi qui servais de baromètre aux artistes qui allaient suivre. La star confirmée, elle, n’a que rarement ce type de souci car le public s’est déplacé avant tout pour elle. L’idole est là pour être adulée et il est rarissime qu’un bide se produise. Mon copain Doudou, alors régisseur attitré de l’Olympia avec Chérix, savait pertinemment tout cela. Il n’avait pas besoin de lunettes spéciales pour voir que j’étais mort de trac. Il me dit, avant que je ne me retrouve devant l’immense foule d’un palais d’Hiver bondé à Lyon, dès le début de la tournée le 19 avril 1958 (elle ne s’achèverait que le 20 juin au Victoria Hall à Genève !) :</p>
<p>– Ça ira, Pierrot ?</p>
<p>Quatre mille spectateurs scandaient en hurlant :</p>
<p>– Les Platters ! Les Platters !…</p>
<p>Il n’était que temps de prendre conscience que je n’étais plus au cabaret ! J’avais la gorge sèche et seules mes jambes en flanelle m’empêchaient de m’enfuir le plus loin possible. Une seconde avant de foncer vers le micro, tout seul, ma guitare à la main, mon gentil copain, souriant, me prit à bout de bras par les épaules :</p>
<p>– Vas-y, c’est tout bon, mon Pierrot, montre-leur ce que tu sais faire !</p>
<p>Peut-on oublier de tels mots en pareille circonstance ?</p>
<p>« Voici un jeune chanteur qui compose lui-même ses chansons. Il s’appelle Pierre Perret. » C’est ainsi que le présentateur m’annonçait.</p>
<p>Le pied gauche sur le tabouret, je posais sur ma cuisse l’éclisse de la guitare avec laquelle je m’accompagnais, du <i>Prince passe</i> jusqu’à <i>Moi, j’attends Adèle</i> (la plus connue alors !) en passant par <i>Le Poulet</i>, <i>Qu’elle était jolie, qu’elle était belle</i> ainsi que <i>Si je t’envoie des fraises</i>, <i>Si j’étais veuf</i> et <i>Louise</i>. Je n’avais pas encore enregistré ces dernières. Je chantais sept ou huit chansons en tout et pour tout. Elles généraient toutes un beau succès.</p>
<p>Les Platters, qui devaient assurer toute la deuxième partie, n’en chantaient à vrai dire que cinq ou six de plus que moi. Ils n’accordaient jamais un seul rappel. À peine <i>Only You</i>, leur dernier tube mondial, était-il chanté qu’ils s’engouffraient dans leur loge où Baptiste les déshabillait avant de les rhabiller, toujours à tour de rôle, après la douche. Baptiste, un Black de Harlem d’un mètre soixante-cinq pour cent trente kilos, roulait des yeux ronds à la façon d’Armstrong tout en transpirant en permanence à grosses gouttes. Il tenait auprès d’eux le rôle de nounou, une sorte de bonne à tout faire qui cirait leurs chaussures. Il s’occupait évidemment de leurs vêtements de scène, veillant aussi scrupuleusement à ce qu’ils soient bien repassés et impeccables. Il exigeait que ses poulains soient prêts à l’heure, ce qui n’était pas toujours évident pour les grands enfants qu’ils étaient. Selon la méthode américaine, la prestation scénique minimale étant accomplie, les rappels aussi chaleureux soient-ils les laissaient impassibles. Ils avaient accompli leur tâche, tel un employé qui quitte son bureau à dix-sept heures pile.</p>
<p>Il est vrai que leur « travail à la chaîne » à eux n’était pas si lointain. Quelques années auparavant, avant de devenir célèbres, ne chantaient-ils pas six ou sept fois par jour dans le même grand cinéma (les premiers permanents !) de New York, de Los Angeles ou de Miami où ils faisaient office d’« attraction » entre deux séances ? Ce genre de boulot répétitif et monotone devant un public de cinéma indifférent qui subissait ce bouche-trou imposé leur avait appris sans doute à être économes de leurs « déchaînements scéniques ».</p>
<p>La décontraction de mes copains était une totale caricature de la nonchalance amusée et moqueuse des Blacks insouciants à qui en l’occurrence la vie a tout offert. Ils affichaient tous la dégaine d’un Eddie Murphy ponctuée de rires continuels ainsi que d’une désarmante naïveté qui les rendait éminemment sympathiques. Sur les premiers petits électrophones à piles portatifs, ils écoutaient de la musique à longueur de journée. Dans le train, dans le car Pullman, dans l’avion, la mallette posée sur leurs genoux, ils savouraient dans le casque tous les 45 tours de leurs copains Sammy Davis Jr., Bellafonte ou Nat King Cole dont ils me faisaient parfois profiter. Ils s’empiffraient en même temps de chips, de biscuits au chocolat, au fromage, à la pulpe de noix de coco… que sais-je, tout en buvant des Fanta ou des Coca glacés dont Baptiste les abreuvait en permanence.</p>
<p>Doudou était sans cesse sur le pont et demeurait toujours de bonne humeur. Il passait une grande partie de son temps à résoudre les problèmes de tout le monde. Pierre Mingan, ancien chanteur de charme qui avait eu son heure de gloire juste avant la guerre, faisait office, lui, d’administrateur. Ils étaient tous deux des types efficaces sur lesquels, quoi qu’il arrive, on pouvait compter. De Lille à Sidi Bel Abbes en passant par toutes les grandes villes de France et celles d’Afrique du Nord, on peut affirmer qu’ils n’eurent pas une minute de répit avec tout ce petit monde dont ils étaient censés adoucir les « vicissitudes » du quotidien !</p>
<p>Le pianiste Henri Leca et son grand orchestre composé d’une bonne vingtaine de musiciens (rien que des pointures !) accompagnaient brillamment les Platters sur scène. Compte tenu de la portion congrue de chansons (à peine une quinzaine : quarante à quarante-cinq minutes maximum) que ces derniers offraient au public, Henri Leca au piano, accompagné par ses musiciens, jouait quelques morceaux de jazz auparavant, afin que la deuxième partie ne paraisse pas trop courte ou « bâclée ». Ce stratagème n’empêchait pourtant pas les malheureux spectateurs de rester sur leur faim après avoir écouté religieusement entre autres <i>Only You</i>, <i>Sixteen Tones</i> ou <i>The Great Pretender</i>.</p>
<p>Roby, lui, devenu à présent le meilleur de mes copains Platters, ne me quittait quasiment plus de la journée. Il avait une aventure plutôt « torride » avec une artiste de la première partie, mais cette insatiable mante religieuse n’osant pousser ses assauts jusque dans ma voiture, c’est là qu’il venait se réfugier. Lui qui possédait trois immeubles à Los Angeles et une Cadillac de couleur différente pour chaque jour de la semaine s’amusait comme un fou dans ma vieille traction avant. Il m’avait demandé de la conduire lui-même ! Pourquoi pas ? Cela avait l’air de tellement l’amuser ! C’est volontiers que je lui cédais le volant de ville en ville sur les routes de France. Je consultais néanmoins consciencieusement les guides gastronomiques afin d’y choisir quotidiennement une table digne d’enchanter nos fins palais. Pour satisfaire sa curiosité et sa gourmandise, Roby m’avait prié de dénicher un « grand restaurant étoilé » dans lequel il souhaitait m’inviter. Entre Rouen et Bordeaux, je jetai donc un jour mon dévolu sur un magnifique établissement sur la côte atlantique pourvu de deux macarons sur</p>
<p>le <i>Guide Michelin</i>. Le somptueux plat de belons triple zéro gratinées au four précédant les homards thermidor époustouflèrent mon copain. Il apprécia par-dessus tout le grand-montrachet 1947 que j’avais choisi pour accompagner ces mets de roi. Ne m’avait-il pas donné carte blanche sans me soucier du coût ? L’agneau de Pauillac qui suivit, lui, était accompagné d’un infiniment rare château-margaux 1945. C’était l’apothéose. Derrière son tablier noir, le rubicond sommelier avait l’air heureux et fier d’avoir de tels connaisseurs à sa table. Après avoir délicatement décanté ce nectar hors de prix en une carafe de cristal, il en servit deux doigts dans mon verre tulipe, attendant mon jugement d’un œil mi-confiant, mi-inquiet. D’une légère rotation du poignet, je fis tourner ce noble cru au fond de mon verre, comme il se doit, tout en évaluant sa robe. Je le humai, en savourai une gorgée qui s’avéra divine avant de déclarer solennellement au maître du vin : « Parfait. » Un sourire était venu ponctuer l’orgueil satisfait du sommelier qui emplit alors d’un bon tiers nos verres, eux aussi de cristal fin.</p>
<p>Nous trinquions à l’amitié, Roby et moi, tout en prenant notre temps pour savourer la première gorgée de margaux, après en avoir humé longuement les parfums. Mon copain émit alors à ce moment-là un petit claquement de langue appréciatif qui me combla d’aise. Hélas ! avant même que je n’eusse le temps de réagir, il avait saisi nonchalamment deux glaçons dans le seau qui avait rafraîchi le montrachet pour les laisser choir au fond de son verre de château-margaux. J’aurais du mal à croire que notre pauvre sommelier ait pu arborer une mine aussi stupéfaite une deuxième fois dans sa vie. Totalement interdit, se drapant soudain dans une glaciale réprobation, il avait regardé Roby d’un œil catastrophé, incrédule, rempli d’incompréhension. Le malheureux Roby, qui était certes néophyte en la matière mais pas totalement idiot, d’un air sincèrement contrit, avait lâché en s’adressant à l’homme en noir effondré :</p>
<p><i>– Oh, I am sorry, sir !</i></p>
<p>Puis, la main à plat posée sur son cœur, il avait répété en guise de contrition explicative :</p>
<p><i>– I am really sorry, sir ! But I am American</i><apnb id="N2" /> <i>!</i></p>
<p>Le sourire suivi d’un soupir soulagé du maître de cave furent même suivis d’un pardon généreux qui absolvait la contrition du maladroit :</p>
<p><i>– I understand. No problem, sir, no problem</i><apnb id="N3" />
<i> !</i></p>
<p>Il remplaça néanmoins le verre aux glaçons par un verre « neuf » qu’il emplit d’un bon tiers de margaux.</p>
<p>– Voilà, monsieur, dit-il ajoutant même un <i>« cheers ! »</i> malicieux en nous voyant trinquer derechef.</p>
<p>Le fou rire nerveux qui nous secoua dans la voiture semblait ne plus pouvoir s’arrêter. Roby, loin d’être découragé de récidiver en ce type de lieux, manifestait désormais le souhait de découvrir ainsi les plus grandes tables de France au fil de la tournée, officialisant ainsi ma délicate fonction de maître d’œuvre de nos « repues » futures. Un jour sous le grand soleil de Provence, nous fîmes une halte dans une auberge à Saint-Maximin. Sous les platanes centenaires qui ombrageaient la place, le reste des gens de la troupe arrivés là avant nous s’installaient déjà. Nous fûmes heureux, Roby et moi, de les retrouver ici par hasard et de commander à table, nous aussi, le civet de marcassin recommandé sur le menu. Il fleurait si bon les herbes de la garrigue !</p>
<p>– Que boirez-vous avec cela, messieurs ? demanda la serveuse avec un grand sourire. Un rosé de Provence bien frais, un bon rouge de Bandol ?</p>
<p>– Des menthes à l’eau pour tout le monde, dit Ruppert, le chanteur pianiste des Platters, qui baragouinait un peu le français.</p>
<p>Tête de la patronne qui passait par là et commentaire de la serveuse qui n’en croyait pas ses oreilles :</p>
<p>– De la menthe à l’eau <i>avé </i>du civet de marcassin ? Ils ont vraiment des goûts bizarres, ces négros !</p>
<p>En règle générale, à peine sortis de scène, nous allions regagner l’hôtel en panier à salade de la police, bien avant la fin des rappels dont ne tenaient aucun compte les Platters. C’était là le seul moyen de locomotion pour échapper à la foule des fans déchaînés qui voulaient à tout prix approcher leurs idoles. Cette estafette de police était pour le moins providentielle. Il eût été en effet impossible de sortir indemnes d’une telle cohue. Des milliers de personnes bloquaient parfois la rue de l’hôtel qui nous accueillait. Il était évidemment impensable d’envisager une escapade avec mes copains afin d’aller dîner après le spectacle dans un restaurant sympa. C’est pourtant l’exploit que nous réussîmes précisément à Oran, après avoir chanté en matinée dans les arènes devant douze mille spectateurs. Marceau Busquet, alors patron de la plus grande brasserie d’Oran, avait fait son service militaire avec papa bien des années auparavant, à Oran précisément. Ils furent inséparables jusqu’au jour où Marceau, au terme de son devoir militaire, décida de continuer sa vie là-bas auprès de ses parents qui y habitaient depuis trois générations. Papa, lui, choisit de retourner à Castelsarrasin où il épousa maman. C’est tout naturellement que Marceau vint vers moi aux arènes pour me dire, après m’avoir embrassé comme du bon pain :</p>
<p>– Je suis là, fils, et avec Éliette <i>(sa femme)</i>, on vient te voir chanter. Il n’est pas question que vous alliez dîner ailleurs que chez moi après le spectacle. J’ai réservé dans ma brasserie une petite salle rien que pour vous. Personne ne viendra vous emmerder. Le plus dur sera de vous faire quitter votre hôtel incognito. Je m’en occupe. J’ai fait préparer un couscous pour vingt personnes et aussi un méchoui géant pour tous ceux qui aiment ça. Je téléphonerai au patron de votre hôtel. C’est un ami. On organisera votre « évasion ». Je viendrai vous chercher à vingt heures.</p>
<p>Au moins deux mille personnes bloquaient déjà la rue de l’hôtel où nous logions tous et auquel il était impossible d’accéder avec un véhicule. En revanche, une camionnette de blanchisserie ainsi qu’une autre, qui apparemment venaient livrer des caisses de bière, eurent facilement accès derrière l’hôtel jusqu’au portail des livraisons. C’est cachés sous des monceaux de linge sale et derrière des caisses de limonade que nous arrivâmes courbatus chez Marceau. Nous avions traversé la moitié d’Oran couchés sur des couvertures au milieu des ballots de linge.</p>
<p>Cet insolite voyage en valait la peine. Marceau nous traita comme des coqs en pâte. Il en fut amplement remercié par Baptiste et mes amis. Ces derniers firent dès lors souvent appel à mes services pour leur ménager ce type d’escapade « tranquille » dans tous les lieux où nous passions. Hélas, Marceau n’était plus là pour tout organiser de main de maître.</p>
<p>Un célibat trop prolongé ne convenant guère à nos « idoles », c’est Pierre Mingan, épaulé en la circonstance par mon copain Doudou, qui avait été chargé par Baptiste lui-même de pourvoir à l’apaisement de leurs sens. Il n’eût certes pas été très compliqué, parmi leurs fans en jupon, de dénicher des filles consentantes. Bon nombre d’entre elles n’attendaient même que cela. Ce n’était pourtant pas aussi simple. La crainte du scandale, avec des filles mineures à propos desquelles il était de plus en plus difficile et hasardeux de leur donner dix-huit ou quatorze ans, incitait nos amis à la prudence. Pour cette raison même, ils avaient recours aux « professionnelles » qui leur offraient généra-lement un service compétent et irréprochable. Baptiste, avant l’envol pour Cythère de ses poulains, procédait à une généreuse distribution de préservatifs en recommandant bien à Pierre et Doudou, chargés de les convoyer au bordel, de veiller à ce qu’ils soient tous revenus à l’hôtel, dans leur lit, avant trois heures du matin au plus tard.</p>
<p>Le 5 mai à quinze heures, nous étions tous au théâtre Aletti à Alger. La matinée et la soirée furent triomphales devant une salle bondée et chauffée à blanc. Je ne retrouve d’ailleurs dans mes archives que des « papiers » excellents dans toutes les villes d’Afrique du Nord.</p>
<p>Toutefois, malgré le délirant accueil que nous firent les Algérois, la tension, déjà, dans la rue paraissait extrême. Les femmes algériennes, dont certaines (beaucoup moins qu’en France aujourd’hui ?) étaient sombrement voilées, symbolisaient par leur regard terrifié la tragédie qui se jouait. Des bombes éclataient parfois dans les cafés ou les cinémas et aucun d’entre nous ne souhaitait trop s’éterniser ici. Ça n’est qu’après maintes minutieuses vérifications sécuritaires que nous avions pu produire le spectacle dans la salle de théâtre du somptueux hôtel Aletti, dans lequel nous avions été invités à loger. Toutes les fenêtres des cars de transport en commun et des bus, y compris le nôtre, étaient grillagées mais cela ne nous avait pas rassurés pour autant. C’est ainsi qu’après Oran et Alger nous allâmes nous produire jusqu’à Sidi Bel Abbes dans le Sud algérien. Les légionnaires basés là sillonnaient les rues, apparemment plus « cool » que les militaires à Alger. Les cigognes, quant à elles, surveillaient… les toits des maisons ! Ce sont elles qui nous réveillèrent le lendemain, à six heures du matin, par leurs caquètements intempestifs. Impossible de se rendormir dans de telles conditions.</p>
<p>Nous avions été répartis en deux petits hôtels, les seuls « potables » dans le pays, nous expliqua-t-on. Devant le petit nombre de chambres disponibles, chacun avait dû partager la sienne avec un copain. Je me retrouvai donc avec ce brave Pierre Mingan, qui me dit, en se déshabillant :</p>
<p>– Pour une fois, je vais pouvoir dormir de bonne heure. Il n’y a ici que des bordels à soldats où « ils » ne veulent pas mettre les pieds. Ouf !</p>
<p>Avant de repartir le lendemain à Alger – car nous devions y prendre le surlendemain un avion pour Tunis – Doudou m’apporta des critiques parues quelques jours plus tôt, dans <i>La Dépêche d’Alger</i> : « Pierre Perret, s’il a emprunté à Georges Brassens sa guitare, […] a donné à ses chansons un cachet tout personnel où se mêlent l’ironie, la fraîcheur, le mordant, joints à une impassibilité scénique d’un effet percutant » (3 mai 1958).</p>
<p>En général, les papiers m’étaient plutôt favorables, si ce n’était le ton parfois restrictif qui déplorait toujours cette satanée filiation avec Brassens. Dernier exemple, en avril, un journaliste d’Avignon avait écrit : « Ce ne fut qu’un cri : c’est du Brassens ! S’il a, comme le père du <i>Gorille</i>, la façon de chanter, il a aussi comme lui des chansons exquises, aux amusants jeux de rimes avec une poésie teintée d’un humour un rien amer… Tous les grands ont imité quelqu’un à leurs débuts (souvenez-vous de Montand il y a quinze ans, c’était la copie fidèle du travail de Trenet !). Aussi, ferons-nous confiance à Pierre Perret, ne serait-ce que pour la qualité de ses chansons. »</p>
<p>Finalement, malgré l’agacement que me provoquèrent ces critiques, je n’eus dans l’ensemble pas à m’en plaindre, pas plus que de l’accueil du public si chaleureux partout.</p>
<p>Une fois revenus à Alger, la veille du départ pour Tunis, nos Platters, qui avaient une sacrée santé, échappant à la surveillance de leurs cerbères, repartirent faire la java chez les demoiselles de petite vertu. Résultat : à l’heure du départ le lendemain matin, il en manquait deux à la gare… et le train partit sans eux. Baptiste, Doudou et Pierre Mingan étaient catastrophés. Les organisateurs à Tunis aussi. Le théâtre était bourré comme un œuf. On attendait ces messieurs… Le spectacle aurait dû commencer depuis une demi-heure.</p>
<p>Pierre Mingan envisagea alors de faire une annonce au public pour annuler et rembourser le spectacle qui vraisemblablement n’aurait pas lieu. Pourtant, nos « héros » finirent par arriver dans un état pitoyable, couverts de poussière et méconnaissables. Ils eurent à peine le temps de prendre une douche rapide cependant que la salle, comme d’habitude chauffée à blanc, scandait : « Les Platters ! Les Platters ! », en tapant dans les mains depuis à présent trois quarts d’heure. Baptiste, sans un mot, les déshabilla et les vêtit de leur costume de scène à une vitesse folle, sans que l’un d’eux, attendant debout en caleçon les bras en croix, songeât d’ailleurs à enfiler son pantalon lui-même ! Pendant ce temps, sous les sifflets, on annonçait : « Et voici un jeune chanteur… » Oui, c’était moi qui allais encore une fois tenter de calmer et de séduire tous ces fous furieux qui n’attendaient que… les Platters ! Je présume que ma candeur et, ainsi que l’avait dit le critique, la fraîcheur de mes chansons étaient suffisamment désarmantes pour que le public, au lieu de « m’agresser », manifestât son enthousiaste connivence dès la première chanson.</p>
<p>Au terme de cette représentation, le récit des péripéties de nos deux « charlots à Alger » – traduit au fur et à mesure par Pierre Mingan – nous fit tous plier en deux de rire. En effet, une fois leur train manqué, nos amis avaient demandé au chef de gare qui les avait pris pour des mabouls s’ils pouvaient louer un avion. Ce dernier, après un haussement d’épaules, les envoya à tout hasard dans une caserne. Après s’être présentés comme étant les Platters eux-mêmes, ils demandèrent au planton qui les prit pour des allumés à parler au « directeur de la caserne » (!). Au bout d’une demi-heure de palabres de plus en plus hiérarchisées, on les conduisit auprès d’un général de l’armée de l’air. Impres-sionné par l’aura de ces visiteurs inattendus, le « patron » n’hésita pas à leur proposer le seul coucou qui lui restait en magasin. La « participation aux frais » leur paraissant toutefois trop prohibitive, ils jugèrent plus économique de prendre un taxi. Après avoir été cahotés sur les centaines de kilomètres de routes poussiéreuses qui séparent Alger de Tunis, il n’était guère étonnant qu’ils soient arrivés à l’état de serpillières !</p>
<p>Ce long périple m’emmena jusqu’à la fin juin en Suisse où l’accueil au Victoria Hall de Genève fut aussi délirant qu’il l’avait été jusqu’à présent. Fort heureusement, la tournée s’acheva ici. Depuis déjà quelque temps, je me sentais en permanence fatigué sans en connaître la raison. Bien sûr, le rythme de cette tournée fut sans doute un peu effréné, mais j’avais été malgré cela attentif à ma santé. Je ne mangeais ni ne buvais trop n’importe quoi et je ne fumais quasiment jamais. Je ménageais mon sommeil et j’avais été bien loin de faire des folies de mon corps ! Alors ? J’irais consulter un toubib dès mon retour au boulevard Edgar-Quinet. Au même moment, depuis la rue de la Gaîté qui donnait justement sur ce boulevard où j’habitais depuis peu de temps, Félix Vitry, le patron du célèbre Bobino où j’avais si souvent accompagné Puppchen et Georges, m’envoya un télégramme à Genève. Je décidai de regagner Paris après le concert. Félix me proposait un engagement pour novembre suivant – en lever de rideau (encore !) – dans le programme d’une chanteuse qui avait en ce temps-là son heure de gloire : Maria Candido. Je serais annoncé sur l’affiche de façon valorisante ou un chouia dépréciatif – à vous de juger – « en supplément au programme ».</p>
<p>J’acceptai donc en tant que « supplément » d’affronter la critique cette fois-ci parisienne, qui, nul ne l’ignore, est habituellement loin d’être tendre. Le mois de juillet approchait, mais Bobino ne se ferait qu’en novembre. À peine arrivé à Paris, Lucien me demanda par téléphone de venir chanter dans un « Musicorama ».</p>
<p>– J’arrive !</p>
<p>Il ajouta :</p>
<p>– Si tu as le temps, passe me voir au bureau. Je sais que tu as cassé la baraque en tournée. Tu me raconteras.</p>
<p>Avant mon départ, que nous avions fêté avec mes copains Platters, Roby m’avait demandé sérieusement si je ne voulais pas les suivre en Amérique. C’est Mingan qui avait traduit :</p>
<p>– Ils affirment, dit-il, que si tu vas là-bas, tu feras un tabac à coup sûr. Ils te voient bien y faire une carrière. En tout cas, eux en sont persuadés !</p>
<p>– Mais ils se rendent bien compte tout de même que je ne connais pas un traître mot de leur langue ? avais-je objecté.</p>
<p>– Pour eux, cela n’est pas un problème, dit Pierre, après leur avoir traduit mon embarras. Dans six mois, ils affirment que tu auras tout compris et que tu deviendras là-bas toi aussi une star.</p>
<p>Et Roby avait ajouté en riant, tout en s’adressant à mon traducteur :</p>
<p>– Dis à Pierre que lorsqu’il sera une idole en Amérique, il pourra s’offrir lui aussi les trois étoiles et du château-margaux tous les jours si ça lui chante !</p>
<p>Voilà. Aurais-je pu devenir moi aussi, aux États-Unis, la star qu’ils me promettaient d’être si je les avais suivis ? Je ne le crois pas, mais je ne le saurai jamais. Peut-être étais-je déjà l’esclave consentant de la langue française sans le savoir ? Je n’ai jamais revu mes copains aujourd’hui disparus. Pour-tant, leur simplicité, leur humour décontracté, tout comme leur professionnalisme, m’ont laissé d’eux un souvenir attendri. Un sacré exemple à méditer pour certaines « graines de star » d’aujourd’hui dont la tête, me suis-je laissé dire, a parfois du mal à entrer dans la casquette.</p>
</dev>
<defnotes>
<ntb id="N2">
<p><sup></sup>. « Je suis réellement désolé, monsieur, mais je suis américain ! »</p>
<p></p>
</ntb>
<ntb id="N3">
<p><sup></sup>. « Je comprends, monsieur, il n’y a pas de problème ! »</p>
<p></p>
</ntb>
</defnotes>
</chap>
<chap>
<tit>Le pépin</tit>
<dev>
<p>Les modestes émoluments que l’on m’avait attribués dans le programme avec les Platters ne m’avaient pas permis de faire de bien substantielles économies. Mais tout de même ! Reprendre la tournée, celle des « boîtes » cette fois-ci, devenait ainsi urgent. D’autant que Françoise, durant ces deux mois d’absence, n’avait chanté que deux semaines aux Trois Baudets. Les cachetons de Canetti – réputé pour sa radi-nerie – étaient également si congrus que la pellicule de beurre sur nos tartines devint de plus en plus fine. Par ailleurs, les boîtes habituelles, qui rapportaient si peu, suffisaient à peine à nous nourrir correctement. Après nous être acquittés du loyer, de l’assurance de la voiture, du carburant, du gaz, du téléphone et de l’électricité, il ne restait quasiment plus rien pour acheter le plus petit poulet dans la semaine. Le régime « pain, riz, pâtes » me fit regretter les tables de restaurants de la tournée où mes riches copains m’invitaient fréquemment.</p>
<p>Novembre arriva. Les cachets « raisonnables » de Bobino durant deux semaines étaient les bienvenus. Maria Candido était très gentille et s’ingéniait à me consoler quand un mauvais papier paraissait sur moi tel celui de <i>Libération</i> : « Monsieur Pierre Perret, force est de lui expliquer que tant qu’existera Brassens, il sera inutile d’en incarner le double. » Dans <i>L’Aurore, </i>je lus : « Un jeune, Pierre Perret, subit l’influence de Brassens et fait lui-même d’excellentes chansons. À surveiller… » C’était tout de même mieux ! Voilà en gros le reflet des critiques parisiennes à mon propos, dont deux sur trois évoquaient l’influence de Georges qui, je l’avoue, finissait par m’être pénible. Il faudrait bien en sortir un jour. Être moi… si je devais être quelqu’un !</p>
<p>Bobino, plus une ou deux boîtes à la suite jusqu’à deux heures du matin ne m’aidaient pas vraiment à me reposer. Maigre et toujours aussi fatigué, je me rendais bien compte que l’épicière au rez-de-chaussée du 64 (où notre ami Serge Alzéra tient aujourd’hui l’excellent bouchon lyonnais L’Opportun, quelle coïncidence !) ne me croyait qu’à moitié lorsque je lui affirmais que deux œufs suffiraient à notre repas… car « nous n’avions pas très faim ».</p>
<p>– Je vous paierai demain, madame Galand, j’ai oublié mes sous.</p>
<p>La brave femme comprenait. Elle « oubliait » même parfois opportunément l’ardoise. Qu’elle en soit remerciée si par bonheur elle peut lire ces lignes. Pour moi qui, enfant, accompagnais si souvent maman au marché et qui adorais cela, c’était un supplice d’arpenter celui du boulevard Edgar-Quinet, si richement achalandé, sans un kopeck en poche. Cette infernale ronde de fromages, de poissons frais, de fruits ou de trains entiers de côtes de bœuf me donnait le tournis. Les yeux rassasiés et le ventre vide, je regagnais un jour péniblement le premier étage de notre chambrette-cuisine quand Françoise, fatiguée de me voir ainsi, me dit :</p>
<p>– Va donc consulter un docteur, ça n’est pas vraiment une solution que de rester à te traîner comme ça.</p>
<p>Le médecin, dont la rassurante plaque « Interne des hôpitaux de Paris » était fixée sur la porte, n’était qu’à dix mètres (en face d’Inno aujourd’hui) du boulevard. Je lui désignai tous les points – dos, poitrine et côtes – douloureux, en soulignant de plus une asthénie bien épuisante qui me mettait progressivement à plat depuis déjà quelques jours. Il m’ausculta, me pria de tousser, de respirer profondément, etc. Puis, reposant son stéthoscope, il me regarda d’un air plutôt amusé :</p>
<p>– Vous n’avez rien. Ce n’est rien, jeune homme, rassurez-vous. Un peu de fatigue, certes, mais c’est normal après le périple et le travail épuisant que vous venez d’accomplir. Vous allez prendre quelques vitamines, vous souffrez de douleurs intercostales. C’est cela qui vous est pénible. Je vais donc vous prescrire un liniment qui vous soulagera. Après avoir légèrement griffé votre peau avec une aiguille, vous pourrez badigeonner les endroits douloureux de votre corps afin que cela pénètre mieux. Cela sera bien plus efficace. Suivez ce traitement durant quinze jours avec un peu de repos et il n’y paraîtra plus. Au besoin, revenez me voir si les douleurs persistent.</p>
<p>Françoise, d’une pointe de grosse épingle, me lacérait légèrement le dos et la poitrine – cela n’avait rien d’érotique ! – avant de me tamponner partout d’un coton humecté du fameux liniment. Je constatai très vite que ce dernier me brûlait, empestait surtout et n’avait pas l’air d’avoir le moindre effet sur mes douleurs. Au bout de deux semaines, un peu inquiet tout de même, car aux douleurs s’ajoutaient de répétitives sensations d’étouffement, j’enfilai un pantalon (je tenais à peine debout !) et je traversai le boulevard pour aller de nouveau consulter mon « marabout ». Après m’avoir entendu, il me dit de me mettre torse nu. « Nous allons passer une radio. » Les clichés qu’il vit le ren-dirent livide.</p>
<p>– C’est quoi, docteur ?</p>
<p>– Écoutez, mon p’tit vieux, je crois que vous avez chopé une saloperie aux poumons, il vous faut aller vous faire soigner ailleurs. Moi, je ne peux rien pour vous. Au revoir et bonne chance !</p>
<p>Cette charmante nouvelle, si délicatement énoncée de la bouche même de ce médecin débordant d’humanité – il n’avait de sa fonction que le nom sur sa plaque ! –, le regard suppliant soudain que je lui débarrasse le plancher, m’avait d’un coup anéanti. Maintenant fiévreux et sans le moindre ressort physique, je rentrai m’abattre sur mon lit en murmurant à Françoise :</p>
<p>– J’ai comme la vague impression d’être tubard. L’erreur de diagnostic de ce con n’a pas dû arranger les choses. Trouve-moi un autre toubib, je crois que c’est urgent. Moi, je n’en ai ni la force ni le courage.</p>
<p>Françoise, inquiète, appela sa mère qui vint gentiment éplucher le Bottin du téléphone avec sa fille. Après plusieurs échecs téléphoniques, elles obtinrent un rendez-vous d’urgence à Montreuil chez un médecin – en principe, me précisent-elles, « spécialiste des poumons » –, appelons-le le docteur Salobert.</p>
<p>Cette adresse cochée au hasard sur un Bottin allait encore une fois bouleverser totalement ma vie. Vu l’état dans lequel j’étais, une ambulance me transporta chez l’aimable docteur qui, à son tour, me fit passer une radio. Le « hou-ou-ou » mélodieux et prolongé qui sortit de sa gorge en découvrant le cliché de mes poumons en disait assez long sur ce qui m’attendait. Il me fit allonger sur sa haute et large « planche à repasser », en précisant toutefois :</p>
<p>– Ne vous inquiétez pas, je vais procéder à une ponction. Ça va aller.</p>
<p>Avec une aiguille plus grosse qu’un stylo à bille prolongée d’un piston de la taille de la moitié d’une pompe à bicyclette, il pompa près de deux litres de liquide pleural dans mon poumon droit. Le soulagement fut immédiat. Je me sentais peu à peu revivre. Ce que je dis là prenait ici tout son sens. Mon poumon droit, si gonflé qu’il était de ce fameux liquide, m’expliqua-t-il, freinait dangereusement les battements de mon cœur. La sensation d’étouffement que je ressentais alors n’était pas une vue de l’esprit. Je m’attendais à chaque seconde à perdre connaissance ou, ce qui n’eût pas été impossible (mais cela, je l’ignorais !), d’y laisser carrément la vie. Je remerciai aussi chaleureusement que je le pus ce bon docteur au sourire charmeur qui venait en quelque sorte de me ressusciter.</p>
<p>– Je viendrai vous voir demain à votre domicile pour vous prescrire un traitement, me dit-il. Cela risque d’être lourd. Je ne sais si vous pourrez vous soigner longtemps chez vous à Paris. Nous essaierons cependant, dans un premier temps.</p>
<p>Le Rimifon, la cortisone en perfusion et les piqûres de streptomycine dans les fesses firent désormais partie de mon protocole quotidien. Au bout de deux mois de traitement, mon postérieur arborait une jolie couleur de foie de veau. Le docteur venait deux fois par semaine. Il avait l’air très confiant en l’avenir. Pour s’échapper sans doute un peu de nos sombres quinze mètres carrés, Françoise sortait régulièrement. Moi, je lisais beaucoup, je ne souffrais pas et ne m’ennuyais jamais une seconde. La télévision était inexistante dans la plupart des foyers dans les années 1958 et 1959 ! En tout cas, nous, nous n’en possédions pas. Je griffonnais parfois quelques vers sur mes cahiers d’écolier, sans doute pour ne pas perdre la main. Mon moral n’était encore pas au plus bas – j’étais vivant ! – mais les maigres économies rapportées de ma récente tournée ainsi que les cachets de Bobino commençaient à fondre à vue d’œil. Ce traitement était effectivement plutôt lourd, et cher. Cerise sur le gâteau : je n’avais aucune couverture sociale. Les patrons des boîtes ainsi que ceux de la plupart des théâtres n’avaient jamais déclaré quoi que ce soit à personne. Ainsi était-ce à l’époque.</p>
<p>– Tu grossis ! me lançait parfois ironiquement Françoise.</p>
<p>Eh oui ! L’inactivité et la cortisone avaient ramolli mes muscles et me faisaient prendre du poids. Je me rendais très bien compte que les séduisants canons du play-boy idéal s’éloignaient de moi de jour en jour, mais la coquetterie n’était pas alors mon souci majeur. Je souhaitais avant tout guérir. J’étais pourtant encore loin du compte, malgré les rassurantes déclarations que me fit un jour mon cher docteur après un nouvel examen radiologique :</p>
<p>– Vous savez, mon ami, que le tissu caverneux est en nette régression sous l’action du traitement. Je crois que nous pourrions envisager un début de convalescence d’ici deux ou trois mois. N’auriez-vous pas des amis ou un point de chute à la montagne, vous qui êtes du Midi. Dans les Pyrénées, par exemple ?</p>
<p>– Heu… si, docteur, j’ai des amis qui habitent un village du côté de Luchon, à Cierp. Ils ne refuseraient certainement pas de nous héberger ou de nous trouver peut-être un petit local à louer non loin de chez eux.</p>
<p>– Luchon ! Quelle coïncidence ! C’est justement là que je serai en vacances au mois d’août. Mais c’est merveilleux ! Ainsi, je pourrai même vous suivre, car j’ai mes entrées à l’hôpital de Luchon. Je pourrai aisément y observer les progrès de votre traitement.</p>
<p>– Alors là, docteur, effectivement, cela ne pouvait mieux tomber… mais j’ai des scrupules à vous déranger ainsi durant vos vacances.</p>
<p>– Pensez-vous ! C’est cela, être médecin ! Certes, on ne sait pas toujours quand le mal commence, mais on ne peut guère prévoir non plus, hélas, le jour exact de la guérison. Et un bon docteur ne doit jamais abandonner son malade, voyons !</p>
<p>– Votre précédent collègue devait hélas ignorer cette déontologie, ne puis-je m’empêcher de lui dire.</p>
<p>Le mois de juin approchait. La manière dont Françoise prenait soin de ma santé dépassait à présent le simple dévouement. Elle s’absentait des après-midi entiers pour acheter des provisions ou des médicaments. Au besoin même, elle allait obligeamment jusqu’à Montreuil pour faire renouveler une ordonnance par mon providentiel thérapeute qui, faisait-elle observer parfois, était « un homme exceptionnel » ! Il est vrai que ce raffiné quadragénaire usait abondamment de son charme, ponctué par ses bonnes manières ou les aphorismes de philosophes qu’il lâchait parfois négligemment au beau milieu d’une conversation. C’était un personnage « craquant », comme l’on dit aujourd’hui.</p>
<p>Pour Françoise, en tout cas, une seule citation de Teilhard de Chardin ou quelques propos d’Alain qui surfaient sur un « spiritualisme humaniste » suffisaient à illuminer les lampions de son cœur en fête, ainsi que s’exprimait cet Esculape beau parleur. Je n’ai rien vu venir. Je ne me rendais compte de rien, sinon que ce bon docteur semblait avoir le don de faire du bien à tout le monde.</p>
<p>– Votre poumon gauche est presque guéri, me dit-il un jour de juillet. Il demeure une « petite » caverne au sommet du droit, mais bien que nous ayons arrêté la strepto <i>(j’avais les fesses à présent totalement noires, l’infirmière ne savait plus où me piquer !)</i>, le Rimifon continue de faire son effet. Vous ne serez pas loin de la guérison au terme de votre séjour dans les Pyrénées. Vous y serez heureux, vous verrez… Vous respirerez un bon air que vos « éponges », comme vous dites, apprécieront. Et puis, je vous le répète, je serai proche de vous, au Grand Hôtel de Luchon, vous pourrez m’y joindre quand vous le souhaiterez.</p>
<p>Françoise en prit bonne note. Nous partîmes à Cierp chez des amis de mes parents qui me louèrent tout au bout du village une pièce vide de vingt mètres carrés, au premier étage d’une maison vide, qui nous servirait à la fois de chambre et… de cuisine. Pour égayer ce spartiate décor, un réchaud électrique tenait lieu de fourneau et deux matelas pneumatiques faisaient office de lit. Je me sentais faiblard. Je n’avais plus d’autres ressources que les quelques providentiels droits d’auteur que je venais de percevoir de la Sacem le 5 juillet. À l’image du niveau de la rivière qui coulait non loin, mon moral était alors au plus bas. Le docteur arriva au pays dès les premiers jours d’août comme prévu. Du petit bureau de poste du village, Françoise l’avait appelé dans son palace des « thermes de Luchon » ainsi qu’il l’avait souhaité.</p>
<p>« Comment va notre malade ? » avait paraît-il demandé.</p>
<p>– Il veut que j’aille le voir, me dit-elle. Il a apporté des choses pour toi. Un nouveau médicament je crois, je ne sais pas au juste. Il viendra me chercher demain matin sur la place du village.</p>
<p>Voilà ! ce furent les dernières paroles qu’elle m’adressa. Elle partit en effet le lendemain matin, telle la perfide Fanette de Brel, et ne revint jamais. Au bout d’un peu plus de quatre ans de vie commune, tout s’était arrêté soudain. Ce fut comme un film qui s’interrompt brutalement lorsque la pellicule casse au milieu de la bobine. C’est au moins l’effet que cela me fit. Car – quitte à me répéter – je n’avais rien vu venir. À l’inverse de son mari, qui observait jadis au quotidien le vertigineux <i>decrescendo</i> de la passion de sa femme, aucun signal d’alarme ne m’avait mis en garde de quoi que ce soit. N’étais-je pas en outre bien trop préoccupé par mon état ? Peut-être, sans le savoir moi-même, n’étais-je plus amoureux moi non plus ? Toujours en éveil quand on aime, la jalousie eût sans doute rempli son office. J’aurais peut-être souffert plus longtemps, mais je serais sans doute tombé moins brutalement de mon cocotier. Avec le recul, je crois que la blessure d’amour-propre, qui prend souvent le pas sur un vrai chagrin d’amour – selon une maxime de La Rochefoucauld chère à Léautaud –, prenait ici tout son sens. Atterré, tantôt triste, tantôt furieux, et par-dessus le marché pauvre comme Job, je regagnai Paris en passant d’abord par Castelsarrasin pour y embrasser mes parents et leur faire part de ce brutal point d’orgue à notre liaison.</p>
<p>– On sentait bien que quelque chose clochait depuis un moment, me dit ma brave maman. Écoute-moi, mon petit, le plus important pour le moment, c’est ta santé. Et puis, pour Françoise, peut-être qu’elle va revenir dans quelques jours. Elle s’apercevra vite qu’elle a fait une bêtise.</p>
<p>– Mais, maman, je ne suis pas sûr du tout d’avoir envie qu’elle revienne !</p>
<p>– Alors soigne-toi, surtout prends soin de ta santé, c’est cela le plus important.</p>
<p>Je repartis le troisième jour avec quelques subsides en poche, car mes parents n’avaient pas mis longtemps à se rendre compte que j’étais à sec. Ils m’offrirent maladroitement une pincée de billets. Pour justifier son geste, papa me dit :</p>
<p>– Tiens, prends toujours ces quelques sous, au cas où tu aurais des frais imprévus.</p>
<p>Cet argument fut le bienvenu car le dernier plein d’essence avait eu raison de mes ultimes économies. En arrivant à Paris, épuisé, je m’allongeai dans ma chambrette lorsque le téléphone sonna :</p>
<p>– Pierre Perret ?</p>
<p>– Oui, que puis-je pour vous ? Qui est à l’appareil ?</p>
<p>– Bonjour, monsieur Perret. Voilà, je suis l’épouse de votre salopard de médecin…</p>
<p>– Lequel ?</p>
<p>– Comment « lequel » ? Vous en avez connu plusieurs qui sont partis avec votre femme ?</p>
<p>– Non, bien sûr, mais qui m’ont fait des vacheries, hélas oui !</p>
<p>– Eh bien, moi, je suis l’épouse du docteur Salobert !</p>
<p>– Bonjour, madame. Enchanté… Mais alors… il était marié ?</p>
<p>– Oui, cher monsieur, dit la dame en riant, il était marié ! Il a même deux enfants adorables, une fille et un garçon dont il ne s’occupe pas mieux que de sa femme ni de ses patients, d’ailleurs.</p>
<p>– Je suis désolé, madame, mais ce monsieur à présent ne m’intéresse plus guère et…</p>
<p>– Bien sûr, mon pauvre ami, je comprends que vous n’ayez plus envie de revoir ce beau parleur. Mais je sais dans quel état vous êtes et je ne vous laisserai pas comme ça.</p>
<p>– Mais… Dans quel état croyez-vous…</p>
<p>– Écoutez, je sais où vous habitez. Je viens vous chercher dans une heure. Je vais vous conduire chez un de mes amis qui est pneumologue. Il vous fera passer une radio des poumons et ainsi nous saurons réellement où vous en êtes. Je n’ai aucune confiance en cet individu capable du pire quand un jupon passe à sa portée. Je suis presque sûre qu’il vous a dit n’importe quoi pour pouvoir retrouver sa dernière conquête à Luchon.</p>
<p>Une heure plus tard, elle était là. C’était une belle brune d’un mètre soixante-dix, la quarantaine, à l’allure distinguée. Son sac Hermès, ses chaussures, ses bijoux de prix et son tailleur Chanel strict dénotaient une bourgeoise BCBG qui ne manquait cependant pas de piquant. Son franc-parler ébranlait un tant soit peu le snobisme qu’on devinait en elle. C’est sans doute pour cela qu’elle m’inspira confiance.</p>
<p>– Bonjour ! Je m’appelle Emma. Vous saviez que cela durait depuis des mois ? dit-elle après m’avoir serré la main.</p>
<p>– Heu… Pas vraiment…</p>
<p>– Eh bien ! Veuillez pardonner mon langage, mais vous et moi étions de la bonne graine de cocu ! Remarquez, moi, j’avais l’habitude ! Mais vous, c’était peut-être la première fois, non ?</p>
<p>– Heu, je n’en sais rien non plus !</p>
<p>– Oui, sans vous vexer, vous avez été une bonne poire ! Mais… ce n’est pas moi qui suis en mesure de vous donner des leçons ! Ça non ! Dix fois déjà il m’a trompée. Cela fait des années que ça dure, jusqu’à ce que je demande le divorce. Vous savez ce qu’il trouvait à dire pour sa défense ? Eh bien… que c’était un coup de chaleur passager, que cela ne se reproduirait plus et que, de toute façon, une queue bien lavée ne laisse pas de trace !</p>
<p>Nous descendîmes l’escalier jusqu’à sa superbe voiture de sport.</p>
<p>– Nous allons chez Henri L., c’est un excellent phtisiologue.</p>
<p>– Vous savez, dis-je, je ne suis pas certain de pouvoir me payer tous ces soins. Je n’ai travaillé la plupart du temps que dans des endroits où l’on ne déclarait jamais les artistes. Je ne touche rien de la Sécurité sociale et il ne reste plus grand-chose sur mon compte en banque.</p>
<p>– Ce n’est pas un problème insurmontable. Vous réglerez Henri plus tard, c’est un ami, il n’est pas dans le besoin. L’important dans l’immédiat, c’est de vous soigner… et de vous guérir.</p>
<p>Henri, un colosse aux yeux clairs, me tendit une main comme une entrecôte de quatre livres.</p>
<p>– Alors… on a des petits soucis ?</p>
<p>– On peut dire ça comme ça, souris-je en soupirant.</p>
<p>– Allez, passez derrière la machine, on va regarder ça. Ouille ! ouille ! ouille ! Mais c’est qu’elle n’est pas si petite que ça, cette caverne ! Qui vous a dit que c’était « presque » guéri ?</p>
<p>Je me tournai vers Emma.</p>
<p>– Devine ! dit-elle à son ami.</p>
<p>– Là, il se met à déconner. Il n’a pas le droit de faire ça ! dit Henri. Un jour, il se fera taper sur les doigts.</p>
<p>En guise d’épilogue, il lâcha : « Ah, le cul ! »</p>
<p>– Bon ! En attendant, il ne vous faut surtout pas abandonner le Rimifon. De toute façon, vous allez revenir demain, je vous ferai un pneumothorax !</p>
<p>Répondant à mon regard interrogateur, il précisa :</p>
<p>– Je vais insuffler de l’air sur votre poumon droit jusqu’à l’affaisser en quelque sorte pour que, détendue au maximum, la caverne cicatrise plus rapidement.</p>
<p>Je lui dis :</p>
<p>– Pourquoi pas !</p>
<p>Le lendemain, la brave Emma me ramena chez Henri. D’une grosse aiguille qu’il insinua entre mes côtes, il insuffla tout l’air qu’il pouvait et finit par me faire un mal de chien.</p>
<p>– Vous n’êtes pas un peu douillet ? me demanda-t-il, un peu agacé par mes grimaces et mes plaintes.</p>
<p>– C’est possible, dis-je, mais il vous faut stopper ces insufflations qui me sont réellement insupportables.</p>
<p>– Voyons voir, dit-il comme s’il réfléchissait tout haut, je vais tout de même contrôler ce qui se passe avec une nouvelle radio. Ce n’est pas très normal que vous ayez l’air de souffrir ainsi. Sacré nom d’un pétard ! s’exclama-t-il derrière l’appareil, c’est pas étonnant. Vous avez un paquet de brides grosses comme des courroies d’attelage. Et moi qui étais en train de tirer dessus !</p>
<p>– Et c’est quoi, ça, des « brides » ?</p>
<p>– Ce sont des fuseaux nerveux qui relient la plèvre au poumon. Ces brides sont importantes chez vous et sans effectuer ce que l’on appelle une « section de brides », nous ne pourrons jamais affaisser votre poumon. Il faut sectionner ces nerfs et cela nécessite une petite opération. Ce n’est pas très agréable, il faut bien le dire ! Il vous faut revenir dans quarante-huit heures, je m’occuperai de cela.</p>
<p>Durant ces deux jours de répit, après réflexion, il m’apparut opportun d’abandonner l’idée de me faire « débrider » par ce brave docteur. Emma, qui était de mon avis et qui avait pas mal d’amis médecins, en choisit un autre dans la foulée. Ce dernier, très aimable lui aussi, se borna à maintenir le Rimifon. Il ne voyait rien de mieux à faire. Emma, toujours adorable et si dévouée pour moi, me dit un jour :</p>
<p>– Vous ne pouvez rester plus longtemps dans ce petit corridor du boulevard Edgar-Quinet. Je vous propose d’habiter désormais chez ma sœur.</p>
<p>– Mais…</p>
<p>– C’est trop petit, chez vous, et surtout cela manque d’air… et c’est bien trop sombre pour un malade ! Ma sœur Rolande habite un appartement au onzième étage d’un immeuble très ensoleillé à Maisons-Alfort. C’est tout neuf et c’est beaucoup trop grand pour elle seule. Cela lui fera de la compagnie. De toute façon, elle n’est jamais chez elle. Elle ne rentre que le soir. Elle est coiffeuse dans un salon aux Champs-Élysées.</p>
<p>– Et… vous lui avez demandé si elle était d’accord ?</p>
<p>– Mais bien sûr qu’elle le sera ! Un gentil garçon comme vous, ça ne se refuse pas, dit-elle en riant. Mais ce n’est pas un cœur à prendre, crut-elle bon d’ajouter. Elle aime un homme qui l’aime, mais qui, malheureusement pour elle, est déjà pris.</p>
<p>– Cela me convient très bien, vous savez, lui dis-je, mon souci actuel n’est pas vraiment de batifoler. Mais j’accepte volontiers cette cure d’air au onzième étage de Maisons-Alfort en attendant la suite des événements.</p>
<p>Rolande, une jolie blondinette d’un peu plus de vingt ans, s’avéra être disponible, gentille et dévouée. En un mot, encore plus adorable que sa sœur qui avait déjà tant fait pour moi. Je séjournai quelques mois chez elle. Je lisais beaucoup, écoutais souvent de la musique. Django Reinhardt, Ella Fitzgerald et la chanson du film <i>Orfeu Negro</i> sorti récemment illuminaient alors un peu mes journées d’incertitude. Nous bavardions tard le soir après les petits plats qu’elle prenait le temps de faire pour moi, pour m’aider à « retrouver l’appétit ». Je dormais beaucoup, j’avalais quotidiennement ma dose de Rimifon, mais manger n’était pas ma principale préoccupation. Je sentais confusément que cette histoire de poumons amochés prenait mauvaise tournure. Les contrôles par la radiographie n’annonçaient aucune détérioration, mais hélas pas d’amélioration non plus. Pouvais-je aller ainsi beaucoup plus loin… et durant combien de temps ? Je n’avais à présent plus un sou devant moi. Je ne voulais surtout pas inquiéter mes parents à qui je téléphonais de temps en temps pour leur assurer que tout allait bien. Ma situation, sans qu’il y parût, me mettait de plus mal à l’aise avec Rolande, à qui je ne pourrais jamais rendre le dixième de toute la générosité dont elle faisait preuve envers moi. Par un beau matin de contrôle radiographique, la décision que le docteur prit soudain devant moi – sans m’y avoir préparé ! – me foudroya sur place.</p>
<p>– Cela ne s’arrange pas… mais alors pas du tout, dit-il. Mon cher ami, vous allez devoir partir dans un sanatorium, je ne vois pas d’autre solution. Il n’y a que là que vous pourrez guérir. Si vous êtes d’accord, je vais prendre contact avec le professeur Tobé pour savoir s’ils disposent d’une chambre à Sancellemoz, au plateau d’Assy. Tobé est de loin le meilleur dans sa discipline. Non seulement c’est un très bon médecin, mais c’est aussi un excellent chirurgien. Peut-être ne serez-vous pas obligé d’en arriver à l’opération. C’est lui qui vous le dira. Quoi qu’il en soit, vous ne pourrez être en de meilleures mains. En tout cas Paris, plus question ! Personnel-lement je vous le déconseille, vous ne guérirez jamais ici !</p>
<p>Le ciel me tombait sur la tête, mais je n’avais pas le choix. Quittant le douillet onzième étage de la gentille Rolande avant mon départ pour le sana, je revins passer quelques jours boulevard Edgar-Quinet pour lire le courrier. Je devais aussi y affronter quelques soucis domestiques ne pouvant être résolus que sur place. Il me fallait de plus absolument trouver une solution pour assurer le paiement de mes soins à venir. Je mens quand je prétends que la Sécurité sociale ne m’aidait pas. Elle m’allouait alors royalement cinquante centimes par jour pour me soigner.</p>
<p>Le lendemain de mon retour à Quinet, on frappa à ma porte. C’était Pierre Onténiente, l’ami et le secrétaire de Georges.</p>
<p>– Salut, Pierrot, me dit-il, Georges a entendu dire que tu n’allais pas très bien, il m’envoie t’apporter ça.</p>
<p>Il me tendit une enveloppe avec un gros billet à l’intérieur. Eh merde ! Les larmes me vinrent. Je ne pus que balbutier :</p>
<p>– Dis grand merci à Georges. Remercie-le bien pour moi. Dis-lui que cela me touche beaucoup.</p>
<p>– Mais, dit Pierre, tu te soignes ?… Tu es entre de bonnes mains ?…</p>
<p>– Oui, oui, on s’occupe de moi. Rassure Georges, dis-lui que ça va beaucoup mieux et remercie-le encore pour moi. Dis-lui que dès que ça ira mieux, j’irai certainement le voir à l’impasse, quand mes jambes auront retrouvé quelques forces. En attendant, merci à toi d’être venu jusqu’ici. J’espère que nous nous reverrons bientôt…</p>
<p>Un mot de trois lignes accompagnant les sous m’eût sans doute fait fondre. Mais, pensais-je, ne sois pas ingrat pour autant, cet argent va sacrément te dépanner !</p>
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<tit>Le sana – Lucien</tit>
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<p>Depuis le retour de la tournée des Platters et pendant les quelques mois que j’étais hors circuit, d’aucuns avaient dû se soucier quelque peu de ne plus avoir de nouvelles de moi. Lucien, que j’allais voir quasi quotidiennement à Europe 1, fut l’un des tout premiers à s’en inquiéter. Il m’avait sans doute téléphoné en vain boulevard Edgar-Quinet durant mon séjour chez Rolande à Maisons-Alfort. Il envoya jusque chez moi Gilles de Freitas, qui était un ami commun, son collaborateur et l’un de ses programmateurs de chansons.</p>
<p>– Lucien se fait du mauvais sang de ne pas avoir de nouvelles de toi. Sois gentil, appelle-le. Il a essayé maintes fois de te joindre.</p>
<p>Aussitôt, je lui téléphonai.</p>
<p>– Qu’est-ce qui ne va pas, mon Pierrot ? s’enquit-il. On s’inquiète, je ne t’ai pas vu depuis perpète ! Tu as des problèmes avec tes éponges, paraît-il ? C’est grave ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi ?</p>
<p>C’est la gorge serrée que je lui avouai la vérité. Dans une quinzaine, je partirais en sana, sans savoir du tout pour combien de temps.</p>
<p>– Et pour le blé, comment tu vas faire ?</p>
<p>Après un long silence, sa question restant sans réponse, Lucien dit simplement :</p>
<p>– Je te rappelle demain. Tu ne bouges pas de cette adresse, je peux t’appeler chez toi à ce numéro ?</p>
<p>– Bien sûr, Lucien, c’est très gentil à toi de te mobiliser mais, tu sais, j’ai des scrupules à t’emmerder avec tout ça… et puis, à vrai dire, je ne vois pas trop ce que tu pourrais faire, mon grand…</p>
<p>Il avait raccroché. Le téléphone dut chauffer à Europe à la suite de notre conversation. Lucien avait décidé sur-le-champ d’organiser un « Musicorama » exceptionnel à l’Olympia… à mon profit ! Accompagnés pour la plupart par Raymond Lefebvre et son orchestre de quarante musiciens, tous les artistes disponibles avaient répondu présents.</p>
<p>En une journée à peine, Lucien réussit un véritable exploit. Aidé du gentil Charley Marouani et de Gérard Meys, mon premier fan inconditionnel – alors jeune directeur artistique chez Philips –, il réunit le même soir en un programme présenté par Jean Bellanger et Jean-Marie Proslier : Jacques Brel, Dalida, François Deguelt, Raymond Devos, les Djinns, Pierre Doris, René-Louis Lafforgue, Félix Marten, Mouloudji, Marie-Josée Neuville, Ricet Barrier, Trumpet Boy et Henri Salvador. Qui aurait pu rêver d’un tel plateau ? Lucien m’appela le lendemain tel qu’il me l’avait promis.</p>
<p>– Mon vieux Pierrot, n’oublie pas d’écouter la retransmission du prochain « Musicorama ». Cette fois-ci, il n’y manquera que toi.</p>
<p>Une semaine plus tard, je pus entendre du fond de mon lit l’intégralité de cet extraordinaire spectacle qui avait duré plus de deux heures et demie. Chacun des artistes avait dû amputer sérieusement son récital tant le programme était riche. Les unes après les autres, les annonces de soutien de chacun faisaient gicler mes larmes malgré moi. Je m’endormis fort tard cette nuit-là en me disant que, putain de moine, il y a encore des gens sur cette terre sur lesquels on peut encore compter quand on est dans le trente-sixième dessous ! Afin que je bénéficie de l’intégralité de la recette, nul n’avait perçu ce soir-là le moindre centime. Pas même la Sacem, m’assura-t-on, qui avait abandonné le montant de ses droits à mon profit. Je me retrouvais donc avec un chèque dépassant de peu les deux millions d’anciens francs (de 1959 !), ce qui équivaudrait aujourd’hui à un sacré paquet d’euros. C’est grâce à cette bouée de sauvetage lancée par Lucien et tous les copains que j’espérais pouvoir enfin sortir la tête de l’eau.</p>
<p>J’avais le cœur gros en roulant vers le sana de Sancellemoz. Essayant de masquer mon émotion, j’avais téléphoné à papa et maman pour leur annoncer le plus sereinement possible mon départ à la montagne, avant qu’ils n’écoutent le « Musicorama » qui allait être diffusé. J’étais effondré d’entendre maman pleurer doucement au téléphone.</p>
<p>– Prends soin de toi, mon fils, me dit-elle, laisse-toi soigner. Aujourd’hui, tu sais, ils ont fait de gros progrès pour guérir cette maladie. Nous viendrons te voir dès que tu jugeras que cela est possible. Et, surtout, dis-nous si tu as besoin de quoi que ce soit. On peut vendre des biens, hypothéquer… On se débrouillera toujours mais on ne veut pas que tu manques de quoi que ce soit.</p>
<p>– Ce ne sera pas nécessaire maman, tout le monde m’aide. Les amis sont formidables avec moi. Ils ont fait toute une soirée à l’Olympia pour moi dont ils m’ont offert la recette. Vous pourrez en écouter la retransmission sur Europe 1. Vous verrez, c’est une soirée magnifique !</p>
<p>Perché à un peu plus de mille mètres, le plateau d’Assy abritait sous ses pins Sancellemoz et trois ou quatre autres sanas dans les environs. Le professeur Tobé pratiquait tous les mercredis les opérations sur les patients de tous les établissements du plateau. Les affections pulmonaires, les ablations de toutes sortes n’avaient aucun secret pour lui. Il était aimé et respecté de ses pairs, de ses patients ainsi que de ses collaborateurs, y compris de ses infirmières, qui lui vouaient un véritable culte. Son épouse, chirurgienne plastique elle-même, l’assistait souvent lors des opérations. Avec une souriante douceur, elle recousait la plaie du patient que son mari venait d’opérer.</p>
<p>François Tobé fut extrêmement aimable avec moi lorsqu’il me reçut dans son grand cabinet. Il me posa une kyrielle de questions, tant sur le cheminement de ma maladie depuis le début que sur mes activités professionnelles. Les évocations de mes tours de chant en cabaret ou dans des arènes, devant des foules immenses, eurent l’air de l’amuser beaucoup.</p>
<p>– Bon, revenons à nos moutons. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire pour vous ? Ce que vous avez n’est certes pas anodin mais c’est loin d’être catastrophique. Cette petite « patate » qui ne veut pas se refermer en haut du poumon droit me préoccupe tout de même.</p>
<p>Je lâchai, sans doute un peu à la légère :</p>
<p>– Il va falloir opérer, il n’y a rien d’autre à faire, non ?</p>
<p>– Ça, jeune homme, rétorqua-t-il en un large sourire, si vous le permettez, c’est moi qui le déciderai en temps opportun.</p>
<p>Je n’avais pas volé ce gentil retour de bâton. Je disposais donc désormais, au troisième étage, d’une chambre individuelle très confortable prolongée d’un balcon de trois ou quatre mètres carrés, s’ouvrant sur le majestueux et superbe mont Blanc. J’y installai mes affaires, blouson de cuir, pulls, pantalons de velours et mon éternel duffle-coat, sans oublier mon magnétophone Revox et mon inséparable guitare. Une grosse boîte de cachets de Rimifon bien en évidence sur ma table de petit déjeuner me laissa à penser que je n’étais sans doute pas sorti de l’auberge. J’avais passé pendant deux jours des flopées de minutieux examens, y compris des tomographies auxquelles je n’avais encore jamais eu droit à Paris. C’est en faisant la synthèse de tout cela que François Tobé avait déploré que la physiologie de « ma patate » ne lui apparût pas plus sympathique. Mes fesses redevenues « regardables » depuis à peine deux ou trois semaines, une infirmière venait de nouveau me les piquer chaque matin. La pauvre fille n’était autre qu’une ancienne malade désœuvrée restée là après sa guérison pour aider les vraies infirmières. Déjà, là aussi, à cette époque, on manquait de personnel.</p>
<p>Au bout de quelques mois, elle avait revêtu la blouse sans être pour autant totalement aguerrie à son nouveau métier. Morte de peur lorsqu’elle piquait mon séant, elle enfonçait certes l’aiguille d’un coup sec, mais en tremblant tellement que celle-ci se cassa la première fois. La pointe resta donc plantée de deux bons centimètres dans ma chair. Rien que de voir cela fit jaillir abondamment ses pleurs. Il est difficile de consoler quelqu’un lorsque l’on est à plat ventre avec un petit bout de fer fiché dans la fesse. C’est pourtant ce que j’essayais de faire tant bien que mal.</p>
<p>Il lui arrivait aussi de planter si timidement l’aiguille que celle-ci ne pénétrait pas assez profond. Il lui fallait recommencer sans pour autant – hélas pour moi – améliorer son geste.</p>
<p>J’attendais comme le Messie les deux jours hebdomadaires de repos de Francine.</p>
<p>Dans le restaurant plutôt chic du sana où les malades se croisaient quotidiennement, je fis la connaissance de quelques-uns qui ne tardèrent pas à devenir des copains. Chacun ne souhaitait-il pas vaincre ici sa maladie… et tromper sa solitude ? De nombreux couples séparés se délitaient fréquemment en de telles circonstances. Celui ou celle qui était malade ici, loin de l’être cher, craquait généralement au bout de quelques mois, voire de quelques semaines. Pour la plupart, chez ceux d’entre vingt et quarante ans, l’appel de la chair, exacerbé souvent par l’absorption de certains médicaments (dont un nouveau terrible, la cyclosérine, qui excitait sexuellement ceux qui en prenaient !), était irrépressible. Quelques liaisons, nées au sana, perdurèrent cependant bien au-delà des sombres jours où elles avaient commencé. Je revis, des années après, Jacques Tuloup, surnommé « le Facteur », un garçon au sourire angélique, très sympathique, intelligent et talentueux. Il travaillait au siège de La Poste à Paris. C’est l’excellent dessinateur qui a inventé, entre autres, le personnage du petit postier des PTT. Mon copain barbu avait avec lui sa blonde et douce Michèle qu’il avait connue là-bas. La rencontrant récemment par hasard, j’eus sincèrement de la peine quand elle m’apprit la mort de ce pauvre Jacques voici plus de dix ans.</p>
<p>D’autres aussi sont restés ensemble, que j’ai perdus de vue depuis. Les brèves aventures étaient tout de même les plus fréquentes en ces lieux. La petite étiquette de chanteur « un peu connu » épinglée dans mon dos ne laissait apparemment pas toutes les filles indifférentes autour de moi. J’étais à présent célibataire. Je n’avais donc pas de fil à la patte, mais je n’étais pas non plus pressé. « Chat échaudé !… »</p>
<p>La comédie humaine en cet endroit si particulier ne différait pas tellement de celle que j’avais pu observer au Café du Pont il n’y avait pas si longtemps de cela. Les envieux, les jaloux, les ivrognes, les combinards, les geignards, les matamores, les cupides n’étaient que les cousins directs de ceux que j’avais connus derrière le comptoir du café de mes parents. L’un de mes braves bons copains à Sancellemoz était un ch’timi de Hazebrouck, Jean. Il m’avait époustouflé car il connaissait mes chansons par cœur ! Ce type, gentil au-delà de l’imaginable, tenait une charcuterie dans son pays. Il fumait deux paquets de Gitanes par jour et ne s’arrêtait de boire des bières que lorsqu’il tombait sur son cul au seuil du bar ou au pied de son lit. Après la cure de repos que nous faisions entre deux et quatre heures, selon le temps, sur le balcon ou dans nos chambres respectives, nous allions presque tous les jours jusqu’au village. Marcher un peu, se changer les idées, voir d’autres têtes, ne pouvait pas nous faire de mal. Cela dépend pour qui, évidemment.</p>
<p>Jean, lui, avait les poumons si salement amochés à cause du tabac et de l’alcool qu’il buvait encore plus pour oublier qu’il était dans un si sale état. Pour prouver sans doute sa bonne volonté – à lui ? au docteur ? – il ne fumait plus qu’un paquet par jour. Son meilleur copain, Nénesse, un gringalet qui devait peser quarante-cinq kilos tout mouillé, fumait copieusement lui aussi et buvait encore plus que lui. C’était un ancien fossoyeur, le corps sec et encore un peu musclé malgré la façon qu’il avait de le malmener. Tout comme la plupart des gens de son métier, il était plutôt gai. Lui, il adorait faire des farces. À la troisième ou quatrième tournée, au bar, il levait sa chope de mousseuse et disait en s’adressant aux autres buveurs :</p>
<p>– Le fossoyeur vous dit « bonne santé ! ». Voyez, pour un fossoyeur, je suis plutôt sympa de vous dire ça, « bonne santé ». C’est pas tellement mon intérêt, après tout !</p>
<p>Il avalait sa pinte d’un seul coup, sans souffler. Un claquement de langue ponctuait la dernière gorgée. Il disait alors à la cantonade, sûr de son effet :</p>
<p>– La bière et moi, c’est une longue histoire d’amour !</p>
<p>Jean lui disait alors :</p>
<p>– Allez, ça suffit Nénesse, on arrête là. Faut rentrer à présent, on a encore du chemin à faire.</p>
<p>– Vous avez garni ma mallette ? demandait alors Nénesse au patron.</p>
<p>– Bien sûr, m’sieur Nénesse, on y a mis vos quatre litrons comme d’habitude.</p>
<p>– Alors, payez-vous, on les met.</p>
<p>Flanqué de mes deux pochetrons, qui me rappelaient tant de personnages familiers du « café », je rentrais à « Sancelle », comme on disait.</p>
<p>Je portais parfois la « mallette-cave » de Nénesse que certains soirs il avait du mal à trimballer sur plus de dix mètres. Son copain Jean faisait alors judicieusement observer :</p>
<p>– C’est cet air d’ici qui nous fusille ! Il est trop vif. Ça nous déstabilise à nous les ch’tis du ch’nord ! On en a aussi là-bas, de l’air vif, mais c’est pas le même ! On n’a pas l’habitude de celui-là. Pas vrai, Nénesse ?</p>
<p>– Tu l’as dit, Jeannot. Si on s’arrêtait en boire une petite dernière avant de rentrer dans ce mouroir, ça pourrait pas nous faire de mal, non ?</p>
<p>– Allez, fais pas le con, enchaînait Jean, on a bu nos cinq, comme tous les soirs, on a notre compte, ça suffit. Faut être raisonnable ! Et puis <i>(désignant la mallette, l’air malicieux)</i> on a encore des munitions, pas vrai ?</p>
<p>Oui, leurs quatre litres, ils les boiraient avant de se finir à la gnôle le soir dans la chambre à Nénesse, ou celle de Jean, dans laquelle ils s’écrouleraient tous les deux sur la moquette sans même se déshabiller.</p>
<p>Depuis quelque temps, j’avais retrouvé un peu d’appétit. Je dormais bien. J’absorbais consciencieusement mes médicaments, je lisais beaucoup. J’avais même jeté les premiers mots d’une chanson sur mon cahier d’écolier : Les personnages de <i>Don Quichotte et Sancho Pança</i>, que je venais de relire, m’inspirèrent quelques couplets. C’était un début. D’autres chansons suivraient peut-être. En attendant, j’y travaillais tous les jours, avec un certain bonheur me semblait-il. J’entrepris aussi durant les cures où je ne dormais jamais d’écrire les souvenirs que j’avais des après-midi passés à Fontenay-aux-Roses chez Léautaud. Je me rendais compte à présent que cela avait été un immense privilège pour moi à vingt ans que d’être reçu par cet écrivain si original et plutôt sauvage. Tant que ma mémoire était fraîche – cela ne datait que de cinq ou six ans –, je souhaitais que mon récit fût le plus fidèle possible à la réalité. Je venais donc d’attaquer, parallèlement aux chansons, l’écriture de mon premier livre. Le titre était tout trouvé. Il s’appellerait <i>Adieu, monsieur Léautaud</i>.</p>
<p>Une grande et jolie rousse mince, très cambrée, pourvue d’une longue et belle chevelure ainsi que de magnifiques seins prometteurs, me prodiguait un sourire irradiant chaque fois que je la croisais au restaurant ou dans le hall du sana. Je l’avais souvent vue auprès d’un play-boy brun et gominé qui l’emmenait dans la montagne, cheveux au vent, dans sa Jaguar décapotable. Je pensais que ce jeune homme avait bien de la chance. Un matin, l’ascenseur qui m’emmenait à la consultation chez le docteur Tobé s’arrêta au deuxième étage. Elle était là. En face de moi. Nous étions seuls. Elle se mit à rire, comme pour dire : « Décidément ! » Elle s’approcha alors doucement de moi pour appuyer sur le bouton n° 3. À la hauteur de ma tête et sans retirer le pouce du bouton numéroté de l’étage, elle se colla soudain à moi et m’embrassa à pleine bouche. Époustouflé, le souffle coupé – c’est le cas de le dire –, je la regardais encore avec les yeux écarquillés lorsqu’elle sortit de l’ascenseur. Se retournant alors en souriant, avant que la porte ne se referme, elle me fit un petit signe de la main en agitant les doigts :</p>
<p><i>– Bye-bye</i>, fit-elle… À bientôt.</p>
<p>Je me renseignai auprès de deux de ses copines. Il s’agissait d’une Bretonne qui s’appelait Jeanine. À Paris, elle travaillait dans la mode où elle se faisait appeler Gladys. Elle avait la réputation d’être plutôt ardente et difficile dans ses choix. Non, le gars avec lequel elle sortait souvent n’était pas un attitré. Elle était libre comme l’air et sortait avec qui elle voulait. L’avenir semblait plein de promesses.</p>
<p>Je mis en route deux autres chansons dans lesquelles l’humour provocant et l’irrespect aux couleurs argotiques tenaient une bonne place. Les prémices du<i> Bonheur conjugal</i> et de <i>La Julie à Charlie</i> rejoignirent <i>Don Quichotte </i>sur mon cahier quadrillé. Je poussais parfois, selon l’humeur et la résurgence de certains souvenirs, les pions du <i>Léautaud</i> que je venais de mettre en route. François Tobé, qui surveillait deux fois par mois les effets de mon nouveau traitement, ne semblait pas follement convaincu de leur efficacité. Il s’en ouvrit à moi franchement.</p>
<p>– On pourrait peut-être essayer quelque temps la cyclo ? lança-t-il comme une bouteille à la mer.</p>
<p>– La cyclosérine ? dis-je, catastrophé. Ce médicament nouveau était capable de transformer un eunuque en satyre. Les dégâts notoires provoqués par ce protocole étaient, nul malade ne l’ignorait, plutôt spectaculaires. Le dernier type traité à la cyclo deux semaines plus tôt était parti de Sancelle un beau matin au volant de sa Dauphine et, sans s’arrêter dans la plaine mille mètres plus bas, s’était littéralement envolé par-dessus le fossé et avait fauché dans tous les sens le champ de luzerne d’en face. Ce sont les pompiers de Sallanches qui étaient venus arrêter le carnage. Tobé n’ignorait bien sûr pas que tous les malades connaissaient par cœur les conséquences de ce protocole. Nous ne savions d’ailleurs pas qu’il serait abandonné un an ou deux plus tard. En attendant, tous ceux qui prenaient ce médicament n’échappaient pas à un comportement soudainement caractérisé par des pulsions sexuelles inhabituelles.</p>
<p>– On laisse tomber ! fit-il devant mon air sceptique et mon front plissé qui dénotaient une réelle inquiétude, ce n’était pas une bonne idée. Continuez le traitement actuel, encore deux mois au moins de Rimifon. « Nous » prendrons une décision ensuite.</p>
<p>Soulagé, je retrouvai ma chambre, ma guitare et mon stylo. Vers la quarantième page du <i>Léautaud</i>, l’envie me prit de faire taper tout cela à la machine afin d’y voir plus clair. Mon manuscrit était truffé de ratures, de mots biffés, remplacés, etc. Le mettre au propre toutes les cinquante pages me paraissait souhaitable. Ce serait de plus bien moins fatigant à relire et à corriger. Je demandai à l’infirmière, une nouvelle, qui s’occupait régulièrement de moi si elle connaissait quelqu’un qui pouvait se charger de cette besogne. La mignonne et coquine Henriette – qui ne portait rien sous sa</p>
<p>blouse d’infirmière, j’avais pu le constater un matin dans la chambre – m’indiqua une charmante quadragénaire, secrétaire médicale, en cure elle aussi à Sancelle. Elle s’appelait Denise. C’était une assez jolie brune aux seins plutôt petits et au regard traversé parfois d’éclairs incandescents. Ses doigts sur la machine étaient d’une incroyable agilité. Elle sembla très vite vouloir prouver que leur vélocité pouvait largement dépasser les limites d’un clavier. Elle m’avait donné rendez-vous après le déjeuner dans sa chambre, à deux heures moins le quart. Cela me laissait largement le temps jusqu’à deux heures, moment de la cure, de lui expliquer ce que j’attendais d’elle. Lorsqu’elle me fit entrer dans sa chambre, elle était complètement nue sous une sortie de bain trans-parente. Sa table étant encombrée, elle me demanda de m’asseoir près d’elle sur son lit afin de mieux lui expliquer tous les codes et renvois manuscrits qu’il n’était pas évident pour elle de déchiffrer. Je la sentais un peu fiévreuse, comme agitée intérieurement et, après quelques explications, je m’apprêtais prudemment à lever le camp quand soudain elle accrocha ses bras autour de mon cou en gémissant.</p>
<p>– Ça ne va pas, madame ? lui demandai-je bêtement.</p>
<p>– Oh, Pierre, gémit-elle encore, Pierre…</p>
<p>Et elle s’évanouit. Ou fit semblant ! Elle était à présent inerte sur la descente de lit et je me demandais sottement ce que j’allais bien pouvoir faire de cette femme. Je la soulevai alors dans mes bras, et la posai délicatement sur son lit. Là, telle une furie, elle se colla à ma bouche en laissant glisser son peignoir. Me renversant alors avec une incroyable agilité, elle entreprit habilement de me déshabiller. Ce jour-là, ma cure d’après-midi m’offrit l’occasion de contempler des rondeurs qui n’avaient rien de commun avec celles que m’offrait d’habitude le mont Blanc. Je dus mettre un holà à la fréquence de ces consultations privées car le dévouement de cette secrétaire si consciencieuse ainsi que son appétit étaient sans bornes. Observer l’abstinence à l’avenir, peut-être pas totalement, ou plutôt cesser de jouer au docteur avec l’hystérique Denise devenait impératif si je ne voulais pas me retrouver avec un deuxième trou dans les poumons. D’autant que, je ne tardais pas à l’apprendre, depuis trois mois, la coquine, sous les injonctions thérapeutiques du docteur de Georges, avait dû ajouter la fameuse cyclosérine à son menu quotidien !</p>
<p>Durant tout mon séjour à Sancellemoz, je n’ai jamais envisagé une seconde que je pouvais ne pas guérir. Le cercle des copains s’élargissait peu à peu autour de moi. Il n’était pas rare que, guitare en main dans ma chambre, je fasse écouter à Jacques, Michèle et quelques autres les chansons que je venais de terminer ou parfois même celles qui étaient en chantier, pour observer leurs réactions. Le moral était au beau fixe car j’avais une totale confiance en Tobé. Je m’étais fait à cette idée. J’étais de plus en plus persuadé à présent qu’une opération serait nécessaire. Pour combien de temps encore contemplerais-je la splendide montagne coiffée de blanc en face de mon balcon ? J’écrivais à papa et maman en les assurant que tout allait pour le mieux. D’ici deux ou trois mois, précisais-je, ils pourraient certainement venir me voir car ils me manquaient énormément.</p>
<p>Désormais, la dérision, l’humour noir laissaient de plus en plus d’empreintes dans mes couplets. Était-ce la résultante d’un désabusement dû à mes déboires « sentimentaux » ? d’un trop-plein de lucidité ? d’un certain recul que j’avais pris soudain dans le prolongement de tous ces « malheurs » conjugués ? Possible. En tout cas, le désespoir n’était pas entré chez moi et n’était pas près d’y mettre les pieds. Pour preuve, j’avais attaqué l’écriture d’une chanson dont le parfum d’autodérision était indiscutable. Cette <i>Bérésina</i> dont j’avais commencé l’écriture avait des relents de mouise qui, pour moi, n’était pas encore si lointaine. Si je continuais ainsi, peut-être aurais-je de quoi remplir un grand disque d’une douzaine de chansons d’ici deux ou trois trimestres ? Pourquoi ne pas rêver ?</p>
<p>La réalité, c’est ce bon François Tobé qui me la rappela un beau matin, lors du contrôle au terme du quatrième mois de soins.</p>
<p>– Eh bien, jeune homme, nous sommes au pied du mur ! Hormis la cyclosérine, nous avons tout essayé. Je ne pense pas une seconde que celle-ci aurait pu changer quoi que ce soit. Ce que je crois, c’est que maintenant il me faut vous opérer !</p>
<p>J’espérais tant entendre cela que ce fut plutôt un soulagement pour moi. Cela eût par trop frisé l’insolence que de lui rappeler : « Je vous l’avais bien dit. » Pourtant, l’imperceptible sourire que je n’avais pu retenir et que je regrettai aussitôt ne lui échappa guère.</p>
<p>Il sourit à son tour en disant :</p>
<p>– Oui, bon ! Il fallait tout tenter avant d’être certain que l’intervention chirurgicale serait incontournable. La caverne qui se trouve au sommet du lobe de votre poumon droit s’est maintenant bien amenuisée. Elle est réduite au minimum. Quoi que nous fassions, elle ne diminuera plus désormais. C’est pour cela que je vous opère. Vous savez, nous n’en venons à l’opération que lorsque nous ne pouvons plus faire autrement. Nous ne sommes pas des charcutiers ! Enfin… pas tous !</p>
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<tit>La délivrance</tit>
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<p>Dès la veille de l’intervention, on me prépara et je me retrouvai le lendemain matin dans l’ascenseur, allongé dans un lit à roulettes. Dans la salle de chirurgie, on ouvrit grand les portes pour nous accueillir, moi et l’infirmière qui poussait le lit sur lequel j’étais couché.</p>
<p>– C’est moi qui viendrai vous récupérer tout à l’heure, me dit un grand costaud à blouse blanche avant de disparaître.</p>
<p>Avais-je du mal à dissimuler mon inquiétude ? Se lisait-elle tant que cela sur mon visage ? J’étais à présent couché sur le billard et j’attendais. Tobé me désigna une jeune femme souriante qui me fit un petit salut de la tête.</p>
<p>– Je vous présente mon épouse, Isabelle. Jérôme, l’anesthésiste que voici <i>(d’où arrivait-il, celui-là ?)</i>, va vous faire une piqûre. Vous allez faire lentement le compte à rebours en descendant de dix vers zéro. Détendez-vous au maximum, c’est moi qui vais vous opérer, vous le savez, et c’est donc ma femme qui recoudra pour ne vous laisser qu’une belle et fine cicatrice.</p>
<p>L’anesthésiste fit sa piqûre. Je comptais dix, neuf, huit, sept… Avant de partir dans les vapes, j’eus à peine le temps de dire en souriant à Tobé penché au-dessus de moi :</p>
<p>– Alors… papa pique et maman coud ?</p>
<p>Je n’entendis pas le rire qui suivit… On me ramena dans ma chambre deux bonnes heures plus tard. Tout mon dos était très douloureux. La moindre amorce de geste me faisait un mal de chien. Je me demandai d’abord avec terreur de quelle façon je pourrais me déplacer pour aller aux toilettes lorsque le besoin se ferait sentir. J’ignorais encore qu’il n’en serait pas question durant au moins deux ou trois jours. Allongé dans mon lit, j’attendis les yeux ouverts.</p>
<p>– Essayez de dormir, me dit l’infirmière avant de quitter ma chambre. Nous avons beaucoup de travail mais je veillerai sur vous en priorité. Si vous avez besoin de moi, appuyez sur le bouton de la petite poire qui se trouve à droite à la tête de votre lit, je viendrai dès que possible.</p>
<p>Je n’eus besoin de rien. Le moindre mouvement suscitait des douleurs aiguës insupportables et j’observais l’immobilité la plus stricte. Les visites étaient interdites. Cela m’arrangeait bien car je n’avais guère envie de parler, ni de voir qui que ce soit. Je demeurai l’œil ouvert pendant plus de quarante-huit heures. Durant les deux nuits blanches qui suivirent, c’est moi qui veillais sur ma pauvre infirmière de nuit qui, d’épuisement, s’endormait sur sa chaise au chevet de mon lit. Tobé passa me voir pour la troisième fois depuis qu’on m’avait ramené. Il vit mes yeux encore ouverts et ne trouva pas cela très normal :</p>
<p>– Vous prenez parfois des somnifères ?</p>
<p>– J’ai absorbé ceux que l’on m’a donnés avant-hier à prendre le soir avec le potage mais à l’évidence ils ne m’ont rien fait.</p>
<p>– C’était quoi ? demanda-t-il à l’assistant qui l’accompagnait.</p>
<p>– Oh, quelque chose d’anodin, je crois bien.</p>
<p>– Trop, sans doute. Essayez le Noludar, dit Tobé. Il y en a certains avec qui cela marche bien. Il faut qu’il dorme. Il a l’air épuisé.</p>
<p>Le fameux Noludar (je n’ai jamais oublié ce nom !) me fit dormir cinquante heures d’affilée. Les infirmières, affolées, s’étaient relayées pour venir me voir toutes les heures. Le matin du troisième jour, je m’éveillai enfin.</p>
<p>– Eh bien, ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Lydie, la plus gentille d’entre elles. On croyait que vous n’alliez jamais vous réveiller !</p>
<p>Commentaire charmant. Les trois mètres du voyage que je dus effectuer pour aller du lit à la salle de bains furent épiques. Ne voulant être aidé de personne, je faillis m’étaler à deux ou trois reprises sous l’œil inquiet de mon ange gardien. Le somnifère ayant laissé un goût âcre dans la bouche, j’avais un impérieux besoin de me laver les dents. C’est là que le summum du plaisir fit son apparition. Tenant évidemment la brosse à dents dans la main droite, il m’apparut quasiment surhumain d’agiter, que dis-je, de seulement soulever mon bras droit pour porter ma brosse à la bouche. Me voyant me pencher et agiter de droite à gauche la tête sur ma brosse à dents immobile, le kiné, qui venait d’arriver, s’écria :</p>
<p>– Non, non, et non ! Je comprends fort bien et je sais que vous avez très mal, mais dès à présent, il vous faut bouger votre bras droit et non la tête ! Cela est indispensable, la rééducation commence. Pas question de tricher !</p>
<p>Ce sadique ne me lâcha plus désormais. Il revint le lendemain matin.</p>
<p>– À partir d’aujourd’hui, vous allez apprendre à soulever votre corps du lit en tirant sur vos bras derrière vous.</p>
<p>– Quoi ???</p>
<p>– Oui, confirma-t-il, vous allez lever vos bras, agripper le barreau de fer latéral derrière votre tête et faire ainsi des rétablissements qui vont rééduquer les muscles de vos bras et ceux de votre dos.</p>
<p>– Mais je ne pourrai jamais !</p>
<p>– Mais si, justement. Vous allez y arriver. Vous en ferez un ou deux tous les matins pour commencer. Au bout de deux semaines, vous parviendrez à en faire cinq d’affilée sans problème.</p>
<p>J’avais l’impression d’entendre un extraterrestre qui me disait n’importe quoi. Je m’appliquais sans forcer à faire régulièrement mon indispensable et douloureuse réédu-cation. Je parvins à assurer bientôt aisément mes dix rétablissements chaque matin. Les deux méchants drains emprisonnés encore entre mes côtes devraient m’être ôtés le lendemain. Je n’ignorais pas que ce ne serait sans doute pas une partie de plaisir, mais toutes ces étapes ne me conduisaient-elles pas vers le bout du tunnel ? Dans la salle où l’on devait procéder à l’extraction de ces drains, nous étions trois ou quatre fraîchement opérés, séparés par des paravents. Le terrible cri que poussa ma voisine lorsqu’on lui enleva l’un des siens me laissa à penser qu’on n’anesthésiait certainement pas pour ce type d’intervention. C’est ce que me confirma le fameux et sympathique docteur de Georges que je ne connaissais pas encore.</p>
<p>– Vous qui vous cramponnez si bien au lit, paraît-il, faites la même chose ici, ça vous aidera.</p>
<p>D’un signe de tête, il désigna ma voisine en murmurant :</p>
<p>– Vous savez, elle est très douillette ! Vous verrez, serrez les dents… ou serrez ce que vous voudrez, plaisanta-t-il finement, et ça se passera bien.</p>
<p>J’ai serré effectivement tout ce que je pouvais. Les deux coups de poignard, lorsqu’on arracha ces deux satanés tuyaux d’entre mes côtes, ne réussirent tout de même pas à me faire desserrer les dents. Mais quel soulagement ensuite. Peu de temps après qu’on m’eut délivré des drains, je trottinais, un peu courbé certes, dans les couloirs. Le prolongement de la rééducation ne me déplaisait pas. Bien d’autres mouvements bénéfiques étaient venus s’ajouter à mes premières extensions arrière sur la barre de mon lit.</p>
<p>– Vous aviez une belle caverne, me dit un matin François Tobé. Comme je vous l’avais annoncé, j’ai pratiqué une lobectomie du lobe supérieur droit. Le poumon devrait reprendre doucement sa place comme si de rien n’était. Vous avez sans doute une grosse capacité respiratoire. Vous le saviez ?</p>
<p>– Je pense que le saxophone a dû développer mes poumons au-delà de la moyenne pendant toutes ces années passées à en jouer au conservatoire… et dans les bals ! Et un chanteur n’a-t-il pas besoin de souffle, que diable !</p>
<p>– Évidemment, c’est sûrement à cause de cela, convint-il en riant. Nous ferons ultérieurement une exploration fonctionnelle pour vérifier le degré exact de votre capacité respiratoire. En attendant, soyez patient durant votre convalescence, ne commettez pas d’imprudence et tout ira bien.</p>
<p>J’abordais ma « convalo » avec sérénité mais fermement décidé à la mener à bien. Je n’avais aucune envie de me laisser aller, tant moralement que physiquement. Pour l’heure, l’ardente « Jeanine de l’ascenseur », qui s’était jointe à mes copains pour venir entendre mes chansons nouvelles dans ma chambre, avait décidé d’adoucir ma convalescence. Intelligente, douce, discrète et néanmoins déterminée, ce fut elle qui se chargea à mon insu d’écarter la trop envahissante Denise. Je ne connus jamais la teneur des arguments dont elle se servit. Toutefois, en mon absence, Denise avait été surprise nue sous son imperméable dans la salle de bains de ma chambre par Jeanine, dix minutes avant l’heure de la cure. La bouillante Denise, surprise et penaude, déguerpit prestement, sans demander son reste. C’est la belle Bretonne qui se chargea désormais de taper la suite de mon <i>Léautaud</i>… et d’assurer un « suivi affectif » de bon aloi. Les mouvantes planètes ne venaient-elles pas soudain d’ensoleiller mon karma ?</p>
<p>Je repris l’écriture. <i>Joséphine</i>, <i>La Fée</i>, ajoutées au<i> Bonheur conjugal</i> étaient l’illustration parfaite d’un ton nouveau qui s’imposait un peu plus chaque jour, dans mon esprit et dans mon écriture. La désintégration récente de notre couple et les déboires sentimentaux que cela avait suscités n’étaient sans doute pas étrangers à cette moquerie forcenée à présent déployée dans mes chansons. Ce couple « idéal », qui y était tant malmené alors, ne laissait désormais qu’un espoir bien mince à l’avènement chez moi d’un amour avec un grand A. C’est ce type de chansons humoristiques qui me fera qualifier plus tard par la presse d’« affreux Jojo ». C’est avec les chansons de ce futur album 25 centimètres qu’un ton plus personnel était en train de s’affirmer. Il était temps, me semblait-il, de prendre mes marques par rapport à cette influence de Georges que l’on me reprochait dans la presse de façon récurrente.</p>
<p>Pourtant, de ces prétendues influences, de ces empreintes dont mes chansons semblaient marquées, Georges était loin d’en être le seul responsable. Stéphane Goldman, Léo Ferré, Trenet, Jean-Roger Caussimon, Francis Lemarque, Prévert ou Félix Leclerc, pour ne parler que de ceux-là, n’étaient-ils pas aussi pour moi des références ancrées dans mon univers créatif ? De même, les auteurs que mes mentors préférés, monsieur Labadie ou Léautaud, m’avaient fortement encouragé à lire n’étaient pas étrangers à la coloration de mes textes. Les poésies aussi diverses de Breton ou de García Lorca, celles de Pierre Louÿs ou de Rimbaud ainsi que les écrits d’humoristes et les auteurs subversifs que je dévorais alors façonnaient cet environnement avec lequel je me sentais le plus en symbiose. La subversion de Paul-Louis Courier ou celle d’un Jules Vallès recélaient à mes yeux autant de poids que l’influence de <i>La Mauvaise Réputation</i>, que j’admirais certes tant, ou de <i>Corne d’aurochs</i>. L’humour noir d’Alphonse Allais ou de Mark Twain, la dérision, ainsi qu’un irrépressible besoin de liberté verbale me poussèrent alors à instiller des images forgées par une rhétorique argotique peu employée en ce temps-là dans les chansons. Certes, de Bruant à Gaston Couté, les modes d’expression poétique qui avaient eu droit de cité auparavant dans les chansons populaires étaient innombrables. Il était cependant passé de l’eau sous les ponts depuis cette époque révolue d’où le « populisme » du verbe n’avait me semble-t-il guère évolué.</p>
<p>Ce que je souhaitais alors, c’était de pouvoir m’exprimer en toute liberté avec l’humour, l’insolence, la violence et le réalisme inhérents aux situations et aux décors d’aujourd’hui dans lesquels je situais mes personnages. Cette dramaturgie fondue dans une symbiose musicale n’avait à mes yeux aucune frontière. C’est peut-être cette manière effrontée et provocante d’aborder l’écriture de mes chansons qui déplut aux critiques. Et sans doute aussi à quelques « auteurs » qui n’écrivaient jamais un mot plus haut que l’autre.</p>
<bl v="1" />
<p>Les derniers examens passés laissaient apparaître dans mon organisme une carence de certaines vitamines que le professeur Tobé me prescrivit. Mon corps réclamait entre autres de la vitamine PP. Je trouvais cela rigolo. Le kiné m’avait prescrit quelques nouveaux mouvements de gym qui, depuis un mois déjà, me faisaient le plus grand bien. J’avais de plus en plus besoin de bouger, de me dépenser et de me remuscler. N’était-ce pas bon signe ? Je m’en fus un jour au village avec mes copains, mes deux « fans », Jeannot et Nénesse. Ils m’avaient rapporté souvent du chocolat suisse, des galettes bretonnes ainsi que des bouteilles de bordeaux dans ma chambre, « pour me rafistoler les éponges », disaient-ils. Cette fois, je me rendis avec eux chez le quincaillier pour y choisir personnellement une hache de bûcheron.</p>
<p>– Mais que veux-tu faire avec cet engin, mon vieux Pierrot ? me demanda Jeannot.</p>
<p>– Eh bien, je vais refaire mes muscles. Je vais abattre des sapins dans la forêt.</p>
<p>Tous deux me regardèrent avec sans doute le même regard de pitié que dut avoir Goliath en face de David.</p>
<p>– Tu es sérieux ? demanda Nénesse.</p>
<p>– Mais oui, il y a à présent plus de deux mois et demi qu’on m’a opéré, il faut absolument que je me remette en forme. C’est pas avec des promenades en voiture jusqu’à Plaine-Joux que je me referai une santé !</p>
<p>Lors de mes quotidiennes balades en forêt, j’avais repéré un chantier à flanc de montagne où quatre bûcherons abattaient puis débitaient des sapins de plus de quinze mètres de haut. Ils achevaient leur labeur à quatre heures de l’après-midi. Une demi-heure après la cure de repos qui s’achevait elle aussi à cette heure-là, je décidai de continuer leur travail.</p>
<p>Jeanine, guérie, était repartie à Paris retrouver « la mode ». Je la revis des années plus tard, à l’issue d’un concert où elle me présenta ses deux fillettes et son mari. Elle était toujours aussi belle.</p>
<p>Un dimanche, en flânant au village du plateau d’Assy, après la cure, par hasard, je rencontrai Gilberte. Nous étions de bons copains quelques années auparavant en classe de déclamation au conservatoire de Toulouse. Ancienne malade au sana – je l’ignorais – et aujourd’hui guérie, elle tenait à présent un petit magasin de souvenirs au village. Elle était gaie et toujours pleine de faconde. Elle avait l’air heureuse.</p>
<p>– Ma boutique ? Ça marche bien, me dit-elle. Et quant à moi, je touche du bois, je vais bien !</p>
<p>– J’en suis bien heureux pour toi, lui fis-je après l’avoir embrassée.</p>
<p>Sortant de son arrière-boutique, je vis alors une grande brune élancée, une bouche sensuelle, les cheveux courts, un corps splendide, un sourire irrésistible. Elle dit :</p>
<p>– Je suis prête !</p>
<p>Nous éclatâmes de rire ensemble.</p>
<p>– Je te présente Gina, me dit Gilberte.</p>
<p>Gina, un peu confuse de son intrusion dans notre conversation, dit en riant :</p>
<p>– Désolée, je croyais que Gigi était seule.</p>
<p>– Ce n’est rien, dis-je en lui tendant la main, je m’appelle…</p>
<p>– Pierre Perret, me coupa-t-elle, je sais. Je connais <i>Adèle</i> et <i>Les Fraises</i>.</p>
<p>Gilberte éclata de rire à son tour en voyant ma tête :</p>
<p>– Tu es plus connu que tu ne le crois, mon vieux ! Nous allons au cinéma. Tu veux te joindre à nous ? Que fais-tu ?</p>
<p>– Rien de précis. Banco, je vais avec vous.</p>
<p>Gilberte entra la première dans la dernière rangée au fond du cinéma. Puis ce fut moi, puis Gina à ma gauche. Je n’ai aucun souvenir du film que nous étions censés voir. Ma brûlante voisine, qui avait la main droite baladeuse devant mon peu de résistance, ne cessa de plus de m’embrasser à bouche que veux-tu de la première à la dernière bobine. Gilberte, à qui ce torride intermède n’avait pas échappé, nous dit à la sortie d’un air amusé :</p>
<p>– Tenez, prenez les clés, allez à la maison. Je vais faire quelques courses, nous pourrons dîner chez moi. J’héberge Gina dans la chambre d’amis. Si tu veux dormir là ce soir, je ne pense pas qu’elle en sera contrariée.</p>
<p>Je découchai du sana pour la première fois. Le lendemain matin, Gina partie, Gilberte me dit :</p>
<p>– Tu sais, Pierrot, tu ne pourras la revoir que jusqu’à vendredi.</p>
<p>– Ah bon ? dis-je, surpris et amusé de cette précision. Et pourquoi ?</p>
<p>– Parce que son mari arrive samedi. Elle voudrait bien divorcer, mais lui ne veut pas. Il a menacé de la tuer la semaine dernière. Il a déjà démoli un type qui tournait autour d’elle. Elle est napolitaine, lui est calabrais et il est jaloux comme un tigre.</p>
<bl v="1" />
<p>Adieu, Gina !</p>
<p>Papa et maman, accompagnés de ma tante Marthe et de son mari, mon oncle André, « Dédé le Maquisard », me firent une petite visite à Sancelle. Maman et sa sœur pleurèrent à l’unisson parce qu’elles me trouvaient « encore un peu maigre mais avec une bonne mine ». Papa trouva que cet air des montagnes était « saoulant ». André, lui, un peu à l’écart de sa femme, constata qu’il y avait « de bien jolies poulettes dans cette basse-cour ». Le mont Blanc les laissa béats d’admiration. Je les invitai dans deux ou trois auberges du coin offrant raclettes, fondues et viande des grisons, pour leur faire découvrir des saveurs locales. Je ne sais ce que leur raconta ce bon Tobé, mais ils me quittèrent visiblement rassurés sur mon sort. Avant de nous séparer, m’étouffant de baisers, maman me dit :</p>
<p>– Tu es courageux, mon fils ! On est fiers de toi !</p>
<p>Mon courage, pourtant, ne pesait pas lourd à côté de celui qu’ils avaient manifesté durant toutes ces dernières années au Café du Pont. Fou de joie qu’ils soient venus jusqu’à moi, deux jours plus tard, j’étais triste de les voir repartir si vite.</p>
<p>En un peu plus de six mois, j’étais venu à bout de mon livre sur le vieux solitaire de Fontenay. Il ne me restait plus qu’à dénicher un éditeur. J’avais de même trois chansons en chantier, en plus de six autres que je considérais comme terminées. Le 33 tours nouveau se profilait à l’horizon. Mais mon horizon, où était-il ? C’est dans le bureau du professeur Tobé que je m’en fus chercher la réponse un beau matin de mon septième mois de sana.</p>
<p>– Mon cher ami, dit Tobé en appliquant ma dernière radiographie sur le panneau lumineux, vous pouvez voir ici le lobe de votre poumon droit qui a sagement et complètement retrouvé sa place.</p>
<p>Émerveillé de voir cela, je lui demandai :</p>
<p>– Alors, je suis complètement guéri ?</p>
<p>– Cela y ressemble fort. En tout cas, vous n’êtes plus malade ! Vous n’avez plus rien à faire ici. De plus, avec la forme que vous avez, vous êtes une insulte pour cet établissement, ajouta-t-il en riant. Nous allons procéder à une exploration fonctionnelle. Nous verrons si votre capacité respiratoire est entièrement retrouvée. Tenez, placez cet embout dans votre bouche. Le cylindre doit monter dans sa gaine quand vous soufflez. Vous avez de la marge, il peut contenir jusqu’à cinq litres d’air ! La capacité moyenne chez un homme tourne autour de trois litres.</p>
<p>– Je dois souffler comment ? Fort ?</p>
<p>– Oui, allez-y sans crainte, soufflez d’un coup le plus fort que vous le pouvez.</p>
<p>Amusé, je m’exécutai. Le cylindre, comme un diable, jaillit de sa gaine, avant d’aller rouler sur la moquette.</p>
<p>– Fantastique ! Vous avez plus de cinq litres d’air dans les poumons, dit Tobé, absolument stupéfait. Je maintiens ce que j’ai dit, nous sommes le 8 juillet. Demain matin, vous irez au premier étage voir mademoiselle Léa qui vous fera un dernier tubage pour explorer vos bronches et vous pourrez partir.</p>
<p>– Je quitterai Sancellemoz guéri le 9 juillet, jour anniversaire de mes vingt-six ans, dis-je.</p>
<p>– Bravo, jeune homme. Je vous félicite, car vous avez été un patient bien docile et bien aimable comme j’aimerais qu’ils le soient tous. « Papa pique et maman coud ! » se remémora-t-il. Vous avez réussi à me faire rire à un moment où cela ne m’arrive pourtant jamais ! Qu’allez-vous faire en retrouvant Paris ?</p>
<p>– Chanter, écrire des chansons. Enregistrer peut-être un disque nouveau. J’ai beaucoup écrit ici. Sans doute étais-je rassuré par vos bons soins et… par la sérénité qu’engendre le mont Blanc.</p>
<p>– Faites-moi plaisir, dit-il en me tendant la main, ne reprenez un travail qu’« à mi-temps » !</p>
<p>Le respect que je lui vouais m’empêcha d’éclater de rire. Devais-je lui dire que le « travail à mi-temps », à mon retour, se bornerait à chanter dans deux boîtes enfumées tous les soirs au lieu de quatre ? Je lui promis de faire pour le mieux. Je réglai ma note au terme de ce séjour qui m’avait fait retrouver la vie. Il ne restait plus à présent qu’un peu plus de cent mille (anciens !) francs sur mon compte bancaire. L’opération, les soins et les frais de séjour étaient quasiment venus à bout du pactole réuni par les copains lors de ce « Musicorama » si magique. Mais ne m’avaient-ils pas sauvé la vie ?</p>
<p>Le matin du 9 juillet donc, debout à sept heures, j’avalai un copieux petit déjeuner avant d’aller dire un au revoir ému à mes copains… et copines ! Promettant de les revoir à Paris, du moins quelques-uns, je les embrassai tous en leur souhaitant bonne chance. Non, décidai-je, je ne me laisserais pas faire d’horrible tubage de l’œsophage à jeun. D’abord, j’avais oublié ! C’était trop tard et puis j’étais sûr que mes bronches allaient bien ! Ce serait la seule prescription que je n’aurais pas respectée ici, en sept mois de traitement. Pardon, François Tobé !</p>
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<tit>Retour à la case départ</tit>
<dev>
<p>Cette méchante aventure avait duré en tout deux ans depuis la fin de la tournée Platters. Mais que de changements dans ma vie en seulement vingt-quatre mois ! Une page était tournée. C’est à tout cela que je pensais en conduisant sur la route qui me ramenait vers le boulevard Edgar-Quinet. Je me repassais le film en me disant que compte tenu du sombre karma qui avait été le mien, je ne m’en sortais tout de même pas si mal. N’envisageant pas une seconde de passer seul le jour de mon anniversaire dans l’obscur petit périmètre de ma chambrette de Montparnasse où j’avais de si mauvais souvenirs, je retrouvai Rolande – que j’avais prévenue de mon retour –, auprès de laquelle je fêtai ma guérison au champagne, mes vingt-six ans, notre amitié et… ma liberté !</p>
<p>– Ta chambre est prête, elle t’attend, me proposa-t-elle, toujours aussi généreuse.</p>
<p>– Ce ne sera alors que pour quelques jours, lui dis-je. J’envisage de louer un studio à Paris. D’abord parce que ce sera plus commode pour aller chanter le soir dans les boîtes. Ensuite parce que tu as ta vie et parce que tu en as déjà assez fait pour moi. J’aimerais dénicher un endroit clair, un peu plus spacieux que celui où j’habite.</p>
<p>– C’est-à-dire ?</p>
<p>– Oh, bien sûr, pas quatre-vingts mètres carrés comme ici chez toi, mais peut-être quarante ou cinquante, ce serait déjà pas mal.</p>
<p>– Je chercherai pour toi de mon côté ! promit-elle.</p>
<p>Revenant sur ma décision de demeurer quelque temps chez elle en attendant un nouveau logement, je préférai en fin de compte retrouver le boulevard Edgar-Quinet. Il était sans doute plus raisonnable – et opportun – de régler d’abord tous les détails concernant le loyer, gaz, téléphone, etc., inhérents à un départ imminent, du moins l’espérais-je.</p>
<p>J’avais repris mes marques à La Colombe, au Port du Salut et même là-haut, à la Montagne-Sainte-Geneviève, au Cheval d’Or où le patron, le brave Léon, m’accueillit à bras ouverts. J’allais dès lors tous les soirs faire ma petite tournée de boîtes en attendant mieux.</p>
<p>Je commençais à prospecter en vain des chambres de bonne dans Paris ainsi que de petits studios aussi exigus et sombres que le mien. Le loyer, en revanche, coûtait quatre fois plus cher ! J’attendrais la bonne occasion. À présent seul, j’épargnais le maximum de sous possible au cas où l’oiseau rare se présenterait (je parle de logement, bien sûr !). La moitié de mes nuits étant occupée dans les boîtes, je m’imposais régulièrement du repos les après-midi. C’étaient mes cures parisiennes sans mont Blanc ! J’eus grand-peine à peaufiner les textes de quatre chansons nouvelles écrites à Sancelle, que j’allais enregistrer chez Barclay ces jours prochains<i>. La Bérésina</i> pourrait en être le titre phare. En attendant, je les rodais dans les boîtes. La mécanique humoristique et l’esprit déjanté du <i>Bonheur conjugal</i>, de <i>Ça va bien, ça va mal</i> ou de <i>La Bérésina</i>, déclenchaient des rires qui me redonnèrent confiance en moi et… en l’avenir. Kouiquette Terrail, alors patronne du Petit-Pont, café brasserie « littéraire » situé au coin de la rue Saint-Jacques et du quai Saint-Michel, en face du petit pont de Notre-Dame, m’avait elle aussi engagé. Elle y avait été encouragée par sa copine, la douce Hélène Martin, qui chantait aussi Aragon, Ferré et Genet juste après moi à La Colombe. Je passais de très heureux moments au Petit-Pont. D’André Frédérique à Benjamin Péret en passant par Tristan Corbière – et tant d’autres ! –, les textes insolites des poètes les plus échevelés y étaient égrenés par des comédiens à longueur de soirée pour le bonheur des amoureux de la poésie. C’est souvent là que s’achevait mon dernier tour de chant, vers deux heures du matin. Mes économies gonflaient à présent à vue d’œil. Je n’attendais plus que mon nouveau studio. Mon disque, mon album nouveau – mon deuxième 33 tours 25 centimètres fut enfin enregistré, avec une pochette dessinée par Siné. Il comprenait huit titres : <i>Joséphine</i>, <i>La Fée</i>, <i>La Julie à Charlie</i>, <i>Je suis zou zou zou</i>, <i>Le Bonheur conjugal</i>, <i>Ma gosse</i>, <i>Don Quichotte et Sancho Pança</i>, <i>C’était pas de sa faute</i>. Il devait sortir bientôt chez Barclay. Tout cela m’acheminait vers cette fin d’année 1960.</p>
<p>J’avais tenté en vain de me faire engager au cabaret de L’Écluse, l’« antre » de Barbara, situé au bord du quai Saint-Michel, cinq cents mètres après le Petit-Pont. Les patrons – ils étaient trois (Brigitte S., André S. et Marc D.), n’ayant pas le courage d’admettre qu’ils n’aimaient pas mes chansons, se renvoyaient la balle prétextant, à chaque fois que j’en voyais un, que c’était surtout les deux autres qui n’étaient pas chauds pour m’engager. Leur lâcheté finit par m’amuser et je me consolais en me souvenant que Georges (c’est Puppchen qui me l’avait raconté) avait été lui aussi éconduit à ses débuts par ces olibrius. Je me consolais en me disant que ses chansons ne les avaient pas plus convaincus que les miennes.</p>
<p>J’étais occupé un matin à me débattre avec un problème de facture d’électricité non acquittée à temps – un employé ne menaçait-il pas de me couper le jus ?! – quand le téléphone sonna :</p>
<p>– Allô ?</p>
<p>– Comment vas-tu, mon Pierrot, c’est Dalida. Est-ce que tu es enfin guéri ?</p>
<p>– Dalida ! Ma belle… Je vais très très bien. Comme c’est gentil à toi de prendre de mes nouvelles !</p>
<p>– C’est Lucien qui m’a dit que tu étais revenu depuis quelques jours. Tu sais que tu pars en tournée avec moi au mois de mars prochain ? Nous ferons ensemble une bonne trentaine de villes pendant plus d’un mois. Je peux compter sur toi ?</p>
<p>L’émotion me nouait la gorge. Je ne parvenais pas à émettre le moindre son.</p>
<p>– Tu m’entends, Pierre ?</p>
<p>– Bien sûr, je t’entends, ma chérie. Mais vous avez été déjà si formidables pour moi, Lucien <i>(devenu à présent son époux)</i> et toi… Je ne pourrai jamais assez vous remercier. Je ne sais que dire…</p>
<p>– Alors, dis-moi oui ! C’est Richard Anthony qui sera mon américaine. C’est un bon chanteur. Il marche très fort en ce moment auprès des jeunes. Lucien m’a promis qu’il nous rejoindrait en tournée chaque fois qu’il le pourrait. Il m’a dit aussi que tu avais des chansons nouvelles formidables. Tu verras, on va bien se marrer. Ce sera une tournée géniale !</p>
<p>Voilà comment elle était, Dalida.</p>
<p>J’allais sûrement une fois de plus « essuyer les plâtres » du spectacle, néanmoins j’étais vraiment heureux de repartir chanter sur les routes avec elle.</p>
<bl v="1" />
<p>Je ne parviens pas à me souvenir du nom de celui, ou de celle, qui m’obtint un jour un rendez-vous avec Raymond Queneau chez Gallimard. On lui avait parlé d’un jeune homme qui venait d’écrire un petit ouvrage sur Léautaud et il avait souhaité que je le lui apporte. Il me questionna sur la manière dont j’avais connu le vieux misanthrope et mon récit eut l’air de l’amuser. Deux jours plus tard, il me téléphona :</p>
<p>– J’ai lu <i>Adieu, monsieur Léautaud</i>. Je trouve votre témoignage très vivant et très sympathique, mais Gallimard n’est pas je crois la maison qu’il vous faut pour publier un tel ouvrage. Allez voir chez Julliard que cela intéressera sûrement, me conseilla-t-il gentiment. Je vais leur téléphoner.</p>
<p>Il le fit. Les membres du comité de lecture de Julliard décidèrent à l’unanimité d’éditer mon petit livre. Ils furent très charmants avec moi mais, malgré les quelques émissions promotionnelles que je fis, je dus n’en vendre à peine que quatre ou cinq milliers d’exemplaires, une misère ! Ces tirages à l’évidence correspondaient au caractère « élitiste » de mon livre. Il est vrai que, dans le grand public, qui connaissait Léautaud ?</p>
<p>Je n’avais pas eu de nouvelles de Georges depuis plus d’un an. En fait, depuis la visite de Pierre Onténiente qu’il avait envoyé pour m’apporter un peu de sous. Je ne me sentais cependant pas assez la pêche pour aller à pied chez lui, jusqu’à l’impasse Florimont. Et puis mes dernières visites là-bas m’avaient à vrai dire un peu douché. Un matin, à mon réveil vers dix heures, je m’y rendis tout de même. Ne serait-ce que pour voir s’il s’était enfin rendu compte que j’écrivais et chantais à présent « vraiment » des chansons.</p>
<p>– Georges n’est pas là.</p>
<p>C’est ce que me dit la Jeanne, sur le pas de la porte, son cabas à la main, prête à partir.</p>
<p>– Il est parti se balader. Tu sais, avec lui, il part, on ne sait jamais où il va ni quand il revient ! Et moi, je ne lui pose jamais de question ! Alors, tu viens ? Je vais faire mon marché. Au retour, tu pourras rester manger un morceau avec moi. Et puis Georges sera peut-être revenu !</p>
<p>– Tu sais, Jeanne, je ne suis pas encore très costaud. Je suis revenu du sana il n’y a pas très longtemps.</p>
<p>– Je sais, Georges m’a dit ça.</p>
<p>Pourtant, je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis un an et il ne m’avait pas écrit la moindre lettre au sana, pensais-je, amèrement.</p>
<p>– Tu sais, Jeanne, comme j’ai repris les boîtes depuis peu, je me traîne un peu dans la journée. J’aime mieux me reposer l’après-midi pour être en forme le soir. Je crois que je préfère rentrer. Merci de ton invitation.</p>
<p>– Eh bien, j’espère que tu vas vite te requinquer.</p>
<p>Elle m’embrassa et me serra un instant sur sa poitrine :</p>
<p>– À bientôt, mon grand. Je dirai à Georges que tu es passé ! Ça lui fera plaisir.</p>
<p>J’allai aussi voir Yves et Mimi Audebès. Ils habitaient alors à Courbevoie. Lui, c’est mon copain de jeunesse que j’ai souvent évoqué dans <i>Le Café du Pont</i>. Nous étions – et nous sommes toujours – comme deux frères. Ils furent lui et Mimi parmi les tout premiers à avoir pénétré sans avoir besoin de clés dans l’insolite univers de mes chansons. Je leur contais mes petits succès, mes petites misères. Ayant bien connu Françoise, ils furent atterrés par le dénouement de notre histoire, qu’ils jugèrent « vraiment moche » ! Lorsque j’étais à sec – cela arriva, on l’a vu, plus souvent que je ne l’eusse souhaité –, ils étaient là.</p>
<p>Ils sont toujours là aujourd’hui, non pour les mêmes raisons, mais pour montrer à quel point ils sont heureux de rester les témoins discrets et fiables de cet étonnant et curieux cheminement qui jusqu’à présent fut le mien. Ils sont demeurés de vrais amis, éclaboussés par mes soleils, ou le cœur chagriné par les nuages noirs qui planaient sur ma tête. Ces amis-là se comptent sur les doigts d’une main.</p>
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<tit>Tournée-galère</tit>
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<p>En attendant la tournée en mars prochain avec Dalida, Émile Hebey m’avait fait engager dans une minitournée en Bretagne. Elle devait tout de même comprendre une vingtaine de petites villes et nous nous produisions dans des salles plutôt petites de cinq à six cents places. Ce spectacle était organisé – « sponsorisé », comme on ne le disait pas à l’époque – par une marque de parfum connu dont je tairai le nom par charité chrétienne. Le spectacle était composé de deux ou trois chanteurs débutants, de deux « visuels » – acrobates – et d’un illusionniste prestidigitateur. Cet habile virtuose faisait tous les soirs un tabac terrible. La vedette de ce plateau était une chanteuse, la plus connue de nous tous. Je ne la nommerai pas non plus car elle a disparu depuis longtemps de la circulation. Elle était très belle, très gentille, avait beaucoup d’humour et un amant, un « vieux coquin friqué », qu’elle ne voyait que rarement. Pour se faire pardonner, il lui avait offert une Cadillac. Je voyageais sur le siège avant à côté d’elle qui conduisait elle-même sa belle américaine. L’acrobate et Bernard, l’illusionniste, occupaient les places à l’arrière. Ce dernier, un homo un peu caricatural, était drôle et souvent même irrésistible. Les voyages d’une ville à l’autre étaient ponctués de fous rires. Nous ne parvenions parfois même pas à les stopper chez le pompiste à qui notre star (appelons-la Laetitia) tentait de demander un plein de super.</p>
<p>Dans les stations-service et chez les garagistes, du reste, nous nous y arrêtions souvent. D’abord parce que la jolie Cadillac bleu layette avait toujours soif, ensuite, parce que, tous les cinq cents kilomètres, elle tombait en panne. C’est en train, en autobus ou en stop que nous arrivions parfois au théâtre, et souvent même quelques minutes avant d’entrer en scène. C’était alors un drame pour notre ami Bernard car, avant chaque représentation, il se devait d’acheter une carotte. Oui, voilà, il lui fallait une carotte pour son numéro d’illusionniste. Il faisait un tour très habile avec une petite guillotine, dans le trou de laquelle il invitait un spectateur à introduire l’index. Il faisait d’abord fonctionner son diabolique mini-échafaud en tranchant réellement une carotte devant le public pour montrer que son appareil n’était pas truqué. Suspense garanti. Il achetait donc ce légume, frais, tous les après-midi, afin de ne pas en exhiber un défraîchi en scène le soir. On peut imaginer la tête de l’épicier qui voyait arriver cette grande folle chez lui avec le poignet en cou de cygne.</p>
<p>– Bonjour, monsieur l’épicier. Je voudrais vous acheter une carotte. Une belle carotte… Mais pas trop grosse… Enfin, disons une carotte moyenne, vous voyez !</p>
<p>Stupéfait, le marchand, qui ne voyait pas du tout justement, ne savait généralement pas quoi répondre, se demandant si c’était du lard ou du cochon. Il disait alors :</p>
<p>– Vous n’en voulez pas plutôt un kilo… ou au moins une livre ? Vous savez, moi j’vends pas mes carottes à la pièce !</p>
<p>– Écoutez, plaidait Bernard gentiment, je veux bien vous en payer une livre, si vous ne pouvez pas m’en vendre qu’une, mais moi, tous les soirs, une seule suffit à mon bonheur. Vous comprenez ?</p>
<p>En fin d’après-midi, nous ne pouvions plus aller avec lui acheter la carotte, tant à chaque fois la tête ahurie de l’épicier déclenchait en nous des fous rires inextinguibles, que nous allions poursuivre précipitamment dans la rue. Nous trouvions en revanche moins rigolo de ne jamais voir un seul responsable de la tournée. Les fameux parfums – appelons-les « Sanbon » – n’étaient représentés par personne. Un individu, jamais le même, surgissait cependant d’on ne sait où tous les huit ou dix jours pour nous distribuer des « acomptes » au nom de sa société fantôme. Il précisait toujours que c’était en attendant de percevoir nos « vrais » cachets, « qui n’allaient plus tarder à venir » ! Contrairement à la tournée effectuée avec mes copains les Platters, celle-ci ne fut ni enrichissante ni gastronomique ! Nous mangions tous les jours dans la Cadillac (un comble !) soit du pain et du chocolat, soit de la pizza. Nos restaurants à nous n’étaient le plus souvent que des boulangeries. Même si nous ne nous étions nourris que de fous rires tout au long de ce périple, que de beaux souvenirs malgré tout !</p>
<p>En attendant, je dus m’endetter à nouveau car personne ne fut payé à la fin, ainsi que ces messieurs parfumés l’avaient pourtant promis. De retour à Paris, j’allai chez Émile Hebey lui dire ce que je pensais de « sa » tournée bidon et je repris d’urgence mon tour à La Colombe ainsi qu’au Cheval d’Or chez l’ami Léon. J’alternais même à présent ces deux boîtes avec deux autres (sans doute pour respecter le « mi-temps » souhaité par Tobé !) : le Petit-Pont chez Kouiquette Terrail qui m’accueillait de nouveau, aux côtés cette fois-ci de Boby Lapointe et de Moustaki. L’autre boîte où je venais d’être engagé dans la petite rue Galande – à deux pas de chez Valette –, derrière Notre-Dame, s’appelait tout bonnement La Chanson Galande. Jacqueline Dorian, chanteuse elle-même, en était l’intelligente et délicieuse patronne. Je croisais là tous les soirs un débutant nommé Pierre Barouh avec lequel je sympathisai.</p>
<p>Mes dernières chansons, bien rodées en tournée, faisaient maintenant mouche sur le public. Celui des cabarets parisiens, particulièrement sensible aux jeux de mots, semblait plus réceptif à l’humour noir que celui des théâtres de province, bien moins évolué à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui. Cela me réconforta et me donna aussi envie d’écrire, bien que je ne disposasse guère d’endroit propice pour cela. Alors que je n’y croyais plus, je finis par dénicher un studio de cinquante mètres carrés (presque un appartement !) équipé d’une petite salle de bains. Il était situé au deuxième étage d’un immeuble neuf construit près de la porte de Vanves, au n° 50 de la rue Ernest-Laval. C’était un peu onéreux pour moi, mais je n’avais pas le choix. Je pouvais y amener quelques copines à qui je disais auparavant, lorsqu’elles étaient mariées :</p>
<p>– Non, pas chez moi, c’est trop moche, on remettra ça à une autre fois.</p>
<p>Au fil de ces semaines-là, mes péripéties amoureuses furent de courte durée. Une Nicole succédait à une Béatrice qui finissait par céder sa place à la romantique Paule, détrônée au bout de trois jours par la trop sentimentale Valérie. Qu’il était pratique et confortable de ne pas avoir de chez-soi ! Cette ronde infernale qui trompait mon vide affectif me compliquait la vie et me faisait perdre finalement un temps fou.</p>
<p>La tournée de Dalida, heureusement, s’annonçait à l’horizon, au bout duquel, au moins sur ce plan-là, se profilait ma quiétude. Il était grand temps. Il m’arrivait parfois, hélas, de confondre les prénoms féminins au téléphone, ce qui engendrait des drames épouvantables. Lors de ce nouveau tour de France, aurais-je le temps d’écrire, de travailler sur mes chansons dans les chambres d’hôtel ? Je ne savais si les distances étaient longues d’une ville à l’autre. Je n’avais pas encore étudié l’itinéraire de la tournée. J’emportai des cahiers vierges. Nous verrions bien !</p>
<p>Dès le début, Dalida remplit les salles. Richard Anthony, toute récente révélation, coqueluche du moment et rival direct de Johnny Hallyday, était un « plus » non négligeable dans le spectacle. Le twist venu depuis peu d’Amérique – qu’il interprétait – ainsi que sa chanson <i>Nouvelle Vague</i> firent un tabac surtout auprès des minettes. Ma place était beaucoup plus humble. Évidemment, encore une fois, je « levais le torchon ». J’avais l’habitude ! Cela se passait plutôt bien avec mon tour de chant à présent étoffé des dernières chansons qui « percutaient » très bien rajoutées aux premières. Ce public très jeune – yé-yé, disait-on – visiblement aimait rire de ces provocations verbales. Ces défis à la morale établie que recélaient mes couplets ainsi que leur ton impertinent étaient, pour ces spectateurs, totalement nouveaux. Je quittais tous les soirs la scène sous de nombreux rappels. Dalida était contente. Attentive à tout, elle fit part de mon succès à Lucien.</p>
<p>– Je lui ai raconté, ce matin au téléphone, le tabac que tu faisais. Ça ne l’a pas étonné ! me dit-elle.</p>
<p>Cette aveugle confiance en moi que Lucien manifestait depuis toujours me terrifiait autant qu’elle me touchait. Je me disais constamment : « Si je déçois quelqu’un un jour, j’aimerais tant que ce ne soit pas lui ! »</p>
<p>Nous dînions souvent ensemble après le spectacle en commentant abondamment les réactions du public. Lors-qu’il venait nous rejoindre, Lucien, épuisé par les semaines harassantes qu’il vivait à Europe 1, allait se coucher avec Dalida bien avant tout le monde. Je le revois encore débarquer à trois heures du matin tout ensommeillé en pyjama dans le hall de l’hôtel où nous étions tous – ceux de la troupe – en train de jouer à la belote en poussant des hurlements. Il disait presque confidentiellement de sa voix douce et lymphatique : « Ça ne vous fait rien de mettre un bémol à vos coups de gueule, les gars, la star n’arrive pas à pioncer… » Le tripot de Macao se muait soudain en vêpres confidentielles dans une église de campagne. Lucien n’avait jamais besoin de hausser le ton pour être écouté.</p>
<p>Je fais grâce ici au lecteur des critiques les plus virulentes. Je ne citerai que la plus amusante parue après un passage à Rouen. Je lis dans <i>Paris-Normandie</i> : « Pierre Perret a tiré le numéro un. Précisons que ce chiffre unique ne qualifie nullement son talent. Circonstance aggravante, il joue de la guitare, pour faire comme… Sacha Distel ! » Au moins pour une fois, j’avais échappé à la sempiternelle comparaison avec Brassens ! Ces critiques d’ombre et de lumière m’agaçaient profondément, surtout lorsqu’on me reprochait, toujours et encore, de vouloir imiter Georges. Je n’ai certes jamais pensé que je plairais un jour à tout le monde. Cela peut se vérifier encore aujourd’hui. Cet humour noir récurrent, cette dérision dont sont forgées mes chansons, en ont toujours désarçonné et agacé plus d’un. J’en suis conscient. Mes couplets engagés par la suite, tels<i> Lily, La bête est revenue, Riz pilé</i> ou <i>La Petite Kurde</i>, ne feront pas non plus l’unanimité, tant s’en faut. Et c’est bien ainsi. Le public qui m’a choisi et qui aime mes chansons sans restrictions me suffit très largement.</p>
<p>Cette tournée fut très édifiante pour moi. Je sentais à présent plus que jamais, je savais, que le public attendrait désormais beaucoup plus de moi. L’accueil toujours plus chaleureux et la confiance qu’il me prodiguait impulsaient en moi cette envie de dépasser ce que j’avais fait jusqu’alors. Il me semblait vital d’aborder encore d’autres rivages au pays de la création, avec un ressort humoristique plus fort, plus subtil. La rhétorique poétique, de même, me semblait encore trop inexplorée, en regard de tout ce qui était en gestation chez moi. Le « ton Brassens » m’était certes plus proche que celui de n’importe quel autre auteur de chansons. Je ne m’étais pourtant jamais vraiment référé aux récits récurrents dans lesquels défilent pêle-mêle croque-morts, gendarmes, faucheuse et enterrements !… et souvent aussi le bon Dieu qui n’a jamais été mon cheval de Troie.</p>
<p>Mais revenons à nos chansons. En 1961, j’étais bien heureux au retour de ma mise en jambes dans la tournée de Dalida de retrouver enfin mon petit appart rue Ernest-Laval. Hormis un grand lit, deux chaises, ma guitare et mes livres, l’endroit n’était pourtant pas vraiment très accueillant. La grande lumière d’été m’empêchait de dormir le matin. Dès l’aube (alors que je ne m’étais jamais couché avant trois heures !), le jour me réveillait car je n’avais pas encore eu le temps d’accrocher des rideaux aux fenêtres… ni d’en acheter. Pourquoi je me couchais si tard ? Parce que, au retour de la tournée, j’avais repris aussitôt intensément mes tours de chant dans les boîtes à Paris. Peu à peu je les retrouvais toutes et je recommençais d’y chanter tous les soirs avec plaisir. Je n’avais guère eu le temps ni sans doute l’inspiration pour écrire dans les hôtels ainsi que je le souhaitais. L’envie me démangeait toujours cependant.</p>
<p>Bonne nouvelle à l’orée de cet été qui s’annonçait chaud. On me proposait de chanter deux semaines au théâtre de l’A.B.C. à partir du 7 novembre suivant. Patachou en serait la vedette. Dès le début de l’automne, je rodais un nouveau tour dans les boîtes en y instillant celles de mes chansons qui me paraissaient être les plus fortes. Peine perdue. Si l’accueil du public était encore une fois très chaleureux, les critiques parisiens, en revanche, étaient impitoyables. La douce Jacqueline Cartier se fit un plaisir de m’assassiner la première dans <i>France-Soir</i> : « Jeune et imberbe, Pierre Perret – auteur interprète à guitare – va éprouver les difficultés des fils à papas célèbres. On jurerait le petit à Brassens. C’est en effet très petit. » Le journal <i>Combat</i> m’assassinait lui aussi : « L’A.B.C. croit en la réussite de Pierre Perret… Il n’y a que la foi qui sauve. » L’un tue, l’autre assomme ! Moins « vachard », Christian Megret écrivit dans <i>Carrefour</i> : « Pierre Perret, plein de qualités, influencé par Brassens, mais ça passera. Et puis, quant à avoir un maître, autant le choisir bon. C’est le cas. »</p>
<p>Patachou avait été très gentille avec moi lors de ces deux semaines de succès durant lesquelles je m’étais régalé d’entendre chanter une grande professionnelle.</p>
<p>– Ne t’en fais pas, me dit-elle après avoir lu mes critiques au vitriol, ça leur passera ! Et sans doute qu’un jour, d’ailleurs, ils viendront te manger dans la main !</p>
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<tit>La femme de ma vie</tit>
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<p>Eddie Barclay, qui n’avait pas pris une seule fois de mes nouvelles lors de ma maladie et qui ne s’était pas manifesté le moins du monde durant mon séjour au sana, me fit appeler un jour par Sophie, l’une de ses secrétaires, qui était aussi une bonne copine.</p>
<p>– Tu es invité à te rendre à Nice à une « convention Barclay » qui aura lieu au Negresco, me dit-elle. Il y aura tous les jeunes espoirs – dont tu fais partie. Eddie vous présentera aux deux ou trois cents plus importants disquaires de la région du Sud-Est. Vous chanterez chacun trois ou quatre chansons à l’issue du dîner gastronomique aux chandelles qu’il offre. Prends ton billet d’avion, on te le remboursera au retour.</p>
<p>« Prends ton billet d’avion. » Elle en avait de belles, Sophie ! Avec quel argent ? C’est cher, un billet d’avion ! L’argent gagné dans la tournée avec Dalida avait servi à rembourser mes dettes contractées au terme de ma tournée précédente – celle des parfums ! –, qu’on ne m’avait toujours pas payée ! J’avais, de plus, dû m’acquitter de trois mois de loyer d’avance ainsi qu’une lourde « reprise » exigée pour mon studio. Mes cachetons ne me permettaient encore pas de faire des folies ! Pour acheter mon billet, j’empruntai donc une semaine d’avance à Jacques Masseboeuf, le patron du Port du Salut. Je me rendis à Nice cinq jours plus tard.</p>
<p>Mes disques ne se vendaient toujours pas, malgré les nombreux passages qu’Europe 1 assurait sur l’antenne. Les chansons plaisaient sur scène, certes, mais les ventes des disques ne voulaient pas décoller. Je doutais fort que ce type de soirée puisse changer la donne. Bref ! J’y fus. Cela se passa bien et je rentrai ventre à terre à Paris pour retrouver « mes » boîtes et me faire rembourser mon billet d’avion chez Barclay, avenue de Neuilly.</p>
<p>– Ma chère petite Sophie, dis-je à ma copine, après lui avoir fait la bise, je crois que tu vas devoir me donner des sous…</p>
<p>– Ah non ! mon petit Pierre, cette fois-ci, ce n’est pas moi qu’il faut voir pour cela. Il te faut aller dans le bureau d’à côté, à droite, il y a une nouvelle. Tu verras, elle a de grands yeux, elle va te plaire, elle est très mignonne. C’est elle qui va te rembourser ton billet, dit-elle en riant. Elle s’appelle Simone.</p>
<p>– Allons voir Simone !</p>
<p>Effectivement, de grands yeux noisette dévoraient l’ovale de son visage, souligné par l’écrin d’une superbe chevelure auburn foncé légèrement ondulée. C’est vrai qu’elle était belle, la nouvelle. L’ai-je contemplée longtemps ? Cinq secondes… dix ? Elle m’accueillit d’une mimique que je qualifierais d’un peu ironique, tout en posant ses jolies mains aux longs doigts à plat sur son bureau. Elle arbora soudain un éblouissant sourire « émail diamant » avant de me demander :</p>
<p>– Que puis-je faire pour vous ?</p>
<p>– Heu… Eh bien, c’est pour un remboursement…</p>
<p>– Bien ! De quel remboursement s’agit-il ?</p>
<p>– Mais de celui de mon billet d’avion, parbleu !</p>
<p>– Ah bon ! Mais vous êtes qui, exactement, monsieur ?</p>
<p>De plus en plus ahuri, et il faut bien le dire un peu vexé, j’étais aussi agacé que bluffé par cette étrange beauté qui ne me connaissait même pas, je lui dis :</p>
<p>– Écoutez, mon nom, c’est Perret, Pierre Perret. Je suis chanteur. J’ai même enregistré plusieurs disques dans cette baraque, figurez-vous, chez Barclay, et je m’apprête à en commettre d’autres.</p>
<p>Poursuivant sur le ton de quelqu’un qui s’adresse à un enfant de la maternelle, je lui précisai :</p>
<p>– Je viens pour me faire rembourser un billet d’avion parce que je suis allé jusqu’à Nice en avion chanter pour monsieur Barclay, votre patron. Votre collègue Sophie m’a assuré que le voyage serait comme d’habitude aux frais de la maison. Voilà !</p>
<p>Au bord du fou rire, elle poussa une feuille blanche devant moi.</p>
<p>– Tenez, remplissez ceci, me dit-elle. Inscrivez vos nom, prénom, adresse, numéro de téléphone, numéro de Sécurité sociale…</p>
<p>Je la stoppai net en repoussant sa feuille :</p>
<p>– Écoutez, ne vous fatiguez pas. C’est juste un remboursement de billet. Ce n’est pas une enquête policière. Quant à la Sécurité sociale, non seulement je ne connais pas le numéro, mais de plus je crois bien que je n’en ai même pas !</p>
<p>Elle éclata de rire.</p>
<p>– Ne vous fâchez pas, dit-elle, voyant que j’étais prêt à partir. Le voici, votre chèque… Dites-moi simplement le montant que l’on vous doit.</p>
<p>Elle quitta le bureau et revint une minute plus tard en me tendant le chèque signé.</p>
<p>– Voici votre dû. Vous aviez l’air tellement dans la lune, pardon de vous avoir taquiné ! Sérieusement, vous chantez réellement quelque part en ce moment à Paris ?</p>
<p>– Mais bien sûr ! dis-je, ravi de cet intérêt soudain.</p>
<p>J’étais, il faut bien l’avouer, aussi un peu honteux de constater que cette belle fille avait finalement eu beaucoup plus d’humour que moi.</p>
<p>– Je vous invite à prendre un pot en bas au tabac puisqu’il est déjà six heures et que vous vous apprêtez à partir, je présume ? Je vous expliquerai tout cela.</p>
<p>– C’est d’accord, dit-elle.</p>
<p>J’embrassai Sophie en passant.</p>
<p>– Alors, Simone, elle t’a plu ?</p>
<p>– Bien sûr, lui dis-je, c’est vrai qu’elle est belle, mais elle a l’air d’être un sacré phénomène ! Tu viens avec nous boire un verre au tabac ?</p>
<p>– Avec plaisir ! J’arrive, dit Sophie.</p>
<p>C’est elle, en quelque sorte, qui expliqua tout à Simone. Que j’étais depuis plus de quatre ans (déjà !) un artiste de la maison, que j’étais le chouchou de Lucien à Europe 1, que j’étais parti en tournée avec les Platters puis avec Dalida, etc. La belle aux grands yeux, sans doute intriguée, me demanda :</p>
<p>– On peut aller vous voir à La Colombe en ce moment ?</p>
<p>– Mais bien sûr, « on peut » me voir et même m’entendre ! Sans aucun problème !</p>
<p>Elle me plut tant que, jusqu’au lendemain, j’attendis impatiemment sa venue à La Colombe. Et si elle ne venait pas ? Après tout, elle pouvait avoir changé d’avis entre-temps… Peut-être même n’y pensait-elle déjà plus. Et puis au fait, avait-elle un mari… un amant ? Cela avait-il, de plus, la moindre importance ? Peut-être n’y avait-il de sa part qu’une simple curiosité professionnelle ? S’il en était autrement, que pouvais-je attendre d’elle ? Bien sûr, j’espérais la prendre dans mes bras ! Elle irradiait l’intelligence, la beauté – extérieure et intérieure –, la malice et l’humour aussi, qui tant comptaient pour moi. La franchise et la candeur qui émanaient de son regard étonné m’avaient d’emblée convaincu que sa place – si place il y avait ! – auprès de moi ne se situait pas dans le frivole cortège des amours à la petite semaine que je picorais d’ordinaire.</p>
<p>Pour penser cela, étais-je déjà amoureux ? Mais bien sûr, idiot, tu devais l’être ! Pourquoi n’avais-tu qu’elle en tête depuis qu’elle s’était évaporée la veille au soir dans la foule de l’avenue de Neuilly ? Tu n’avais même pas été fichu de lui demander si tu pouvais la raccompagner ! Et si elle rentrait chez elle en métro, en voiture ou en Vespa ! Ces vingt-quatre heures à vivre dans la totale incertitude de la revoir m’anéantissaient peu à peu. Il fut surhumain pour moi de ne pas la rappeler à son bureau, chez Barclay, le lendemain. Simple-ment lui demander négligemment : « Alors, à ce soir, peut-être ? » eût pu déclencher chez elle un petit rire sarcastique qui m’eût sans aucun doute fait rentrer sous terre.</p>
<p>Le soir du lendemain, elle était là. Je n’aurais même pas pu l’accueillir à son arrivée, je chantais auparavant au Port, chez Jacques. Ce que je crus bon de lui expliquer en guise d’excuse.</p>
<p>– Je sais, fit-elle amusée, tu me l’avais dit hier. Tu chantes à quelle heure ?</p>
<p>– Là, maintenant… Dans cinq minutes.</p>
<p>– Il me tarde d’entendre tes chansons, je suis folle de curiosité.</p>
<p>Ce tutoiement soudain et cet intérêt insoupçonné pour mes chansons me filèrent une pêche d’enfer. Il me plaisait bien, de plus, que, dans la salle, elle ne soit qu’à deux mètres du lieu où je chantais. Son rire, qui tintait aux passages les plus subtils, même et surtout à ceux où tous les spectateurs ne rient pas forcément, me donna à penser que décidément la mignonne était pourvue d’une grâce inespérée et d’un humour bien particulier. Ce qui ne faisait qu’aggraver ma situation. L’originalité de ces chansons, leur ton nouveau, inattendu, l’avaient incontestablement « emballée ». C’est ce qu’elle me dit. C’est le mot qu’elle employa après qu’elle les eut savourées, m’affirma-t-elle. Ses grands beaux yeux qui pétillaient ne démentaient pas ses paroles. Devant un verre qu’elle prit avec moi à la fin – nous étions les derniers –, elle me parlait encore de mes chansons, des boîtes, de Barclay, etc. Elle allait rentrer en 4 CV à Gennevilliers dans une HLM qu’elle habitait depuis quelques mois. J’avais évoqué le studio de Vanves où je logeais depuis peu et, comme le lendemain était pour elle un jour férié, je lui proposai de venir voir ledit studio, si l’idée la séduisait.</p>
<p>– Je serai chez toi demain à deux heures, me dit-elle.</p>
<p>À l’heure pile, elle était là. J’aurais pourtant maintes fois l’occasion de vérifier par la suite que la ponctualité n’était pas exactement son point fort. Nous fîmes plus amplement connaissance durant tout l’après-midi. Je décidai de ne plus la laisser partir. Je puis affirmer, près de cinquante ans plus tard, que c’est la meilleure idée que j’aie jamais eue de ma vie.</p>
<p>C’est dans mon studio à Vanves que durant les jours suivants nous vécûmes notre lune de miel sans nous soucier du futur immédiat. Elle m’accompagnait tous les soirs dans les boîtes. Elle m’avait emmené un jour chez elle à Gennevilliers. Je pensais que, seule dans ce trois-pièces cuisine, elle n’avait pas dû s’y attarder souvent. En effet, un bel artichaut breton qu’elle avait projeté de faire bouillir sans doute une semaine auparavant était resté planté là dans un grand verre plein d’eau. Il avait fleuri d’un bleu magnifique, sa couleur préférée.</p>
<p>– C’est de ta faute, me dit-elle, si tu ne m’avais pas attirée perfidement dans ta « garçonnière » !</p>
<p>En attendant, j’ignorais tout de ses amis, de sa vie amoureuse postconjugale (elle avait divorcé) à propos de laquelle elle demeurait très discrète. Chaque chose en son temps. Elle m’en dirait sans doute un peu plus un jour prochain. En revanche, elle s’intéressait de très près aux empreintes encore fraîches dans mon studio que mes récentes conquêtes n’avaient pas jugé bon de faire disparaître. Après tout, l’une ou l’autre d’entre elles n’espérait-elle pas revenir tester à nouveau la fiabilité de mon matelas ? Déplorant que talons aiguilles, mocassins plats de différentes pointures et petites culottes traînassent encore dans mon dressing, elle y mit sans tarder bon ordre sans juger opportun d’obtenir mon assentiment.</p>
<p>La version selon laquelle lesdites culottes avaient été oubliées par ma maman lors de sa dernière visite n’avait pas vraiment eu l’air de la convaincre. Je préférai éviter à l’avenir ce genre de justification vasouillarde. De toute façon, elle n’y avait pas accordé le moindre crédit.</p>
<p>Je compris alors que, désormais, toute présence fortuite de lingerie féminine qu’elle ne reconnaîtrait pas comme étant la sienne serait non seulement suspecte, mais sans hésitation totalement bannie de ce lieu. Peu à peu « apprivoisée », elle se lâcha enfin et me distilla au compte-gouttes des bribes de sa vie de jeune fille ainsi que l’échec de son mariage dont elle ne parlait qu’avec réticence. En tout cas, tout comme moi, elle adorait le jazz et la musique classique. Balzac, Steinbeck et Hemingway étaient ses livres de chevet. Nous avions, hormis cela, tant de nombreux autres points communs à évoquer… et tant d’années devant nous pour les partager. Mais cela nous l’ignorions encore.</p>
<p>Peu à peu, elle me raconta qu’elle s’était mariée très jeune à un homme qui était loin d’être le chevalier blanc qu’elle avait imaginé. Il lui avait fait deux (faux) jumeaux, une fille et un garçon, dont il ne s’occupa jamais. Sans aide aucune de cet ex-papa fantôme qui ne parvenait même pas à sub-venir à ses propres besoins, elle claqua la porte et alla chercher du travail. Le poste de secrétaire qu’elle avait décroché chez Barclay lui assurait un salaire suffisant pour rémunérer la nourrice qui s’occupait des jumeaux. Alain et Anne, qui avaient à peine quatre ans, lui manquaient cruellement. Elle allait chaque samedi les embrasser et passer la journée auprès d’eux chez une nounou à la campagne, non loin de Paris. Elle en revenait à chaque fois passablement déprimée.</p>
<p>Au bout de quelques semaines d’absolue félicité, il nous apparut peu pratique, déraisonnable, inutilement coûteux et pour tout dire incongru de vivre séparés, l’un habitant à Vanves et l’autre à Gennevilliers. C’est donc son F3 que nous décidâmes d’occuper au troisième étage du n° 1 de la rue Robespierre. Les enfants pourraient ainsi dorénavant venir vivre avec nous. Ils ne tarderaient plus à aller à l’école. Au bout d’une semaine à peine, je fus fou de joie le jour où Alain, le premier, m’appela papa. La vie s’organisait doucement au fil des semaines. Simone – Momone (premier diminutif affectueux que je lui attribuai) – se réveillait le matin à sept heures. Les enfants, endormis devant leur bol de céréales, s’apprêtaient à aller à la garderie à deux pas de notre appart. « Normalement », lorsqu’elle partait à huit heures à son bureau, je dormais encore car je revenais des boîtes entre deux et trois heures du matin. Il m’était dur de m’arracher du lit sans avoir accompli mes huit heures de sommeil.</p>
<p>Nous avions si peu envie de nous quitter qu’elle m’accompa-gnait toujours dans les boîtes le soir et que, à peine cinq heures après nous être couchés, il m’arrivait fréquemment de la conduire moi-même le matin chez Barclay dans sa 4 CV. Je me dois de préciser que je n’étais jamais très rassuré de la voir partir seule. J’avais eu l’occasion à maintes reprises de prendre la mesure de son tempérament fantasque. Après en avoir évalué les conséquences, je ne pouvais qu’être inquiet de la voir s’éloigner, surtout lorsqu’elle partait précipitamment. Par exemple, au fil de la découverte mutuelle de nos comportements, je fus pour le moins étonné quand elle m’apprit qu’elle tombait fréquemment en panne d’essence.</p>
<p>– Mais comment ça, demandai-je sottement, c’est parce que tu oublies de faire le plein ?</p>
<p>– Non, avoua-t-elle, c’est parce que je n’en fais mettre que cinq cents francs à chaque fois <i>(c’était alors le prix du minimum exigé)</i>.</p>
<p>– Mais pourquoi donc fais-tu ça ?</p>
<p>– Mais parce que je n’ai jamais assez de sous pour en mettre plus, tiens !</p>
<p>C’était là un argument que je connaissais bien.</p>
<p>– Mais alors, objectai-je, si tu étais tant dans le besoin, peux-tu m’expliquer pourquoi, avant Gennevilliers, lorsque tu habitais à la porte Maillot, tu prenais un taxi pour apporter ton linge chez le teinturier à République ?</p>
<p>– Eh bien, parce qu’il était moins cher là-bas, parbleu !</p>
<p>Imparable ! J’eus une certaine difficulté à m’immiscer dans cet univers d’étrange logique qui habitait celle que j’aimais. L’honnêteté m’oblige à reconnaître que je n’y suis pas complètement parvenu plus de quarante ans après.</p>
<p>– Tu sais, me dit-elle au début de notre vie en commun, nous sommes privilégiés d’avoir cette 4 CV en habitant ici !</p>
<p>– Crois-moi, lui dis-je, j’apprécie, sinon je n’aurais pas vendu ma voiture. C’est autant de frais en moins…</p>
<p>– Oui, on a doublement de la chance, poursuivit-elle, parce qu’elle vient juste de sortir du garage où elle était en réparation.</p>
<p>– Pourquoi ? Elle était en panne ? Tu as eu un accident ?</p>
<p>– Eh bien, c’est-à-dire… bredouilla-t-elle embarrassée, c’est à cause d’un bus de la RATP !</p>
<p>– Que s’est-il passé ?</p>
<p>Elle m’expliqua alors que, une semaine avant que nous fassions connaissance, un chauffeur qui conduisait un bus rempli de passagers jusqu’à la gueule lui avait fait une « indélicatesse » en déboîtant et en lui barrant brusquement la route. Il avait même ponctué cette vacherie par un geste trivial du doigt qu’il avait dû juger drôle et éminemment viril. Du moins, le pensait-il sans doute. Ce fut le geste de trop.</p>
<p>– Et alors, qu’as-tu fait ? lui demandai-je, craignant le pire.</p>
<p>– Eh bien, je l’ai rattrapé, je l’ai doublé, je lui ai fait une queue de poisson et, au feu rouge suivant, lorsqu’il s’est arrêté un mètre derrière moi, j’ai foncé sur lui de toutes mes forces en marche arrière !</p>
<p>– Vingt dieux ! Mais tu es tout de même un peu frappée ! Tu aurais pu te faire très mal !</p>
<p>– En tout cas, l’autobus était immobilisé. Tous les passagers ont dû descendre, le chauffeur était fou de rage. Pour ma part, je n’étais pas mécontente de moi ! Ma 4 CV a été enlevée et j’ai fini mon trajet à pied pour aller jusqu’au bureau.</p>
<p>Totalement stupéfait, c’est sur un ton navré que je finis par la mettre en garde :</p>
<p>– Tu sais, l’assurance va fatalement te donner tort.</p>
<p>– Je m’en fous, je n’ai pas d’assurance !</p>
<p>Oui, j’avais appris ce jour-là que rien ne pouvait arrêter ma future femme. Surtout pas un bus et encore moins son chauffeur ! J’eus, ô combien de fois, l’occasion de le vérifier par la suite !</p>
<p>Je lui fis observer tout de même en guise d’épilogue qu’avec seulement son salaire elle avait eu grand mérite d’avoir économisé sou après sou pour se payer sa 4 CV.</p>
<p>– Ça ne s’est pas passé exactement comme ça, rectifia-t-elle.</p>
<p>– Et comment as-tu donc fait ?</p>
<p>– Eh bien, quand nous sommes arrivés du Maroc, mes parents, mes deux frères et moi, je rêvais de liberté comme bon nombre de filles de mon âge.</p>
<p>– Et alors ?… </p>
<p>– Alors, comme tu peux t’en douter, j’ai voulu voler de mes propres ailes.</p>
<p>– Jusque-là rien d’étonnant, dis-je. Tu es conforme à ton image.</p>
<p>– J’ai donc loué une chambre d’hôtel dans le quartier de l’Opéra.</p>
<p>– Mais pourquoi diable dans ce quartier si cher ?</p>
<p>– Eh bien, justement, je ne me rendais pas compte du tout de ce genre de réalité.</p>
<p>– Tu as dû rapidement avoir des surprises.</p>
<p>– Effectivement, au bout d’une semaine de loyer, toutes mes économies y étaient passées !</p>
<p>– Mais, dis-je, tu n’avais pas demandé auparavant le prix de ta chambre ?</p>
<p>– Bien sûr que non, je n’ai pas osé. Sinon, je ne serais pas descendue dans un endroit pareil ! Il ne me restait donc en tout et pour tout que cinq francs en poche. Je n’avais rien avalé de la journée. J’étais affamée comme jamais je ne l’avais été. Je me dis : « Que fais-tu ? Un sandwich à trois francs sera vite digéré et tu auras encore plus faim après. » Je décide d’acheter plutôt un paquet de Gitanes. Ma dernière cigarette était fumée depuis la veille. J’entre dans le premier bureau de tabac, et j’attends derrière un type qui s’achète un billet de tiercé. Je me dis : « Quitte à tout perdre, pourquoi ne pas faire moi aussi un tiercé ? » Je joue mes cinq francs sur le 7-1-8. Il m’a rapporté plus de quatre cent mille francs avec lesquels j’ai acheté ma 4 CV d’occasion… et une cartouche de Gitanes !</p>
<p>C’est ça, choisir – ou être choisi – par une femme qui a la baraka.</p>
<p>Pour le peu de temps que nous y passions, je m’attendais à une vie plus dure en cette cité d’HLM qui était alors plutôt accueillante. Nos voisins de palier étaient toujours prêts à nous aider pour quoi que ce soit. Des commerçants du quartier aux enseignants, tout le monde était très gentil avec nous et nos enfants. La violence en ce temps-là faisait rarement partie du paysage. Le chômage, les extrémistes religieux et leur prosélytisme, les dealers de drogue n’avaient pas encore investi les lieux. Les voitures dormaient sagement sur les parkings sans servir de barbecue aux adolescents embrigadés ! Ce décor, les « cages à lapins » des années 1950, un peu concentrationnaire il est vrai, n’engendrait certes pas une folle gaieté mais, hormis les minces cloisons qui résonnaient si fort lorsque les portes claquaient, les lieux étaient plutôt paisibles. Tous les après-midi, seul dans l’appartement, en attendant le retour des miens, j’essayais d’écrire. Il n’était à vrai dire pas évident de parvenir à se concentrer. Les premiers balbutiements de mon prochain disque furent pourtant écrits là avant de se poursuivre en Normandie. J’expliquerai en temps voulu dans quelles circonstances ce lieu nouveau d’écriture me fut proposé.</p>
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<tit>Retour aux Trois Baudets</tit>
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<p>À la fin de l’été 1962, Jacques Canetti, qui avait entendu mes chansons et suivi mon cheminement depuis la fameuse audition de Françoise dans son théâtre, me proposa cette fois à moi aussi de chanter aux Trois Baudets. Depuis La Fontaine des Quatre Saisons, Jean Yanne avait fait son chemin. Il préparait pour ce petit théâtre une revue parodique de la célèbre émission de Desgraupes et Dumayet, « Cinq colonnes à la une ». Jean venait d’écrire « Une colonne à la cinq ». Elle devait commencer à être jouée aux Baudets le mois d’octobre prochain. Voulais-je chanter quelques-unes de mes chansons dans la première partie de ce spectacle ? Celle-ci était réservée à des chanteurs triés sur le volet par Canetti lui-même. Jean avait pondu pour la deuxième partie des sketches vraiment désopilants dont la plupart sont devenus des classiques. Qui ne s’est tordu de rire en écoutant <i>Le Permis de conduire</i> ou cette histoire de collision entre deux chars romains dont les chauffeurs s’insultent copieusement en latin dans les rues de la Rome antique. L’<i>Ouest Side Story</i> normande valait aussi son pesant de cacahuètes !</p>
<bl v="1" />
<p>Que de souvenirs, cher Jean !… et que de peine de te voir partir si tôt !</p>
<p>La presse était très mitigée pour ce spectacle irrévérencieux. Les journalistes, pas toujours tendres face à la dérision, n’appréciaient que médiocrement les parodies que Jean dans ses sketches faisait d’eux et de leurs journaux. L’accueil pour moi était plutôt bon partout, dans le public et dans la presse. Bref, durant deux mois, nous allions bien nous amuser. La salle était comble tous les soirs et le public avait l’air de jubiler. Nous aussi ! N’était-ce pas là le principal ?</p>
<p>Par un beau matin de l’hiver 1962, je partis écumer quelques coins pourris du vieux Gennevilliers en compagnie d’un photographe qui voulait faire quelques clichés « folk-loriques », en harmonie avec certaines de mes chansons argotiques. <i>La Bérésina</i> en était l’exemple type. Au terme du reportage, nous déjeunâmes dans un troquet qui eût fait grimacer les clients du pire des bistrots dans <i>Les Bas-Fonds</i> de Gorki. Les centaines de taches de gras, d’œufs et de sauces diverses qui constellaient la patronne et son tablier (qui un jour avait dû avoir une couleur !) n’étaient pas parvenues à convaincre celle-ci qu’un sérieux décrassage à la lessive Saint-Marc eût été sans doute opportun. Le « menu » se résumait en un seul plat, annoncé fièrement comme « spécialité de la maison ». La maîtresse du lieu, qui sans doute voulut se distinguer devant les clients inhabituels que nous étions, nous précisa que c’était elle-même qui nous cuisinerait ses « boulettes surprises ».</p>
<p>– Vous allez me faire glisser ça avec un petit coup de mazout ! ajouta-t-elle en posant sur la table une carafe de vin rouge. Vous m’en direz des nouvelles.</p>
<p>Cet infâme picrate dans nos verres avait l’aspect d’un coulis de myrtille. Sa saveur en revanche en était bien plus complexe. Un œnologue aguerri eût sans doute eu grand mal à trancher entre celle d’un cidre du Calvados tourné et d’un vinaigre d’Orléans ! Une chose était certaine : il était si « long en bouche » qu’il vous embrasait l’estomac ! Les « boulettes surprises », elles, furent effectivement bien plus inattendues que ce que nous redoutions. Surprenantes, certes elles l’étaient, et même par la suite détonantes. En effet, après avoir prudemment évité le dessert, les boyaux du photographe, qui cherchait sa monnaie pour payer l’addition, se mirent à gargouiller si bruyamment que je vis le malheureux se cramponner des deux mains à la table. Ses yeux suppliants me criaient : « Arrachons-nous d’ici ! »</p>
<p>Je me levai tel un ressort et, tout en soutenant par le bras mon compagnon plié en deux, je crus bon de dire hypocritement à la patronne qui nous raccompagnait vers la sortie :</p>
<p>– Au revoir, madame, et grand merci à vous.</p>
<p>– Mes boulettes vous ont plu ?</p>
<p>– Elles étaient vraiment exceptionnelles…</p>
<p>Comme nous étions sur le pas de la porte, avec un regret dans la voix, prête à joindre le geste à la parole, elle ajouta :</p>
<p>– Vous ne voulez pas en emporter dans une petite boîte ?</p>
<p>– Merci beaucoup, madame, mais nous préférons revenir. L’endroit est tellement « sympa ». Nous y amènerons nos épouses…</p>
<p>Mon compagnon, soulagé de retrouver l’air de la rue, accompagné par la musique de ses intestins, me dit, esquissant un sourire :</p>
<p>– C’était pas cher et au moins ça nous fera des souvenirs !</p>
<p>Avant de déclencher l’écriture du <i>Tord-Boyaux</i>, cet épisode fut enrichi d’autres sources d’inspiration telles que ce sketch de Jean Obé qui, sur scène, le soir à La Colombe, enseignait au public comment un restaurateur s’y prenait pour ne pas faire faillite : il accommodait les restes avariés des clients de la veille en les transformant en soufflés, paupiettes, hachis, boulettes, etc. Il terrorisait son auditoire, qui riait nerveusement en se demandant si par malheur il n’avait pas ingéré, ici, la même chose durant le dîner qui précédait le spectacle. Le bouquet qui devait me décider plus tard d’écrire <i>Le Tord-Boyaux </i>fut pour moi le souvenir de Lulu. Ce dernier était un petit arpète que papa avait engagé au café quelques années auparavant pour y remplacer notre commis Laurent, parti faire son service militaire. De ces trois ou quatre jeunots incapables que papa venait de mettre à la porte après une courte période d’essai, Lulu s’était avéré indéniablement le plus sublime ! Non content de passer ses journées à se curer les narines avec ses ongles en deuil, il immergeait sans vergogne son pouce bordé d’astrakan dans le potage au vermicelle qu’il servait aux clients. (C’est cela qui sera transposé dans ma chanson avec l’image du fameux panaris « glissé au chaud dans la blanquette ».) Cette chanson allait devenir mon premier tube. Pour la première fois, j’y consacrais des mois de labeur. Elle ne fut enregistrée qu’un an et demi après en avoir commencé l’écriture.</p>
<p>Pour l’heure, à présent chargé de famille, je multipliais autant que faire se peut les tours de chant dans les cabarets. Rares étaient les semaines où je n’en faisais pas au moins trois d’affilée. Émile Hebey, qui avait sûrement d’autres chats à fouetter avec ses « vraies vedettes », ne me proposait hélas que très rarement de galas. Aux cabarets habituels vinrent heureusement se greffer quelques autres, où j’étais nettement mieux payé. Dans la rue Jacob, La Rôtisserie de l’Abbaye, non loin de L’Échelle de Jacob, Le Don Camillo, rue des Saints-Pères et La Tête de l’Art, avenue de l’Opéra étaient dorénavant des lieux qui allaient enrichir mes épinards de bon beurre frais, sans omettre Le Cheval d’Or chez Léon, où le cacheton était toujours très convenable.</p>
<bl v="1" />
<p>Annette et Aaron Mazaltarim, les parents de Simone, étaient des juifs marocains qui avaient décidé, dans les années 1950, de quitter Casablanca pour venir s’installer à Paris. Simone était l’aînée de deux autres enfants, Félix, le cadet, et Daniel. Aaron, comptable dans l’une des plus grosses firmes d’import-export, Sucre et Denrées, gagnait très confortablement sa vie. Ils habitaient un très agréable et classique pavillon de banlieue à Rueil-Malmaison. Nous allions parfois y déguster la bonne cuisine marocaine d’Annette : les keftas, pastels, merguez et brochettes de toutes sortes, escortés d’une délicieuse semoule qu’elle confectionnait elle-même. Le couscous, le méchoui, précédaient généralement les cornes de gazelle et autres friandises qui nous régalaient immanquablement pour clore ces somptueuses agapes. Excellent cordon-bleu, Annette était malheureusement aussi très distraite. Ayant quelques difficultés à se concentrer sur la surveillance de la cuisson de ses plats, il n’était pas rare de voir en arrivant les œufs durs, qu’elle avait dû oublier sur le feu, collés au plafond. Nous étions de moins en moins surpris de voir la chevelure brûlée de ma pauvre future belle-mère qui venait de mettre sa tête dans le four, une allumette allumée à la main après avoir ouvert le gaz ! Il était en revanche réjouissant de voir le spectacle de mes futurs beaux-frères qui étaient si gourmands qu’ils étaient capables d’engloutir des tonnes de merguez ! Quant à Anne et Alain, rien ne les rendait plus heureux que des frites ! Malgré la mise en garde d’Annette, qui dès le premier jour avait dit à sa fille : « Méfie-toi, les artistes paraît-il, sont des gens qui “ont des mœurs” ! », ma future belle-famille m’accepta je crois sans restrictions. Je le leur rendis bien.</p>
<p>En revanche, nos occupations respectives ne nous permettant pas d’aller à Castelsarrasin jusque chez mes parents afin de leur présenter ma future épouse et nos enfants, ce furent eux qui vinrent jusqu’à nous. Ils furent si heureux quand je leur demandai de faire publier les bans le mois suivant qu’ils repartirent tout excités à cette idée. Nous célébrerions le mariage à la mairie de mon pays natal. Le repas de noces se déroulerait chez mon frère Jean-Claude, qui avait ouvert un restaurant à Albefeuille-Lagarde, non loin de Montauban. Nos témoins seraient le journaliste Jean Marcilly et son épouse, notre amie Gloria Lasso que nous avions connue assez intimement grâce à Émile Hebey et que nous fréquentions alors souvent. Nos familles ainsi que nos amis les plus proches seraient là pour ce jour mémorable. Nos copains Yves et Mimi, bien sûr, n’avaient pas hésité une seconde à venir eux aussi de Paris. Débordé alors de travail, j’avais dû hélas surseoir plusieurs fois à ce mariage qui devenait hypothétique. Après leur avoir par deux fois posé un lapin, il m’avait fallu supplier papa au téléphone de faire publier les bans pour la troisième fois, en lui jurant que cette fois-ci nous viendrions nous marier, que c’était promis juré.</p>
<p>Ma future Rebecca, désolée qu’il en soit ainsi et par ultime précaution, fit sur mon agenda un diabolique compte à rebours que je ne pouvais plus désormais ignorer. Sur la page du 1<sup>er</sup> août 1962, elle avait écrit et souligné : « Dans dix-sept jours, tu te maries », « Dans seize jours… », etc. Tous les jours furent surveillés jusqu’à la veille, le 17 août, où elle avait écrit en lettres majuscules : « DEMAIN ? TU TE MARIES ! » Mon frère Jeannot nous avait concocté un menu digne des plus grands étoilés et tout le monde garda un souvenir ému de la finesse de tous les plats qu’il avait préparés. Il allait peu de temps après partir en Amérique et… devenir un véritable grand chef lui-même. Nous en eûmes d’éblouissantes démonstrations à chaque fois que nous allâmes par la suite à New York (la première fois avec notre amie Juliette Boisriveaud) ainsi que plus tard à Atlanta ou à Los Angeles…</p>
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<tit>Les boîtes, toujours les boîtes !</tit>
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<p>Devant la nécessité de faire face aux travaux domestiques de notre appartement, courses, ménage, vaisselle, etc., dès le mois d’octobre, nous avions engagé au pair une jeune étudiante suédoise gentille et souriante. Liselotte avait tout de suite pris les enfants en affection. Elle était grande, blonde avec des yeux bleus et une petite constellation de boutons d’acné juvénile sur le visage. Elle parlait assez bien le français (elle était ici pour le parfaire). Très débrouillarde, et pour ne pas faillir aux coutumes de son pays, elle faisait toutes ses courses à bicyclette, y compris avec les jumeaux : elle en installait un devant dans une panière et l’autre sur le porte-bagages. Nous n’eûmes qu’à nous féliciter de cette initiative. Quelques semaines plus tard, je devins fou de joie en apprenant que Monette était enceinte depuis peu. Un troisième enfant à venir rendait d’autant plus nécessaire la présence d’une nurse. La femme de mon cœur devrait songer à se ménager. En théorie, du moins.</p>
<p>Je travaillais de nouveau intensément sur l’écriture des chansons. Non sans mal, car je ne disposais que de trois ou quatre heures quotidiennes pour cogiter dans notre salle de séjour. Les portes qui claquaient et, à la sortie des écoles, les cris des enfants dans l’escalier les jours de pluie ne me facilitaient guère la tâche. Une chanson inspirée de cela, que j’écrivis plus tard, s’appelle d’ailleurs <i>Y a cinquante gosses dans l’escalier</i>.</p>
<p>C’est vers la fin 1961, début 1962 que les événements s’accumulèrent. Je débutais alors ma soirée vers onze heures à l’auberge-cabaret La Rôtisserie de l’Abbaye. J’y croisais l’ami Jean Ferrat, qui sortait apparemment déprimé d’avoir chanté des chansons qu’hélas les dîneurs n’écoutaient guère. Ils n’entendaient pas davantage les miennes bien sûr, trop occupés à dévorer leur agneau à la broche arrosé de grands crus. Ils haussaient même le ton de leur conversation pour couvrir la voix du chanteur qui les dérangeait visiblement. Mon cachet ici était, comme au Cheval d’Or chez Léon, de trois mille francs (toujours anciens !). C’était plus du double de ce que j’avais à La Colombe ou au Port. Le patron de La Rôtisserie, conscient de mon accablement devant un tel public, me refilait royalement cinq mille francs au lieu de trois ! à l’insu de son épouse dont la radinerie atteignait des sommets insoupçonnés. Non seulement elle tenait la caisse, mais elle assurait elle-même le vestiaire. Elle eût été sans doute littéralement malade de ne pas encaisser « aussi » les pourboires. Cela ne la dérangeait guère d’être à la fois la patronne, la caissière et la dame pipi ! De plus, comme le temps, c’est de l’argent, entre deux additions et deux manteaux rendus, elle tricotait des pull-overs pour ne pas perdre une minute.</p>
<p>J’étais mieux loti au Don Camillo, chez Jean Vergnes. Il aimait les artistes, les respectait et les payait bien. Le public venu là était plutôt provincial. Les chansonniers « féroces » plaisaient autant que les histoires « salées » mais drôles du fameux Carlo Nell, qui n’étaient pas toutes brodées au point d’Alençon. Bref, la gaudriole était ici prépondérante. C’était tout à l’honneur de Vergnes d’engager malgré tout un libre électron de mon acabit sans doute pas tout à fait en symbiose avec ce type de comique. J’y chantais surtout mes chansons les plus « affreux Jojo » (surnom dont la presse m’affublait à présent de plus en plus). Sans obtenir vraiment un gros succès, je tirais ma foi ainsi mon épingle du jeu.</p>
<p>Le cabaret huppé La Tête de l’Art était pour moi une autre paire de manches. Les quinze mille francs que je percevais chaque soir me semblaient largement mérités. Le public de riches blasés qui venaient déguster caviar et dom pérignon en ce lieu donnait sacrément de fil à retordre aux artistes. C’est Jean Méjean, le nouveau « roi des nuits parisiennes », qui m’avait engagé là ainsi que dans toute sa chaîne de cabarets. Elle comprenait, outre La Tête de l’Art, Le Zèbre à Carreaux rue Arsène-Houssaye (à côté de La Villa d’Este où avec Puppchen nous accompagnions Georges qui y chantait à ses débuts). Il y avait aussi, tout en haut de la butte Montmartre, Chez ma Cousine – dont Méjean assurait la programmation ainsi que celle du Sabot Rouge. Un peu plus tard, il m’engagea à tour de rôle dans tous ces lieux. Ce fou de génie, après avoir escroqué et plumé trois ou quatre grandes fortunes qui sponsorisaient ses affaires, atterrirait quelques années plus tard en prison à la Santé, dans la même cellule que son copain Jo Attia, figure connue du grand banditisme. Ils y partagèrent allègrement leur « gamelle » dans le quartier VIP. Ils s’y faisaient livrer quotidiennement de chez Maxim’s, homards, chapons ou cailles farcies, qu’ils arrosaient de mouton-rothschild, jusqu’à la fin de cette douce villégiature. Est-il utile de préciser que ce Méjean était un sacré phénomène ?</p>
<p>Je chantais donc à La Tête de l’Art ainsi que j’allais le faire quelques mois plus tard à Bruxelles, à L’Ancienne Belgique, en vedette américaine de Juliette Gréco. Je n’aurais pu rêver mieux tant j’admirais cette chanteuse et ses chansons depuis toujours. Elle fut adorable avec moi et je puis dire que depuis ce temps toutes nos rencontres professionnelles furent toujours empreintes de sa part de bienveillance, de chaleur amicale et, j’ai la faiblesse de le penser, également d’affection.</p>
<p>Le directeur artistique de La Tête n’était autre que l’ami Jacques Provence. Ex-chanteur lui-même, il savait mettre un baume sur les plaies de celui ou celle qui prenait le bide. Cela arrivait souvent ici. Méjean aussi bien que Jacques n’en tenaient aucun compte. Seule prévalait à leurs yeux la qualité de l’artiste qu’ils avaient choisi d’engager. Nous verrions que, l’année suivante, il n’en fut pas de même avec le nouveau propriétaire.</p>
<p>Lassé de n’avoir pas d’agent plus efficace qu’Émile Hebey – il s’occupait surtout de Gloria Lasso, de Trenet et de Bécaud ! –, je fis un jour la connaissance de Roland Ribet, lui aussi imprésario de son état. Il était celui de Gréco, entre autres. Il me dit que je l’intéressais beaucoup et que, si j’étais d’accord, il avait des projets pour moi, et ce pour bientôt. Je lui répondis que j’étais prêt.</p>
<p>Lucien me faisait toujours chanter dans ses « Musicorama » au sein desquels je me sentais à présent une âme de sociétaire. Ce public d’auditeurs d’Europe 1, qui me suivait depuis mes débuts, me soutenait chaque fois avec ferveur à l’Olympia.</p>
<p>Après avoir tout de même enregistré vingt-cinq chansons avec eux, je fis cette fois-ci l’impasse sur le Trio Charpin pour mon sixième super 45 tours, chez Barclay. Le célèbre pianiste et arrangeur Jacques Loussier orchestra de façon très originale <i>Ça va bien, ça va mal</i>, <i>Dans mes bras</i>, <i>La Bérésina</i> et <i>Sales puces à chien</i>. Jacques était un garçon charmant. La séance d’enregistrement fut très agréable. Ses arrangements étaient parfaits.</p>
<p>À la sortie de l’hiver, on me proposa de chanter les trois mois de l’été suivant dans une auberge-cabaret au village du Castellet, près de Bandol. Deux sympathiques associés de trente-cinq ans tout au plus allaient ouvrir au public amateur de bonne chère, de bonnes chansons et d’artistes originaux L’Auberge de Castellane. Le plateau serait digne de celui de La Colombe ou du Port du Salut puisque ce seraient à peu près les mêmes artistes qui s’y produiraient. On put y voir et entendre Maurice Fanon, Pia Colombo, Jean Harold et ses géniaux photomontages projetés dans sa « lanterne magique », Muller et Guibet, qui faisaient un sketch aux couleurs d’absurde désopilant, Pascal Bila, hélas perdu de vue aujourd’hui et notre bon vieux Boby Lapointe. Il y avait parfois même mon cher copain Bernard Haller, qui venait nous rejoindre au gré de sa liberté. J’étais alors le plus « connu » de tous, c’est donc moi qui finissais le spectacle. De toute façon, nous nous entendions tous très bien. C’étaient tous de bons potes et il n’y eut jamais le moindre problème de « vedettariat » entre nous. Cela se déroula du 15 juin au 15 septembre 1963. Je garde un souvenir d’autant plus ému de cette période que, dix jours avant la fin, notre fille Julie naissait, le 4 septembre. À six heures du soir, rentrant de notre pêche quotidienne en mer, au Brusc, avec l’ami Harold, j’entendis tous les copains hurler en chœur sur la place de l’auberge :</p>
<p>– Tu as une fille, Pierrot, tu as une fille !</p>
<p>Le lendemain matin, je sautai dans le premier avion pour aller prendre Julie dans mes bras et embrasser tous les miens. Je repartis bien triste de ne pouvoir demeurer auprès d’eux plus longtemps.</p>
<p>Bien que je ne les eusse pas encore enregistrées, j’avais testé sur ce public averti de L’Auberge les chansons dont j’avais terminé l’écriture entre février et avril. À présent, <i>Les filles, ça me tuera, L’Idole des femmes</i> et surtout<i> Le Tord-Boyaux</i> faisaient un gros tabac, après les autres chansons que je chantais chaque soir.</p>
<p>Dès le début, à la seule idée que j’allais rester trois mois loin de Monette et des enfants, je n’avais pas été follement emballé d’accepter ce contrat. Seule l’opportunité de tester mes chansons nouvelles et surtout d’avoir un cachet quotidien confortable m’avait décidé à faire ce sacrifice. Monette, alors enceinte jusqu’aux sourcils, était venue deux ou trois fois me retrouver au Castellet. J’étais terrifié de la voir nager et déambuler dans cet état d’un rocher à l’autre, à l’évidence si heureuse que nous nous soyons retrouvés. Le « problème » des jumeaux à l’approche des vacances avait été très simplement résolu. Liselotte, qui les adorait, avait supplié qu’on les lui laisse emmener passer l’été au Danemark dans la ferme de ses parents. Anne et Alain, apparemment ravis eux aussi de partir avec elle, revinrent deux mois et demi plus tard avec des mines splendides. Ils avaient grandi et leur teint était éclatant de santé. En revanche, ils ne connaissaient plus un seul mot de français ! À l’école comme à la maison, quand ils jouaient entre eux, ils ne parlèrent que le danois durant des semaines. Leur maîtresse était catastrophée. Et nous donc ! Liselotte nous annonçant qu’elle nous quitterait au printemps prochain pour retourner définitivement dans son pays, il fut urgent de lui chercher une remplaçante. Ce fut Maria, une jeune Espagnole de dix-huit ou dix-neuf ans qui vint s’occuper des enfants. Elle arrivait d’Andalousie. Elle était timide et gentille, mais ne parlait pas un seul mot de français. Les enfants – après l’avoir retrouvé – se chargèrent de le lui apprendre.</p>
<p>À peine étais-je enfin revenu du Castellet que Roland Ribet tint la promesse qu’il m’avait faite de penser à moi. Il me proposa de partir en tournée. J’y chanterais cette fois en américaine de Los Machucambos. Ces derniers étaient alors en pleine gloire avec entre autres <i>Pepito mi corazón</i>, <i>Cuando calienta el sol</i> et pas mal d’autres titres magnifiques comme cette sublime chanson d’Atahualpa Yupanqui, <i>Duerme negrito</i>. Toutes ces chansons avaient d’ailleurs valu le prix Charles Cros à leur dernier album.</p>
<p>Monette, au gré de sa liberté, vint me retrouver au cours de la tournée. Elle fit la connaissance à son tour de Julia, leur sublime chanteuse, de Rafael Gayoso, son mari, et de Romano Zanotti, tous trois on ne peut plus sympathiques. Les deux hommes chantaient avec Julia et l’accompagnaient à la guitare. Le résultat était superbe et déchaînait les spectateurs. La belle Julia Cortes avait un timbre de voix vraiment unique. Dans le trio, comme on dit trivialement en jargon de métier, c’était elle qui « ramassait tout » ! De mon côté, j’obtins moi aussi un beau succès avec ce nouveau tour de chant. Il se terminait sur un vrai triomphe avec <i>Le Tord-Boyaux</i>, que forcément le public découvrait, puisque je n’avais pas encore enregistré le disque.</p>
<p>En plus des « Machu », comme les appelait Ribet, et de votre serviteur, Roland avait voulu que cette tournée soit une sorte d’événement. Il avait inventé pour cela un prix de la chanson qu’il avait baptisé « Soleil d’Or 1963 ». Il faisait voter les spectateurs à la fin. Le plateau des candidats et candidates (déjà une sorte de « Star’Ac » !) comprenait Audrey Arno, le chanteur Jean Philippe, Jeff Lawrence, Danik Patisson – starlette de cinéma qui chantait – et la jeune poétesse, coqueluche du Tout-Paris, très partagé à son sujet : Minou Drouet. Ribet, qui pour une fois nous avait rejoints à Toulouse – il n’avait pas encore vu ce spectacle qu’il avait pourtant organisé ! –, assista donc au gros tabac que je fis ce soir-là dans l’immense salle de la Halle aux grains. Totalement bluffé, il ne s’attendait pas à cela.</p>
<p>– Mon cher Pierre, me dit-il à la fin de la tournée, je sens que cela ne va plus tarder. Ça va décoller pour vous. C’est impossible autrement. Il faut que Barclay sache quels triomphes vous venez de remporter partout. Il est temps à présent qu’il en prenne conscience et qu’enfin il fasse quelque chose d’un peu plus concret pour vous.</p>
<p>– Mon pauvre Roland, lui dis-je, Barclay se moque bien de mon succès. De toute façon, il n’a jamais rien compris à mes chansons. De plus, comme il n’est jamais parvenu à vendre mes disques, il n’y croit plus depuis longtemps. Il ne veut donc plus dépenser un kopeck pour moi. C’est comme ça !</p>
<p>– Ne soyons pas pessimistes, mon cher Pierre ! Je veux tout de même le voir ! Lui expliquer. Je vais le convaincre de faire quelque chose. Faites-moi confiance. Il faut qu’il sache absolument ce qui vient de se passer en tournée. Pouvez-vous m’obtenir un rendez-vous avec lui ?</p>
<p>– Facile, dis-je en décrochant le téléphone.</p>
<p>Denise, la secrétaire d’Eddie, me donna un rendez-vous au siège, avenue de Neuilly, deux jours plus tard à quinze heures. Nous y étions, Roland et moi, à l’heure dite.</p>
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<tit>Le vrai Barclay</tit>
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<p>Barclay nous reçut dans son bureau, flanqué de ses trois collaborateurs les plus proches, ceux qu’il nommait ses directeurs artistiques, dont je préfère taire les noms.</p>
<p>– Mon cher Eddie, dit Ribet, nous venons de vivre une tournée merveilleuse ! Je crois qu’à partir de maintenant nous allons pouvoir faire de grandes choses avec votre poulain.</p>
<p>– Ah oui ? fit Barclay, d’un air amusé et peu convaincu.</p>
<p>– Mais oui ! Il a un tour de chant de grande qualité, très drôle, et avec lequel il a fait un très gros succès ! renchérit Roland, un tantinet désarçonné par la fraîcheur des réactions.</p>
<p>– Pourquoi ? demanda ironiquement Eddie, se tournant vers moi. Tu as des chansons nouvelles ?</p>
<p>Cette perfidie assassine me laissa de glace. Ribet regarda lâchement ses chaussures sans un mot.</p>
<p>– Tu peux nous les chanter ? enchaîna Barclay, prenant à témoin les trois muets qui, eux aussi, scrutaient la moquette. Tu as ta guitare avec toi ?</p>
<p>Sans pour autant avoir prévu le coup, j’avais effectivement mon inséparable guitare qui, boîtes obligent, restait les trois quarts du temps dans le coffre de ma voiture. Je m’en fus chercher « mon outil de travail » et leur chantai les quelques chansons qu’ils ne connaissaient pas encore, à savoir <i>L’Idole des femmes</i>, <i>Les filles, ça me tuera </i>et… <i>Le Tord-Boyaux</i>. Je ne pus surprendre à aucun moment le moindre sourire sur leurs faces figées. Le mépris qui suintait de leurs regards condescendants fut sans doute la pire des humiliations que je subis de ma vie. Un silence de mort succéda à cette pénible audition. Au bout de vingt bonnes secondes qui me parurent durer un siècle, Eddie, après un soupir résigné, lâcha enfin l’ultime commentaire qui m’acheva.</p>
<p>– Tu sais, mon petit vieux, on n’a rien contre toi. Elles sont bien gentillettes, tes chansons. Toi aussi, d’ailleurs, tu es gentil… mais ça ne marchera jamais. Et tu sais pourquoi ? ÇA NE MARCHERA JAMAIS TANT QUE TU FERAS DU PERRET !</p>
<p>Je pris ce grand coup sur la tête et je remballai mes outils. Ribet, que je regardai comme pour lui signifier : « Je vous l’avais bien dit ! », n’avait pas desserré les dents, sauf pour dire :</p>
<p>– Est-ce que je pourrais avoir un taxi ?</p>
<p>Pour bien montrer malgré tout sa bonne volonté et sa bienveillance envers moi, Barclay du bout des lèvres m’accorda alors une dernière chance. Il dit à Denise :</p>
<p>– Donnez une date à monsieur Perret, et retenez le studio, pour qu’il puisse enregistrer ses « chefs-d’œuvre » !</p>
<p>Il n’avait pas ajouté : « Ce sera sa dernière séance », mais c’était en filigrane ce que cela signifiait. La bonne affaire commerciale qu’il avait flairée six ans plus tôt s’était révélée être un échec pour lui. Il crut bon toutefois de me lâcher – encore – un dernier os avant de nous quitter.</p>
<p>– Si ça t’intéresse, je peux te mettre sur un coup. Nous allons lancer une danse qui va faire un malheur. Cela s’appelle le « calypso ». Si tu veux en écrire pour nous et TE FAIRE UN PEU DE FRIC, penses-y !</p>
<p>Ce qu’Eddie ignorait lorsque nous nous quittâmes ce jour-là, c’est que mon contrat de six ans avait expiré le 25 février 1963. Nous étions à présent au début d’octobre 1963. Sans non plus m’en être rendu compte moi-même, depuis plus de sept mois, je ne faisais plus partie de sa maison. Je n’avais évidemment jamais reçu la fameuse signification d’« option préférentielle » qu’Eddie s’était réservée par contrat, puisqu’il ne me l’avait jamais envoyée. Lui non plus ne savait pas que nous n’étions plus « mariés ».</p>
<p>Je repartis avec le moral au plus bas. Le pire moment de découragement de toute ma carrière, je l’ai ressenti vraiment ce jour-là en remontant l’avenue de Neuilly pour me rendre jusqu’à Europe 1. Je voulais que Lucien fût le premier à savoir que je venais de décider de tout arrêter. Le grand coup sur la tête que je venais d’accuser m’avait fait oublier jusqu’au succès remporté ces jours derniers avec Los Machucambos. « Et puis, au bout de six ans, me disais-je, est-il normal que tu en sois encore là ? » Bien sûr, mes chansons nous nourrissaient, moi et les miens, mais le grand succès, la vraie notoriété viendrait-elle un jour ? Hormis Georges, tous les chanteurs que je connaissais n’écrivaient jamais seuls leurs chansons. Chacun avait recours à des paroliers, à des compositeurs. Souvent différents d’ailleurs ! Bécaud avec Delanoë, Louis Amade, etc., Aznavour avec Garvarentz, Dalida, tous avaient une grosse poignée d’auteurs ou de compositeurs qui travaillaient pour eux. Léo Ferré lui-même avait recours aux poésies de Caussimon, d’Aragon, etc., pour parfaire ses récitals. Moi, j’étais seul. Peut-être, après tout, ne faisais-je pas le poids ? Je pouvais très bien me contenter d’être comédien, musicien, de faire du théâtre, du cinéma, je n’étais pas sans ressources… C’est à tout cela que je pensais en allant tout droit vers Lucien, rue François-I<sup>er</sup>. Et c’est ce que je comptais lui dire en même temps qu’un immense merci pour tout ce qu’il avait fait pour moi.</p>
<p>En arrivant à Europe 1, je me dirigeai tout droit vers son bureau. J’entrebâillai la porte d’une petite salle d’attente où Mireille, sa fidèle secrétaire, faisait patienter les « rendez-vous » qui s’enchaînaient. J’aperçus au moins quinze personnes qui, sagement assises côte à côte, comme chez le docteur, attendaient de voir Lucien Morisse. À l’instant même où Mireille, le regard navré, ouvrait la bouche pour me dire : « Reviens un peu plus tard », Lucien entrouvrit la porte de son bureau, dit au revoir à celui qu’il venait de recevoir et… m’aperçut. D’un geste de la main, je lui fis signe que je repasserais plus tard lorsqu’il dit à la cantonade à ceux qui l’attendaient :</p>
<p>– Pardonnez-moi mais je dois voir mon ami Pierrot, cela ne prendra qu’une minute.</p>
<p>Le sourire charmeur de Lucien, qui en avait cloué plus d’un, avait opéré encore une fois sur son auditoire. J’entrai donc avec lui dans son bureau en ayant bien malgré moi damé le pion à ceux qui poireautaient.</p>
<p>– Qu’est-ce qui ne va pas, mon Pierrot ? me dit Lucien après m’avoir embrassé.</p>
<p>– Mais… comment…</p>
<p>– Tu sais, mon grand, je commence à bien te connaître. Quand j’ai vu ta tête, j’ai tout de suite compris qu’il y avait un truc qui clochait. Tu venais m’en parler, c’est ça ?</p>
<p>Désarmant, ce sacré Lucien !</p>
<p>– Tu sais, lui dis-je en le regardant droit dans les yeux, je suis vraiment désolé mais je crois que je vais tout arrêter.</p>
<p>– Quoi ??? Mais tu es tombé sur la tête !</p>
<p>– Je viens de voir Eddie à l’instant. Oui, effectivement, il m’en a mis un grand coup sur le citron.</p>
<p>– Tu te rends compte de ce que tu me dis ? Après le tabac que tu viens de faire dans la tournée avec Los Machucambos ? On ne me parle que de ça depuis une semaine !</p>
<p>Là, il m’a scié, le Lucien.</p>
<p>– De plus, il paraît que tu as des chansons nouvelles que je ne connais pas et qui font un malheur. Et tu veux arrêter maintenant ? renchérit-il visiblement ébranlé par ce que je lui annonçais.</p>
<p>Depuis que je le connaissais, je n’avais jamais entendu Lucien dire un mot plus haut que l’autre. Je n’étais pourtant pas venu pour le voir rompre avec son attitude flegmatique légendaire.</p>
<p>– Écoute, Pierrot, me dit-il posant les mains bien à plat sur son bureau, explique-moi ce qui s’est passé pour que tu aies à ce point le moral dans les chaussettes. Assieds-toi d’abord, prends ton temps…</p>
<p>Et, désignant nonchalamment la porte, il ajouta : « Ils attendront ! »</p>
<p>Je lui racontai tout. Il m’écouta gravement, avec cette attitude qui lui était familière, les coudes posés sur le bureau et les mains arrondies, doigts croisés sous le menton. Il me dit, quand j’eus terminé :</p>
<p>– Tu sais, Eddie n’est pas méchant… Il est simplement un peu con. Il est à des années-lumière de tes chansons, de ce que tu écris ! Il n’y comprend rien et il n’y a jamais rien compris. Faut pas lui en vouloir ! Où en es-tu de ton contrat chez lui ?</p>
<p>– Il est échu depuis plus de six mois, dis-je. Il ne s’en est même pas rendu compte ! Et moi, je viens juste de m’en apercevoir…</p>
<p>Lucien éclaira son visage d’un immense sourire.</p>
<p>– Alors, il n’y a plus aucun problème !</p>
<p>– Pourquoi dis-tu cela ?</p>
<p>– Eh bien parce que dès à présent tu peux aller enregistrer où ça te chante, parbleu !</p>
<p>– Tu en as de belles ! Mais où, chez qui, veux-tu que j’aille enregistrer ? De plus, tu sais bien que je ne vends pas de disques ! Tout le monde le sait dans le métier.</p>
<p>– Ça, ce n’est pas un problème. Tu en vendras bientôt, tu verras ! Moi, je suis désolé, mais je ne peux pas te prendre chez AZ. <i>(Il était depuis deux ans le directeur de cette nouvelle firme de disques.)</i> Chez AZ, on y fait des « coups » <i>(c’est-à-dire qu’on y produit des chanteurs d’un jour, qui chantent un succès d’été, une nouvelle danse, tel le calypso. Dans le métier, on appelait ceux-là des « denrées périssables »)</i>. Toi, Pierrot, tu n’es pas envisageable dans mon organigramme. Tu n’es pas un « coup » ! Toi, tu vas faire une carrière. Ne bouge pas, dit-il, saisissant le téléphone… Allô, Léon ?… Non, rien de cassé, tout va bien ! Je t’appelle parce que je vais te faire un cadeau. Je t’envoie un chanteur qui n’a plus de maison de disques… Comment il s’appelle ?… Pierre Perret, tu le connais !</p>
<p>Silence à l’appareil. À l’énoncé de mon nom, l’interlo-cuteur de Lucien était-il tombé à la renverse ?</p>
<p>– Allô, Léon… Tu es toujours là ?… Mais bien sûr, il a du matériel <i>(des chansons)</i> nouveau ! Et ça marche même très bien dans les salles… Quand ?… D’accord ! Je le lui dis. Je te revaudrai ça. Voilà, enchaîna Lucien, dès à présent tu es engagé par le patron de la maison Vogue, c’est Léon Cabat qui signera ton contrat après-demain à quatorze heures chez eux à Villetaneuse.</p>
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<tit>Vogue ! – Léon Cabat</tit>
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<p>Léon Cabat m’attendait effectivement deux jours plus tard derrière son bureau à l’heure dite. C’était un petit homme râblé de type levantin. Derrière ses fines lunettes ovales, ses yeux rusés et pleins de malice lui donnaient un regard perçant qui vous radiographiait aussitôt. Un sourire amusé ponctua sa première question :</p>
<p>– Alors, comme ça, vous avez des chansons nouvelles ?</p>
<p>– C’est ça, monsieur Cabat.</p>
<p>– Et vous n’avez plus de maison de disques ?</p>
<p>– Eh non, monsieur !… enfin, de toute façon je ne tiens pas à rester plus longtemps chez Barclay. Pas plus que lui ne doit y tenir.</p>
<p>– Appelez-moi Léon, je vous en prie. Si vous le voulez bien, je vous appellerai Pierre.</p>
<p>– Ça me va, dis-je.</p>
<p>– Et combien de chansons pouvez-vous enregistrer tout de suite ?</p>
<p>– Au moins quatre !</p>
<p>– C’est bien. Nous allons donc pouvoir sortir un super 45 tours. Quel orchestrateur souhaitez-vous ?</p>
<p>N’ayant jamais eu le choix auparavant chez Barclay, je ne sus que répondre. Il me cita trois ou quatre noms d’arrangeurs dont celui de Jean Claudric.</p>
<p>– Ce dernier, précisa-t-il, conviendrait peut-être mieux au style de vos chansons. Mais je ne vous force pas la main.</p>
<p>– Va pour Claudric !</p>
<p>– Voyez mon assistant Vidalie, il a dû préparer les contrats. Lisez le vôtre attentivement pour savoir s’il vous convient, je vous rejoindrai pour signer d’ici une heure.</p>
<p>Vidalie était un type très sympathique, qui me mit tout de suite à l’aise. N’étant autre que le frère d’Albert Vidalie, l’auteur du fameux, entre autres ouvrages, <i>Les Bijoutiers du clair de lune</i>, il me dit aimer mes chansons et leur humour. Il les avait bien sûr entendues à la radio, mais aussi à La Fontaine des Quatre Saisons chez Pierre Prévert qui était aussi son copain.</p>
<p>– Cette maison, ajouta-t-il, sera désormais la vôtre.</p>
<p>Il souhaitait de plus que je m’y sente bien. Il me présenta Denise Clément, une charmante petite blondinette qui serait mon attachée de presse. Première fois qu’on me traitait comme une star ! Nous prîmes date pour une séance de photos qui serviraient pour faire une affiche, pour la presse, pour la pochette du disque, etc. Il y avait bien longtemps qu’on ne m’avait manifesté autant d’attentions. Je rencontrai Jean Claudric deux jours plus tard. C’était un pied-noir à l’accent sympathique, un garçon chaleureux. Les chansons lui plurent et, enthousiaste, il se mit aussitôt à en écrire les arrangements musicaux.</p>
<p>– Nous pourrons enregistrer dans une semaine, m’affirma-t-il.</p>
<p>Tout cela avait été si vite ! Dès mon retour à la maison, Monette, à qui j’avais raconté toutes ces péripéties par le menu, était folle de rage après Barclay. Elle ne le connaissait hélas que trop bien et, durant plus d’une heure, elle pesta abondamment contre lui.</p>
<p>– Heureusement qu’il y a eu Lucien, disait-elle. Tu n’allais tout de même pas tout abandonner à cause de ce salaud, non ?</p>
<p>– Eh bien tu sais, il m’avait foutu le moral tellement à zéro que je n’en étais pas loin ! lui avouai-je.</p>
<p>Peu de temps après avoir rencontré Monette, je lui avais présenté Lucien. Il l’aimait beaucoup et c’était réciproque. Elle avait de fait très vite perçu l’affection qu’il avait pour moi et sa démarche auprès de Cabat lui avait paru naturelle. Elle savait bien entendu que, depuis longtemps déjà, Lucien m’avait toujours défendu contre vents et marées. En tout cas, elle exultait pour tout ce qui m’arrivait avec les horizons nouveaux qui s’offraient à moi. Je me dis encore une fois que j’avais bien de la chance !</p>
<p>La séance d’enregistrement dans les studios Vogue de la rue d’Hauteville fut très gaie. La bonne douzaine de musiciens (la première fois que j’en avais tant !) qui étaient là s’amusaient comme des fous en entendant les paroles des chansons. Les arrangements que Jean avait écrits étaient en parfaite symbiose avec ma musique et aussi avec les paroles ! Je regrettais simplement de ne lui avoir pas suggéré auparavant d’ajouter des chœurs pour le titre <i>Les filles, ça me tuera</i> qui, à mon avis, s’y prêtait bien.</p>
<p>– Qu’à cela ne tienne ! dit-il et, s’adressant aux musiciens : les gars, ça vous amuserait de chanter les chœurs ? Je vous fais une partoche en deux minutes.</p>
<p>– Ouais ! dirent-ils, trouvant l’idée marrante, on va te faire ça aux petits oignons ! Ça va être mieux que les chœurs de la chapelle Sixtine !</p>
<p>C’est dans une folle bonne humeur que le disque acheva d’être « mis en boîte ». Le mixage ne nous prit pas plus de quatre ou cinq heures. La séance avait été faite entièrement dans la journée.</p>
<p>La technique d’enregistrement dans le début de ces années 1960 n’avait évidemment rien de commun avec celle d’aujourd’hui. Chanter sur un play-back ne se pratiquait guère. De la première note à la dernière, le chanteur et les musiciens cheminaient ensemble jusqu’au terme de la</p>
<p>chanson. Si erreur il y avait d’une part ou de l’autre, eh bien, tout le monde reprenait le morceau dès le début. Et cela, autant de fois qu’il le fallait, jusqu’à totale satisfaction. Solli-citer des musiciens pour qu’ils chantent dans des chœurs au pied levé, comme ils le firent alors volontiers pour <i>Les filles, ça me tuera</i>, serait impensable aujourd’hui. À moins d’avoir d’exceptionnels rapports amicaux avec eux, ce qui est encore mon cas. Jean Claudric, de même que bon nombre d’arrangeurs musicaux, travaillait le plus souvent avec la même équipe d’instrumentistes. Ceux-là faisaient partie des meilleurs de Paris. Ils étaient généralement une bonne quinzaine. Ils assuraient les bases, les percussions ainsi que les pupitres de cuivres ou d’instruments à vent. C’était souvent là la même « famille » qui se retrouvait d’un studio à l’autre, à laquelle j’avais affaire à chaque nouveau disque. L’humour de ces virtuoses était corrosif, leur professionnalisme sans défaut. Leur connivence et leur talent nous faisaient généralement gagner un temps fou. Hormis quelques exceptions, les pupitres de cordes, composés de musiciens plus nombreux (violons, altos, violoncelles), étaient plus « anonymes ». Ils étaient parfois une bonne quarantaine dans le studio. Mes rapports avec eux étaient forcément moins complices qu’avec ceux de la rythmique, des vents ou des cuivres.</p>
<p>Jean avait fait répéter trois ou quatre fois la chanson aux musiciens, après quoi, leur accompagnement diffusé dans mon casque, il ne me restait plus qu’à enregistrer ma voix en direct avec eux. C’est bien sûr ce que je fis ce jour-là. Le hic, toutefois, fut que le fait pour eux d’entendre les paroles du <i>Tord-Boyaux</i> pour la première fois dans leur casque les fit pouffer dans leur instrument tout au long de la chanson. Claudric dut stopper le carnage au beau milieu et me demanda de leur chanter la chanson en entier une bonne fois pour toutes… et les laissa rire tout leur saoul. Le même phénomène devait se produire dix ans plus tard, où la technique d’enregistrement était encore la même. Il s’agissait, cette fois, du <i>Zizi</i> !</p>
<p>Je quittai le studio le soir même, avec une copie de bande sous le bras. Je fonçai à Europe 1 apporter mon bébé à Hubert, qui animait sur l’antenne la tranche de vingt-trois heures à une heure du matin. À Europe 1, n’étais-je pas « chez moi » ? <i>Le Tord-Boyaux</i> à peine diffusé, le standard téléphonique se mit à sonner. L’ami Hubert, qui riait en écoutant la chanson, s’amusait aussi comme un fou de ce débordement soudain. Il se mit à invectiver les auditeurs :</p>
<p>– Arrêtez, les gars, vous allez faire sauter la marmite à force d’appeler tous à la fois ! D’accord, il n’y a pas qu’à moi qu’il plaît, ce <i>Tord-Boyaux</i>. C’est vrai qu’elle est géniale, cette chanson !… Allez, roulez jeunesse, on va vous la repasser parce que je sens bien que vous n’avez pas tout saisi !</p>
<p>Elle fut diffusée au moins trois fois par jour sur Europe 1 dès le lendemain. Les autres stations, elles, avaient préféré choisir sur le disque <i>Les filles, ça me tuera</i>, plus « correcte », avait-on objecté à Denise Clément, qui me le rapporta. Le disque, sorti en novembre 1963, était déjà vendu en janvier 1964 à plus de cent mille exemplaires. Pour quelqu’un qui n’avait jamais réussi à vendre un disque, c’était un bon début ! Ai-je besoin de préciser que Lucien exultait ? Et Cabat, donc ? Le plus cocasse dans cette histoire fut la réaction (que l’on me rapporta) d’Eddie Barclay, qui se pavanait dans les couloirs de sa maison en pérorant :</p>
<p>– Alors ! disait-il à qui voulait l’entendre, vous voyez que notre petit Perret, il a fini par y arriver ! C’est tout de même un beau succès, ce <i>Tord-Boyaux</i>, non ? Je lui avais prédit d’ailleurs que ce serait un tube quand j’ai entendu cette chanson si drôle pour la première fois.</p>
<p>Jusqu’à ce qu’un de ses fameux « directeurs artistiques » l’interrompe poliment en disant :</p>
<p>– Heu, monsieur… heu… vous savez, Pierre Perret, heu… je crois qu’il n’est plus chez nous !</p>
<p>– Quoi ???</p>
<p>– Heu… Effectivement, il ne fait plus partie de la maison. Son contrat est terminé depuis neuf mois. Il a enregistré son disque chez Vogue !</p>
<p>On voit ici à quel point le patron savait ce qui se passait chez lui. Il n’avala pas son cigare parce qu’il était trop gros, mais, de ses plus proches collaborateurs jusqu’à la moindre secrétaire, tout le monde ce jour-là rentra sous terre. Le moins qu’on puisse dire est que monsieur Barclay, au flegme légendaire, l’avait soudain perdu ainsi que toute sa superbe ! Inutile d’ajouter que Monette jubilait comme une folle ! Nous verrons qu’elle exultera bien plus encore quelques années plus tard à ce sujet…</p>
<bl v="2" />
<p>En juin de cette année 1963, le journal <i>Le Provençal</i> me proposa de partir chanter sous son parrainage dans une vingtaine de villes de la Côte d’Azur ! Le programme prévoyait à mes côtés le fantaisiste imitateur Claude Véga ainsi que ma copine Pia Colombo. Le temps était magnifique sur les plages où nous nous produisions de Nice à Toulon en passant par Cassis et tout un tas d’endroits charmants que je découvrais avec plaisir. Pia et Claude étaient adorables avec moi. Ce dernier, que je ne connaissais pas, me demanda d’écrire un texte parodique avec lui. Ce qui donna <i>Marcelline de Vilmouse</i>. Testé aussitôt sur le public, ce sketch lui valut un gros tabac sur scène.</p>
<p>Cet extrait d’un critique du <i>Provençal</i> retrouvé aujourd’hui, plus de quarante ans après (maintenant que je suis « sexagénaire » depuis plus de dix ans !), ne peut que m’amuser : « Il va avoir vingt-neuf ans dans quelques jours, mais c’est un garçon qui restera jeune toute sa vie et qui, lorsqu’il sera sexagénaire, désappointera et amusera en toute simplicité des messieurs très graves… » Est-ce le cas aujourd’hui ? En tout cas, pour le moment, je ne parviens encore pas à me sentir vraiment « vieux ». Par ailleurs, voir des « sexagénaires graves et désappointés » m’amuse toujours.</p>
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<i>Le Tord-Boyaux</i>, premier tube –<br></br>Monette attachée de presse –<br></br>Miracle avec les Stones</tit>
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<p>Monette avait eu le nez creux car elle avait quitté le siège des disques Barclay trois mois plus tôt pour aller travailler à Paris, rue de Douai, pour les Éditions musicales Barclay, celles où, bien entendu, étaient éditées mes chansons jus-qu’à présent. C’est Philippe Boutet, le directeur, un bellâtre un tantinet suffisant, qui lui avait proposé ce poste. Il se montrait plutôt sociable avec elle et cette nouvelle approche du métier plaisait bien à ma femme. Chargée de promouvoir les chansons des artistes de la maison, elle distribuait leur disque à la presse importante, dans les radios, aux chaînes de télé, etc. Elle faisait désormais un travail d’attachée de presse.</p>
<p>Je me souviens très bien de cet album 25 centimètres à la pochette noire, qui était l’un des tout derniers disques enregistrés par Édith Piaf. Elle y chantait entre autres des chansons de Dumont, dont une en duo avec lui. Elle préparait l’Olympia et je crois que ce fut là son dernier passage dans cet illustre music-hall. Monette avait hélas beaucoup de mal à faire diffuser son disque aux médias, plus excités alors par l’irrépressible vague des yé-yé qui déferlait sur toutes les radios… et les deux seules malheureuses chaînes de télé !</p>
<p>Je fus invité un jour par deux animateurs vedettes qui présentaient une émission justement sur l’une de ces deux chaînes. J’y chantais <i>Le Tord-Boyaux</i>, ce qui, compte tenu de la frilosité du vocabulaire des chansons d’alors et la rigueur de la morale à cette époque, était plutôt un exploit. Je reçus d’ailleurs à la suite de l’émission un paquet de lettres de protestations (les premières !) qui me remplirent d’aise. J’ai retrouvé l’extrait de celle d’un téléspectateur qui avait été adressé et publié dans la <i>Semaine Télé-Radio</i> du 23 novembre 1963 : « À Paris-Club (télé), Pierre Perret chante <i>Le Tord-Boyaux</i>, une chanson où il est question d’un restaurant au menu ignoble, servi par des gens dégoûtants, etc. » Bravo, messieurs Féral et Chabannes (les animateurs) !</p>
<p>Ma chanson en revanche plut beaucoup à Siné, le dessinateur, qui était venu dans l’émission pour présenter un superbe album de ses déjà célèbres « chats ». Dessinés de façon cocasse sur des foules de calembours du type « chat-rité », « chat-banais », « chat-pître », etc., ces dessins de son animal favori faisaient déjà un malheur. Nous sympathisâmes spontanément et nous partîmes siroter un verre au bistrot du coin de la rue Cognacq-Jay. Il me demanda où je vivais, comment je composais, etc.</p>
<p>– C’est pas génial d’écrire des chansons dans les HLM, lui dis-je, mais il me faut faire avec pour le moment.</p>
<p>– Si tu veux, me proposa-t-il, j’ai une maison de week-end en Normandie. Par manque de temps, nous y allons rarement, ma femme et moi, je peux te filer les clés. Tu verras bien si tu arrives à pondre quelque chose là-bas !</p>
<p>– Eh bien, écoute, je ne dis pas non ! Je veux bien essayer. J’adore la campagne. C’est vraiment gentil de ta part. Il y a beaucoup de voisins ?</p>
<p>– C’est la dernière maison au bout d’un hameau. Elle est dans un clos, entourée de pommiers. Tu y seras seul… et peinard. Y aura que les piafs pour te pourrir la vie !</p>
<p>Avec le succès du <i>Tord-Boyaux</i> qui s’affirmait de jour en jour, la girouette de la chance semblait avoir tourné une fois encore. Un stylo, une feuille blanche, les oiseaux autour… Le bonheur serait-il dans le pré ? Malgré tout ce qui survenait de bon, je continuais de chanter dans « mes » boîtes car c’étaient ces cachets-là additionnés à la paye de Momone qui faisaient bouillir la marmite. J’attendais impatiemment de toucher les premières royalties de mes disques ainsi que mes premiers « substantiels » droits d’auteur distribués au guichet même de la Sacem située alors rue Chaptal.</p>
<p>Nos enfants, qui avaient adopté Maria, s’étaient très bien remis au français et me demandaient souvent à présent :</p>
<p>– Papa, quand viendras-tu te promener avec nous ?</p>
<p>Il est vrai que les loisirs en ce temps-là ne venaient pas souvent frapper à notre porte. Julie gazouillait encore dans son petit lit et je culpabilisais un peu de ne pas passer plus de temps auprès d’eux. Nous décidâmes de nous échapper en famille à chaque fois que cela serait possible. Cela finit par advenir au bout de quelque temps, mais des événements « importants » allaient pourtant avoir lieu auparavant. D’abord, un « Musicorama ». Oui, un de plus ! À combien de concerts spéciaux de ce type avais-je déjà participé à l’Olympia ? Dix, quinze ? Peu importe ! Celui-ci en tout cas ne s’effacerait jamais de ma mémoire. Ces fameux concerts d’Europe 1 tous les mercredis étaient presque devenus pour moi une routine. Je pouvais chanter alors avant Bécaud, Dalida, Gloria Lasso ou Tino Rossi, mon succès était quasiment récurrent. Le public, fidélisé à cette station, m’était à présent acquis et les risques d’un insuccès semblaient réduits au minimum. J’allais pourtant connaître, cette fois-là, la plus belle trouille de ma vie.</p>
<p>J’arrivai donc un soir à l’Olympia plus tôt que d’habitude. Pourquoi ? Allez savoir ! Ma guitare à la main, approchant de la petite porte des coulisses, j’entendis en l’ouvrant un vacarme épouvantable dans la salle. Je vis Catherine Félix, la productrice de l’émission, livide, en train de se ronger les ongles.</p>
<p>– Salut, Catherine. Que se passe-t-il ?</p>
<p>– Salut, mon Pierrot, dit-elle en m’embrassant. Il se passe que c’est le bordel le plus sombre ! fit-elle, accablée.</p>
<p>– Mais qui est en scène ? demandai-je en pointant le nez entre deux portants.</p>
<p>– Mais c’est ce pauvre Bobby Solo, numéro un mondial des ventes de disques ! Regarde un peu comment ils le traitent !</p>
<p>De fait, le malheureux tentait courageusement de chanter son « énorme » tube : <i>Una lacrima sul viso</i>. Sur le plateau, c’était apocalyptique. La scène était jonchée de tous les projectiles que l’on peut imaginer : ceintures, casquettes, godasses de toutes sortes, paquets de cigarettes en boule, sandwichs au jambon, boîtes de bière, sodas… Ça volait de toutes parts au milieu de hurlements de protestation.</p>
<p>– Tu sais où tu peux te la foutre, ta <i>lacrima</i> ? Dehors ! Dehors ! scandait le public.</p>
<p>Et il enchaînait aussitôt :</p>
<p>– Les Stones ! Les Stones ! Les Stones !</p>
<p>Le malheureux Bobby Solo, effondré, sortit avant la fin de sa chanson avec des vraies <i>lacrimas</i> sur la frite.</p>
<p>– Mais qu’est-ce qu’ils veulent, à la fin ? demandai-je à Catherine.</p>
<p>– Ils veulent les Stones, tu n’entends pas ? Ils ne veulent même que ça, puisqu’ils m’ont déjà viré toute la première partie en moins de vingt minutes !</p>
<p>– Mais qui c’est, ça, les Stones ?</p>
<p>– Les Rolling Stones, tu ne les connais pas ? C’est un groupe anglais, c’est la première fois qu’ils viennent en France. C’est tous les blousons noirs de banlieue qui sont descendus aujourd’hui. On ne s’attendait pas à une déferlante pareille ! Mais tu peux aller accorder ta guitare. À ce rythme-là, tu sais, ça ne va pas tarder d’être à toi !</p>
<p>– Mais, lui dis-je, tu ne vas quand même pas m’envoyer me faire massacrer devant ce parterre de tueurs ?</p>
<p>– Écoute, me répondit-elle avec un soupir résigné, il reste juste une fille <i>(que je ne puis citer ici !)</i>, c’est elle d’abord qui va se faire massacrer… et puis ce sera à toi ! Tu seras le dernier de la première partie. Tous ceux qui sont passés ont été virés ! Pour une fois, tu passeras en américaine à l’Olympia. Tu devrais être content, conclut-elle en riant.</p>
<p>Elle était bien la seule à rire. Occupé fébrilement à accorder ma guitare dans une loge, je vis Lucien entrer avec une mine d’enterrement.</p>
<p>– Il va te falloir y aller, mon vieux Pierrot.</p>
<p>– Mais, Lucien, tu ne vois pas la brochette de malheureux qui se sont déjà fait virer ?… et pas des moindres ! Tu sais très bien qu’il va m’arriver la même chose. Alors pourquoi m’envoies-tu à la boucherie ?</p>
<p>– Parce que je pense que tu as quand même tes chances, mon Pierrot.</p>
<p>À ce moment-là, Coquatrix entre à son tour dans ma loge avec une mine d’enterrement lui aussi.</p>
<p>– C’est à vous dans deux minutes, mon cher Pierre. La fille chante depuis à peine une minute mais elle ne va pas tenir beaucoup plus longtemps. Ils n’en veulent pas non plus. C’est l’horreur, ce qui se passe sur ce plateau ce soir, ajouta-t-il comme pour m’encourager.</p>
<p>– Écoutez, leur dis-je à tous deux, vous m’avez si souvent fait confiance, ce n’est pas aujourd’hui que je vais reculer ! Mais là vous avez conscience tout de même que vous m’envoyez au casse-pipe ?</p>
<p>Leur silence eut l’air d’une approbation.</p>
<p>– Tu es pourtant le seul qui puisse peut-être s’en sortir, insiste tout de même Lucien.</p>
<p>Ils m’accompagnèrent en coulisses vers le vacarme monstre qui s’amplifiait à mesure que nous approchions. On aurait dit le directeur de la prison et le bourreau qui accompagnaient le condamné à l’échafaud. Le présentateur, Jean Valmance, n’annonçait plus les artistes que d’un micro placé en coulisses tellement il recevait de projectiles en scène. Mon vieux copain Doudou passa le tabouret dans l’entrebâillement des deux rideaux fermés, ce qui déclencha une volée d’objets provenant de la salle qui firent éclater des ampoules de la rampe d’avant-scène. Arrivé en coulisses, sûrement livide, je me cramponnai à ma guitare. Lucien serra mes épaules dans son bras. Bruno me dit, sans oser me regarder en face :</p>
<p>– Essayez d’en chanter deux !</p>
<p>Doudou me serra le bras au passage :</p>
<p>– Vas-y, mon Pierrot, c’est comme aux arènes d’Oran, souviens-toi, c’est tout bon !</p>
<p>« Et voici un jeune chanteur, Pierre Perret. » Les rideaux s’ouvrirent. Tétanisé, je parvins tout de même à courir vers le tabouret pour y subir mon inéluctable supplice et en finir au plus vite. Tiendrais-je dix secondes… une minute ? La guitare posée sur la cuisse gauche, je démarrai sur les chapeaux de roue :</p>
<p>– Les filles, les filles, les filles… Les filles, les filles, les filles…</p>
<p>Et là l’intensité du trac était telle que ce fut le trou… Le trou béant ! le trou gigantesque, l’abominable trou de mémoire, celui qui vous donne envie de mourir sur place.</p>
<p>« Les filles, les filles… », c’était au moins la dixième fois que je répétais cela sans pouvoir aller plus loin quand toute la salle d’un seul élan enchaîna en un seul chœur :</p>
<p>– … Ça me tuera ! Ça me tuera si j’en manque un jour ! Vas-y, Pierrot ! hurlait la salle. On est avec toi !</p>
<p>Le sang se remit soudain à couler à flots dans mes tubulures. Comment ne pas penser une seconde à ce moment-là que l’on fait le plus beau métier du monde ? <i>La Bérésina, L’Idole des femmes</i>, qui succédèrent aux <i>Filles</i>, firent un tabac terrible ! Je ne m’arrêtais plus. Le public en redemanda après chaque chanson… La neuvième (je n’en avais pas d’autres !), <i>Le Tord-Boyaux</i> – que j’avais gardée pour la fin (qui aurait pu être la deuxième !) –, fit un véritable triomphe. La salle était debout. En sortant de scène, je marchais sur l’eau. Je ne savais plus où j’étais. Tour à tour, Bruno et Lucien me happèrent, me serrèrent dans leurs bras.</p>
<p>– Tu as gagné, murmura Lucien, bravo, mon Pierrot. Putain ! je savais que tu allais gagner !</p>
<p>Venant de lui, c’était comme déguster du caviar. Et puis je lui devais bien ça !</p>
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<tit>Idole !</tit>
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<p>Depuis cette soirée mythique, je devins le chanteur à qui l’on demandait systématiquement de chanter en première partie des rockers, quels qu’ils fussent. De la mi-décembre 1963 au 15 janvier 1964, Bruno m’engagea à l’Olympia dans un spectacle qui avait pour titre générique « Les idoles des jeunes » ! Voilà que je faisais partie des idoles, à présent ! La salle fut comble durant un mois. Le programme était on ne peut plus éclectique. Encore une fois, quoi de plus insolite que d’obtenir un gros succès entre Frank Alamo, Dionne Warwick et Little Stevie Wonder ?</p>
<p>La critique pour moi était cette fois-ci presque unanime dans les louanges, hormis <i>Libération</i>, comme d’habitude.</p>
<p>Dithyrambique, Jeanine Sperling écrivit à la fin d’un long papier dans <i>Les Lettres françaises </i>: « On est amusé du décalage entre sa bonhomie toute simple et la violence de son vocabulaire demi-argotique. »</p>
<p>André Ransan termina son article dans <i>L’Aurore</i> du 15 décembre 1963 par : « Entre toutes ces “idoles”, pas d’hésitation, c’est lui que je choisis. »</p>
<p>Quant à <i>Paris-Match</i>, après avoir cité les Surf, Franck Alamo et Dionne Warwick, le journaliste écrivit : « On peut préférer un jeune chanteur guitariste à l’humour féroce : Pierre Perret. »</p>
<p>Patrick Thévenon écrivit dans <i>Paris-Presse</i> : « Il a obtenu un triomphe. Il le méritait. »</p>
<p>Enfin Christophe Izard, dans <i>France-Soir</i>, n’y alla pas avec le dos de la cuillère. Il titra son papier : « Pierre Perret, fantaisiste français, vedette des idoles internationales. » Extrait : « Pierre, c’est l’homme que l’on n’attendait pas dans ce tiercé vainqueur. Ses chansons n’ont rien de commun avec les qualités essentielles des autres idoles. […]<i> Le Tord-Boyaux</i> est même une valse musette ! […] L’explication de son succès confiée par un moins de vingt ans : “Il est marrant !” »</p>
<p>Monette, qui travaillait toujours pour les Éditions Barclay, ne parvint pas à me suivre partout tant mon rythme de travail était effréné. Nous rentrions (ou le plus souvent je rentrais) nous coucher de plus en plus tard, car je « doublais » l’Olympia avec La Tête de l’Art. Je m’efforçais d’écrire néanmoins l’après-midi dans notre HLM (car je n’avais guère eu le temps d’aller découvrir la maison normande de Bob Siné), et j’y parvenais tant bien que mal. Je fredonnais souvent à chaud à Monette qui rentrait du bureau ce que je venais de pondre.</p>
<p>– Comment trouves-tu ?</p>
<p>Je voyais tout de suite à sa mine si cela lui plaisait… ou à moitié. Plus de quarante ans après, cela n’a pas changé.</p>
<p>Le nouveau propriétaire de La Tête de l’Art s’appelait monsieur Manguin. Industriel courtois qui avait la soixantaine, il était à la tête d’une vraie fortune acquise avec ses fabriques d’aiguilles. Tombé amoureux d’une jeune chanteuse qui avait un talent fou dans le décolleté, il avait acheté ce cabaret pour elle puisqu’elle ne parvenait guère à se faire engager ailleurs. L’ami Jacques Provence, heureusement, était toujours le directeur artistique de la boîte. En sortant de l’Olympia, je fus donc obligé de foncer coudes au corps à La Tête de l’Art – enfin, plutôt en faisant fumer le moteur de la 4 CV qu’il faudrait bien, du reste, finir par remplacer un jour ! Pas plus tard que la veille, en conduisant Monette dans Paris, les deux tubes d’acier qui maintenaient le dossier du siège du conducteur avaient cassé net dans mon dos et j’étais parti en conduisant les quatre fers en l’air ! Monette, qui riait comme une baleine, ne pouvait plus stopper son fou rire, pas plus d’ailleurs que moi la voiture !</p>
<p>J’arrivais cependant tous les soirs à temps pour passer sur scène, juste avant les Frères Jacques. Depuis La Fontaine des Quatre Saisons, nous étions devenus de bons copains. Ils manifestaient parfois l’envie de chanter mes chansons mais la hardiesse de mon vocabulaire les empêcha, je crois (ils ne me le dirent jamais), de prendre cette décision qui, chez eux, était collégiale pour le choix des chansons. Je chantais là aussi à peu près les mêmes titres qu’à l’Olympia, en terminant bien entendu par <i>Le Tord-Boyaux</i>. Le deuxième soir, Provence vint me voir à ma sortie de scène. Il avait l’air plutôt mal à l’aise.</p>
<p>– Qu’est-ce qui ne va pas, mon vieux Jacques ? Tu as l’air préoccupé.</p>
<p>– Eh bien, tu sais, il faut que je te dise… Demain tu vas devoir sucrer <i>Le Tord-Boyaux</i> de ton tour.</p>
<p>– Ah bon ? fis-je, éberlué. Et pourquoi donc ? C’est pourtant celle-là qui fait le plus gros succès.</p>
<p>– Je le sais bien, tu penses ! Mais ça ne plaît pas du tout au patron. Il n’ose pas te le dire et c’est moi qu’il envoie au front… Je suis désolé !</p>
<p>– Ne le sois pas, mon grand, il y a des choses plus graves dans la vie ! Je m’en remettrai. Et puis je rentrerai dormir plus tôt !</p>
<p>Soulagé que je le prenne ainsi, il me remercia. Le lendemain soir, samedi, la salle était comble. Derrière les tables où le dîner venait de s’achever, il y avait en plus au moins quarante spectateurs debout dans à peine dix ou quinze mètres carrés ! Je quittai le public déchaîné ce soir-là (rare, en ce lieu !) sans faire de rappel et bien sûr sans chanter <i>Le Tord-Boyaux</i>. La salle entière la réclamait pourtant, étayée par les Frères Jacques debout, au fond, qui scandaient eux aussi en chœur avec le public :</p>
<p>– Pierrot, <i>Le Tord-Boyaux</i> !</p>
<p>Je ne pus m’empêcher de dire perfidement au public avant de quitter la scène :</p>
<p>– Désolé ! on m’a fait savoir que cette chanson n’était pas exactement le genre de la maison.</p>
<p>Le public se déchaîna alors en des hou ! hou ! réprobateurs avant de reprendre en boucle : « Pierrot, <i>Le Tord-Boyaux</i> ! »</p>
<p>Oui, je sais, j’aurais pu me faire mettre à la porte, mais… c’était sorti malgré moi. Manguin déboula alors en coulisses, véritablement courroucé :</p>
<p>– Mais, mon petit Pierre, pourquoi donc n’avez-vous pas chanté <i>Le Tord-Boyaux</i> ? Qu’est-ce qui vous a pris de supprimer cette magnifique chanson de votre tour de chant ?</p>
<p>Je faillis éclater de rire.</p>
<p>– Mais, monsieur, lui dis-je, pas plus tard qu’hier soir, l’ami Jacques m’a prié de l’ôter de mon tour, arguant qu’ici, cela choquait certaines oreilles délicates !</p>
<p>– Mais bon sang, n’écoutez pas Provence ! Il est trop timoré <i>(sic !)</i>. C’est la vieille école, Provence. Il a une mentalité de rosière ! Dites-vous bien que dans un endroit comme La Tête de l’Art, il n’y a justement pas d’oreilles délicates ! Je compte sur vous, mon cher Pierre, pour la rechanter dans votre tour dès demain. Cette chanson est un chef-d’œuvre de drôlerie !</p>
<p>– Merci, monsieur Manguin.</p>
<p>Jacques fut écroulé de rire lorsque je lui rapportai les protestations outrées du patron.</p>
<p>– Ah ! celui-là, soupira-t-il en forme d’épilogue, c’est un sacré Mimile ! Il ne manque pas d’air !</p>
<p>Dès lors, en tournées et dans les music-halls parisiens, mes tours de chant ne cessèrent de se succéder. Pour la première fois de notre vie, sans rouler sur l’or, nous étions à l’aise financièrement. Mes tours de chant étaient mieux rémunérés, les disques se vendaient bien, les droits d’auteur étaient bien plus substantiels. Je prenais peu à peu conscience que, au beau milieu de ce rythme infernal de travail, si je ne ménageais pas du temps pour écrire, tout cela s’arrêterait vite. Je décidai pour la première fois d’établir un calendrier des périodes qu’il était impérieux de consacrer à cogiter sur mes chansons.</p>
<p>Tout le temps encore non occupé par mes tours de chant dans les mois qui allaient venir serait désormais bloqué à l’avance et dévolu à la création. Plus tard, lorsque la femme de mon cœur s’occuperait de gérer totalement mon calendrier de travail d’écriture… et de vacances, elle s’y prendrait un, voire même deux ans à l’avance, sans modifier ces périodes sacrées d’un iota, hormis pour une gravissime raison. C’est ainsi que, répondant à l’invitation que Bob m’avait faite, je partis découvrir avec lui le hameau normand à la sortie duquel se trouvait sa maison. J’avais revu mon pote à plusieurs reprises chez lui, rue de Clichy, où il m’avait présenté à sa gentille femme Ninick. Il m’avait fait promettre, si nous nous trouvions un week-end ensemble en Normandie dans leur maison, de lui mitonner un plat de tripes qu’il adorait ou alors un cassoulet ! Il eut droit au « gras-double » en Normandie et au cassoulet dans notre maison de Seine-et-Marne quelques mois plus tard.</p>
<p>J’eus tout de suite le coup de foudre pour cette chaumière blottie, comme annoncé, au milieu d’un clos de pommiers. L’impressionnant calme qui régnait ici n’était-il pas propice à la cogitation ? Armé jusqu’aux dents de mes dictionnaires – <i>Larousse</i>, dico analogique, dico de rimes, de synonymes, du <i>Furetière</i>, d’un atlas, etc. –, je pris mes quartiers au premier étage de cette vieille demeure à colombages. Il y avait là en outre une huisserie de grosses poutres de charpente absolument superbe. Bob avait fait percer le toit pentu pour y placer de grands panneaux vitrés qui donnaient une magnifique lumière, car c’était là qu’il dessinait.</p>
<p>Mon premier séjour y fut enchanteur. Je n’entendais là que le chant des oiseaux. Levé à cinq heures du matin (presque l’heure où je me couchais à Paris le plus souvent !), mon rythme biologique était complètement inversé. Après avoir avalé un grand bol de café et une tartine, j’écrivais toute la journée jusqu’à six ou sept heures du soir. Vers midi, une heure parfois, j’avalais deux pommes, un verre d’eau et je reprenais le collier. Entièrement pris par l’écriture, je ne voyais pas les journées s’écouler. S’il faisait beau, parfois pour couper l’après-midi, j’enfilais des tennis et allais marcher cinq ou six kilomètres dans la campagne. Je m’arrêtais fréquemment pour noter des idées, car j’avais toujours un carnet vierge et un stylo dans ma poche. Je n’y rencontrais jamais personne, sinon un tracteur dans un champ au loin dont le conducteur me faisait parfois un petit salut amical auquel je répondais toujours. On sait que je viens ici de temps en temps pour écrire et tout le monde respecte mes studieux et discrets séjours. Seule Titine, la vieille sonneuse de cloche venait deux fois dans la semaine une heure ou deux pour faire un peu de ménage dans la maison. Toute l’herbe du clos est pour ses moutons et elle cueille quand elle veut les pommes du verger. Elle m’apportait parfois des œufs, une salade de son jardin… Elle n’a jamais voulu un sou ! Heureusement, elle raffole des chocolats !</p>
<p>Pour une première fois, le séjour avait été fructueux. Je repartais avec plusieurs chansons en chantier. J’avais très envie d’écrire en ce moment et je bouillonnais d’idées. Un jour pourtant, il fallut rentrer. Je continuais néanmoins de « pondre » tous les après-midi chez nous à Gennevilliers pour ne pas perdre la main chaque fois que cela m’était possible.</p>
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<tit>Bobino</tit>
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<p>Depuis quelque temps, Philippe Boutet cherchait des poux dans la tête de Monette, qui n’était plus aussi heureuse de travailler aux Éditions Barclay. Sa situation était sans doute en porte-à-faux depuis que j’avais laissé Eddie s’occuper tout seul de lancer le calypso. Je n’étais de plus pas convaincu qu’il eût bien digéré lui non plus le succès du <i>Tord-Boyaux</i>, enregistré et édité chez Vogue. Roland Ribet, mon agent depuis peu, nous était cependant assez proche pour être au courant des problèmes de Monette chez Barclay. Il proposa donc de l’engager dans son agence. Il avait besoin d’une collaboratrice de confiance. Il était sûr, disait-il, qu’elle ferait l’affaire. Associé à Jean-Louis Marquet, il s’occupait en exclusivité du calendrier d’Escudero, d’Henri Tachan (devenu ami et resté fidèle depuis ce temps), de Guétary, de Gréco, de Nana Mouskouri, des Célibataires, de Mick Micheyl, etc. Ma femme découvrait là les arcanes d’un métier qui exige beaucoup de patience, de doigté, d’audace et de persuasion. Les artistes ne sont-ils pas souvent susceptibles et capricieux ? Les directeurs de théâtre, de casino, de cabaret, ne savent pas toujours ce qu’ils veulent exactement. Si l’un d’eux téléphonait pour engager Gréco, il n’était pas interdit d’essayer de le convaincre de prendre plutôt Nana Mouskouri si par hasard Juliette n’était pas libre. Bref, ce boulot nouveau plaisait bien à ma femme. Elle ne se doutait guère alors qu’elle conserverait cette nouvelle fonction des années durant, mais cette fois pour son mari uniquement !</p>
<p>Afin sans doute de ne pas être en reste avec Coquatrix, Félix Vitry, directeur de Bobino (éternel petit rival de l’Olympia), me proposa de chanter trois semaines à la place d’américaine dans le programme de Nana Mouskouri. Super ! j’adorais cette chanteuse et je le lui dis. De son côté, elle m’avoua qu’elle aimait beaucoup mes chansons. Entre autres <i>Marina</i>, qui est sur le disque du <i>Tord-Boyaux</i> et que je chantais sur scène. C’était ma première « vraie » chanson tendre dont Nana dit adorer la musique.</p>
<p>– Si vous avez une idée pour m’écrire une chanson, me dit-elle, je me ferai un plaisir de la chanter.</p>
<p>Je regrette de n’avoir pas su répondre à ce souhait car j’aimais beaucoup cette « Nana » !</p>
<p>À présent, toutes les radios diffusaient mon dernier disque<i>. Le Tord-Boyaux</i> était devenu un vrai tube. C’était la première fois que tout le monde chantait spontanément le refrain d’une de mes chansons dans les salles et dans la rue, où les gens en souriant me saluaient de plus en plus. Cela ne s’est depuis jamais arrêté. Le disque se vend toujours de mieux en mieux. Quand aurai-je le temps de terminer l’écriture du prochain ? Je ne retiens de la presse plutôt bonne en général concernant mon passage à Bobino que ce papier marrant de Roland Bacri dans <i>Le Canard enchaîné</i>, signé Le couplet-boy. Extrait : « Cette voix qui court les rues de Belleville, ces chansons drues, saines, drôles, qui ne se dressent pas sur leur argot que pour se marrer, mais non ! » Il ne put s’empêcher de terminer son dithyrambe par : « Je vous le disais bien que la chanson Perret un jour ! »</p>
<p>Dès le début de l’année 1964, je chantais partout. Dans les boîtes à Méjean, Le Zèbre à Carreaux, ici aussi juste avant les Frères Jacques. Je partis derechef en tournée dans toute la moitié nord de la France avec un jeune en train de monter en flèche, tout comme moi. Il s’appelait Adamo. Les agents qui faisaient la tournée, décidant que nous avions alors l’un comme l’autre une égale notoriété, nous proposèrent de faire une affiche avec nos noms imprimés d’égale grosseur. Nous fûmes d’accord. De plus, pour ne pas qu’il y ait de favoritisme, chacun terminerait en vedette un soir sur deux. Je trouvais, tout comme Adamo, cette idée amusante : « Banco ! » De fait, chacun, tous les soirs, faisait un gros succès et il n’y eut jamais entre nous l’ombre du moindre problème. Adamo était vraiment le garçon gentil dont il donnait l’image. De plus, il avait beaucoup de talent et, comme chacun sait, il fit une magnifique carrière internationale.</p>
<p>Au terme de la tournée, à peine eus-je le temps de rentrer embrasser ma famille que je dus repartir sur les routes avec un autre « tourneur » qui devint un ami, Gaby Granger. Je fis d’ailleurs par la suite avec lui encore bien des tournées – de casinos, entre autres – aux quatre coins de la France. Cependant, il était toujours désespérant pour moi de disposer de moins en moins de temps pour écrire des chansons. Je m’astreignis donc à essayer de le faire dans les loges de théâtre où j’arrivais toujours très tôt, dans les hôtels ou même dans le car de la tournée. Mais le calme de la Normandie et la concentration qui en découlait me manquaient et le résultat n’était pas probant. La tête d’affiche cette fois-ci était un groupe pop suédois, les Spotnicks. Leur musique électronique, d’un ton nouveau, leurs mélodies, étaient de qualité. Le reste du plateau ne comportait – tout comme les Spotnicks, d’ailleurs ! – que des artistes atomisés depuis longtemps dans les limbes de l’oubli : Claudine Coppin, Jimmy Rey, Luc Frinda, les Sunlights, les Célibataires (ils ont dû se marier depuis lors !). Nous voyagions tous ensemble et parfois ils reprenaient en chœur dans le car une chanson que je chantais dans mon tour <i>Non, tu serais trop contente</i>. Cette chanson, « affreux Jojo », choquait un peu les critiques mais cela amusait beaucoup le public.</p>
<p>J’oubliais… Le titre générique de ce « prestigieux » plateau : « Les Idoles 1964 », à l’évidence fortement inspiré des « Idoles internationales » de l’Olympia, encore toutes récentes. Le temps des « idoles » était arrivé. En effet, je croisais désormais, sur les plateaux de télé ou dans les radios, Johnny Hallyday, Claude François, Richard Anthony, Françoise Hardy, Jacques Dutronc bien sûr, et tant d’autres avec lesquels je devins naturellement copain. La distribution n’était pas la même mais le public et le succès étaient au rendez-vous. Je ne citerai qu’une critique qui me fit rire, dans <i>L’Est républicain</i> : « Notre jeunesse vous a ovationné. […] La qualité a eu raison de l’hystérie. »</p>
<p>La tournée achevée, je commençai enfin d’observer les temps de « pause écriture » que je m’étais imposés voici quelques semaines. J’écrivis dès mon retour en Normandie et, à chaque fois que cela m’était possible, l’après-midi à Gennevilliers. Ce travail finit par être payant – enfin ! – dans tous les sens du terme. Le fruit de ces tournées successives nous décida à acquérir une voiture solide, spacieuse et… sûre ! Nous achetâmes une Mercedes 190D d’occasion à un amateur de Citroën DS qui « voulait changer ».</p>
<p>Le système de suspension de la Mercedes étant bien différent de celui de la DS, le propriétaire, qui avait soixante-dix ans et le dos fragile, n’avait pu s’y habituer. Il l’avait revendue immédiatement et nous avions sauté sur l’occasion. Elle avait deux mille kilomètres au compteur (il n’avait fait qu’un aller-retour Paris-Nice !). Les sièges arrière étaient encore recouverts de plastique. Elle était quasiment neuve.</p>
<p>Pendant ce temps, les enfants grandissaient. Maria amenait les jumeaux à l’école et promenait tous les jours Julie dans son landau. Depuis quelque temps déjà, nous allions parfois le dimanche pique-niquer à la campagne, tous entassés dans la 4 CV (c’était juste avant la Mercedes !). Je songeais alors à acquérir une maison ou un terrain à bâtir à l’extérieur de Paris. Nous achetâmes un petit lopin de mille mètres carrés à Vauhallan, dans les Yvelines. Nous avions retrouvé à Paris ma tante Zoé, la sœur de papa. Elle vécut en arrivant rue Taitbout avec mon copain, un Catalan très bon guitariste, Georges Nomikos. Il écrivait des chansons et les faisait écouter dans les auditions à tous les gens susceptibles de l’engager. Il chantait au Lapin Agile, à Montmartre, et tant bien que mal parvenait à cachetonner aussi en d’autres lieux. Nous les aimions beaucoup tous deux. Nous allions tous à Vauhallan pique-niquer au gré de ma liberté et des dimanches ensoleillés. Emportant même des outils, nous bêchions, passions le râteau après avoir nettoyé la place délimitée où nous souhaitions implanter la maison de nos rêves. Mimi et Yves – qui, lui, dessinait déjà les plans – faisaient parfois partie de ces expéditions champêtres. Nous nous retrouvions tous au retour, le dimanche soir, chez Zoé et Georges à Gentilly où ils habitaient depuis peu. Nous dévorions alors de grosses pizzas, arrosées, selon les âges des gourmands, de Coca ou de beaujolais. Ces merveilleux souvenirs sont encore si nets dans ma mémoire !</p>
<p>Toutes nos démarches échouaient pourtant pour faire bâtir notre maison à Vauhallan. Au bout de six mois, la mairie, après décision du conseil municipal et sans même nous en aviser, nous avait piqué impunément une marge de près de un mètre sur toute la longueur du terrain. En en prenant autant au voisin d’en face, ils firent un chemin qui ne leur coûta pas un sou. Pratique on ne peut plus singulière. Nous protestâmes, en vain. Écœurés, nous revendîmes le terrain quelque temps plus tard. Ma femme chérie – en accord avec Ribet, qui lui laissait toute liberté pour cela – commença à prospecter à cinquante kilomètres autour de Paris. Elle y consacrait bien entendu tous ses samedis. Le nombre de « coquettes fermettes » à des prix faramineux qu’elle visita où les murs se lézardaient et où la toiture ressemblait à une passoire ne se comptaient plus. Un jour, elle était tellement furieuse du culot de l’agent immobilier qui lui faisait visiter une ruine baptisée « charmante gentilhommière » qu’elle le planta là. Sous la pluie, loin de tout, il dut faire cinq kilomètres à pied sur des chemins vicinaux avant de retrouver son agence. Quel métier !</p>
<p>– Le jour où cela vaudra le coup, je te préviendrai ! m’avait-elle dit. Nous irons la visiter ensemble.</p>
<p>Ce jour-là arriva ! Une ancienne ferme un peu retapée lui avait tapé dans l’œil en Seine-et-Marne. Les critères étaient tous réunis. À vingt mètres d’une route départementale, les champs à perte de vue bordaient la maison sur trois côtés.</p>
<p>– Nul voisin ne vous réveillera le matin, nous dit le propriétaire.</p>
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<tit>La Garde-Dieu – La Normandie… aussi !</tit>
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<p>Les dix-huit mille mètres carrés de terrain autour de nous permettraient même de planter des arbres fruitiers au milieu des pommiers centenaires, de cultiver un potager, des fleurs… Et même d’élever tous les animaux que nous voudrions.</p>
<p>C’était un jour de janvier. La prairie était sous la neige. La maison était d’un calme impressionnant pour quelqu’un qui habitait une HLM en banlieue parisienne. En passant le portail à deux battants en fer forgé, au premier regard sur la maison, nous nous regardâmes, ma femme et moi. Nous savions que c’était là. Nous n’ignorions pas qu’au moins un an de travaux serait nécessaire avant d’y habiter. L’amé-nagement allait durer largement dix fois plus ! Nous ne marchandâmes même pas, au grand étonnement du propriétaire, qui nous offrit – sans doute en compensation – les tommettes pour carreler la cuisine. Nous partîmes avec lui signer l’acte de propriété le jour même, à Fontainebleau, chez son notaire. Ainsi, nous venions d’acquérir la Garde-Dieu.</p>
<p>À présent, nous étions à nouveau sans le sou. Que dis-je, nous étions endettés jusqu’au cou ! Nous avions emprunté à papa – qui s’était endetté lui aussi pour nous – ainsi qu’aux copains. J’avais même quémandé une avance à la Sacem et à Léon Cabat sur l’édition de chansons nouvelles que je venais imprudemment (encore !) de signer chez Vogue en exclusivité. Les yeux dans les yeux, je promis à ma femme en sortant de l’étude que dans vingt ans tout serait remboursé ! Nous étions au début de l’année 1964. Les enfants, dès notre retour, étaient fous de joie. D’abord à la simple idée que nous allions avoir une maison à la campagne. Non seulement nous pourrions y amener avec nous notre chien Napo, mais, avais-je promis, je leur offrirais là-bas un poney, des moutons et tous les animaux qu’il leur plairait d’avoir.</p>
<p>Napo était un braque allemand de un an qui était avec nous dans notre HLM de Gennevilliers. Alors qu’il avait à peine deux mois, mon épouse était allée le chercher à Lyon chez mon copain Jacky Wuillermoz. Sa chienne, une très belle braque, venait d’avoir une portée. Pour situer Jacky, il possédait deux cabarets et un dancing à Lyon. Fou de mes chansons depuis <i>Moi, j’attends Adèle</i>, il m’avait demandé de me produire chez lui tous les ans et il était, depuis, devenu notre ami. De toute cette portée de chiots, ce fut Napo qui choisit lui-même Monette en sortant de son panier pour lui aboyer dessus. Avec tout l’espace dont il disposerait à Nangis, il nous rongerait – espérions-nous – moins de pieds de commode et de bonnetière qu’il ne l’avait fait à Gennevilliers. C’était de plus les premiers et seuls meubles que nous venions d’acheter aux puces à madame Buisson, au marché Paul-Bert de Saint-Ouen !</p>
<p>À partir du mois suivant, après avoir renoncé à Vauhallan, nous entreprîmes à Nangis avec les copains un vaste chantier de nettoyage. Nous tentâmes même d’emménager un minimum de pièces pour y dormir et y cuisiner. Il n’y avait cependant pas de chauffage ni d’eau courante. Nous utilisions celle des deux puits pour nous laver, cuire les légumes et tout récurer des sols aux plafonds. Seul le feu dans la cheminée qui tirait bien était censé chauffer la maison. Au bout de trois ou quatre heures de nettoyage, piquetage, ponçage, etc., transpirants et morts de faim, nous faisions le pique-nique sur des caisses d’oranges vides posées à même la terre battue. Nous espérions y habiter huit ou neuf mois plus tard pour que les jumeaux puissent y faire leur rentrée scolaire. Maria, sans problème, nous suivrait à Nangis. Les jumeaux allaient avoir bientôt sept ans. Julie, elle, avait alors un peu plus de un an. Tout comme Liselotte l’avait fait avec les jumeaux, l’été venant, Maria nous demanda d’emmener « la Néna » en Andalousie, dans sa famille. La totale confiance que nous lui faisions nous décida à les laisser partir toutes les deux en Espagne. Nous lui avions dit toutefois qu’il était dans notre intention d’aller opportunément prendre quel-ques jours de vacances nous aussi là-bas, l’été venu, dans le village de pêcheurs de Los Boliches, près de Fuengirola. Bien entendu, nous irions les voir dans son hameau andalou, situé non loin de là à Juzcar, dans la montagne.</p>
<p>En attendant ces jours bénits de vacances dont nous avions tant besoin, j’avais encore des tonnes de pain sur la planche. Nous étions alors en janvier 1964, après la tournée des Idoles puisque j’en faisais momentanément partie. Albert Raisner me proposa de participer à sa première émission télévisée « Âge tendre et tête de bois ». Il me demanda de chanter <i>Le Tord-Boyaux</i> devant le parterre de jeunes qu’il avait invités. Spontanément, ils se mirent tous à rire et à chanter le refrain avec moi. Ils me firent un triomphe.</p>
<p>Réaction de Guillaume Hannoteau, auteur et alors critique dans <i>Télé 7 Jours</i> : « J’ai détesté. Une horrible chanson entendue à “Âge tendre” dans laquelle on parlait d’un cuisinier trempant son panaris dans le potage. L’auteur de cette ineptie répugnante intitulée <i>Le Tord-Boyaux</i> devrait être condamné à une amende. »</p>
<p>Pourquoi pas fusillé ?</p>
<p>Réponse la semaine suivante d’un lecteur, monsieur Bouvet de Boulogne-sur-Seine : « Que dire de la chanson <i>Le Tord-Boyaux</i>, monsieur Hannoteau ? Il est parfaitement exact qu’elle est horrible, et même dégoûtante. C’est même ce qu’elle veut être. Mais elle ne mérite une amende que si elle est médiocre. Relisez<i> Une charogne</i> de Baudelaire, ou <i>Le Fumier</i> de Verhaeren ; ces deux poésies sont proposées au lecteur, sans qu’on l’invite à se boucher le nez ou les oreilles. Faudra-t-il instituer le “carré noir” pour gens délicats ? Le réalisme, justifié par l’ambiance, le sujet ou la fantaisie, n’est pas à exclure par principe à la télé. Sinon celle-ci, déjà si souvent ennuyeuse, deviendra formaliste, pudibonde et artificielle. Nous aimons Corneille et Racine, mais aussi Villon et Rabelais ; et si certains mets exigent des sauces fines et onctueuses, le gros sel gaulois convient parfaitement à d’autres tel le pot-au-feu. »</p>
<p>J’écrivais toujours en Normandie, dès que je pouvais m’y échapper. Avec le recul, des huit chansons que j’écrivis en 1963 et 1964 et que j’enregistrai en 1964, l’écriture de quatre d’entre elles me parut avoir plutôt tenu le coup : <i>La Tigresse</i>, <i>Trop contente</i>, <i>La Famille sauf moi</i> et <i>Noël avant terme</i>. Ces peintures d’univers et de personnages insolites avaient délibérément le ton provocant et irrespectueux de la « chose établie ». Cette hétérodoxie affichée ne me déplaisait pas vraiment. L’écriture des quatre autres en revanche me parut bâclée, sans exigence aucune et je ne pus que le déplorer. Ces canards boiteux étaient : <i>Bri-Bri</i>, <i>Mon père, ce satyre</i>, <i>Les Auverploms</i> et <i>Vous dont je suis fou</i> – qui est sans doute la moins « ratée » de ces dernières. Je me promis d’être plus vigilant à l’avenir. Ce constat me rendit une fois de plus furieux après moi.</p>
<p>Je pensais alors confusément que cette sorte de laxisme, cette manière de « tricher » avec l’écriture, était un danger potentiel qui ne pouvait avoir que de fâcheuses conséquences pour l’avenir. N’étais-je pas le premier à pester intérieurement et à crier au gâchis lorsque j’entends la chanson ratée d’un autre alors que son sujet est bon ? Que l’on aime ou pas mes chansons qui suivirent celles-ci – même s’il en est forcément de meilleures que d’autres –, je pense avoir été, après ce constat, bien plus exigeant, voire plus draconien avec la qualité de mon écriture. Je punaisai d’ailleurs le précepte de Georges résumé à ma façon et écrit de ma main à un mètre de mes yeux sur une poutre de colombage en Normandie : « Quand la chanson est finie, c’est là que le travail commence. »</p>
<p>Après l’Olympia, Bobino et La Tête de l’Art en 1964, Jacky Wuillermoz me demanda une fois de plus de venir chanter à Lyon dans son dancing Le Broadway, qu’il baptisait parfois « Music-hall » pour un soir. Clameurs de joie du public ! « Sous chaque phrase, en apparence d’une seule force comique, se cachent l’humour, l’esprit et, depuis Villon, la tradition est là, la poésie dans la farce. » C’est monsieur Curt qui l’écrivit dans <i>Le Progrès de Lyon</i>.</p>
<p>Au cours de cette année 1964 pour moi si agitée, en attendant de déménager – ce qui à présent était imminent –, je continuais d’écrire et de chanter tous les soirs. Je venais de terminer l’écriture de <i>La Corrida </i>et de <i>Pépé la jactance</i>. C’est, après <i>La Bérésina</i>, et <i>La Julie à Charlie</i>, la troisième chanson sans doute de facture entièrement argotique. Je ne les enregistrerais chez Vogue qu’en novembre 1965. Elles étaient déjà très bien accueillies par le public des boîtes. Il me tardait de les tester sur une grande scène. Georges Mathonet, le patron du théâtre L’Ancienne Belgique, le grand music-hall bruxellois, m’en donna l’occasion. Il me proposa de m’engager – après l’avoir déjà fait à deux reprises, en anglaise de Mick Micheyl, puis plus tard en américaine de Gréco –, cette fois-ci pour occuper la place de vedette, tout en haut de l’affiche. C’est la première fois qu’un directeur me demandait d’assumer cette responsabilité suprême dans un grand music-hall.</p>
<p>C’était ma copine Pia Colombo, la compagne de Maurice Fanon (on se souvient qu’ils se produisaient tous deux avec moi au Castellet), qui serait mon américaine. Serais-je à la hauteur pour assumer le poids d’un tel rôle ? Les vedettes habituelles qui défilaient sur ce plateau se nommaient Bécaud, Dalida, Brel ou encore Brassens. Nous verrions bien !</p>
<p>En attendant cette rentrée en Belgique, nous avions pris pour la première fois un mois de vacances en Espagne au mois d’août. Les jumeaux partirent, eux, dans le Sud-Ouest, non pas chez leurs grands-parents qui avaient des soucis de santé, mais pour s’immerger totalement dans la vie rurale non loin de Castelsarrasin, chez des braves paysans, amis de papa. Ils découvrirent, en attendant de le faire en Seine-et-Marne, les lapins, les poules, les œufs frais qu’ils ramassaient eux-mêmes, ainsi que les raisins, les abricots et les figues qu’ils cueillaient sur l’arbre. Ce furent là leurs premières « colos ». Ils en revinrent des souvenirs plein la tête. Maria était déjà partie, emmenant Julie avec elle, dans son <i>pueblo</i> de montagne. Nous avions été les voir comme promis.</p>
<p>Le voyage en voiture avait été long et harassant mais cela en valait la peine. Le « fameux » José Corral, que j’évoquerais plus tard dans <i>Tonton Cristobal</i>, nous loua une superbe villa au bord de la mer (impensable aujourd’hui sur la côte espagnole !). La baignade à outrance, la pêche sous-marine ainsi que le sommeil réparateur seraient l’essentiel du programme de ces vacances. Seule distraction : le marché du matin… que l’on cuisinerait le soir à tour de rôle avec nos copains Yves et Mimi.</p>
<p>Le deuxième jour, après une heure de voiture dans des lacets montagneux et une demi-heure de marche à pied sous un soleil de plomb – car la route jusqu’au village de Juzcar n’était pas carrossée ! –, nous arrivâmes exténués devant la maison du père de Maria. C’est lui, un placide sexagénaire au visage doux, qui tenait notre fille dans ses bras. Avec une petite cuillère, il lui faisait doucement ingurgiter ce qui ressemblait à du fromage blanc écrasé avec de la pulpe de raisins qui avait l’air de la régaler. Julie était éclatante de santé. Ses pommettes colorées lui faisaient un visage de pomme reinette. Ses yeux rieurs pétillèrent dès qu’elle nous vit et elle s’accrocha à nos cous.</p>
<p>– Si le pédiatre la voyait ! s’exclama Monette, qui avait fait mille recommandations à Maria à propos de l’« équilibre nutritionnel » à faire observer à notre bébé !</p>
<p>Nous repartîmes le soir même, le cœur un peu gros mais totalement rassurés. Au bout d’un mois, nous regagnâmes Paris dans une forme qui nous faisait défaut depuis des années. Nous nous promîmes de récidiver. Les jumeaux, eux, étaient revenus avec des mines superbes. Ils avaient découvert tant de choses étonnantes qu’ils s’empressèrent de nous les détailler par le menu.</p>
<bl v="1" />
<p>L’accueil du public belge fut chaleureux pour Pia comme pour moi. Celui de la critique, beaucoup moins pour ce qui me concerne.</p>
<p>Voici un aperçu du vitriol le plus pur dont m’abreuva le journaliste du journal <i>La Cité de Bruxelles </i>: « Pierre Perret, lui, nous l’avons gardé pour la bonne bouche : la bouche d’égout. Car ce garçon d’un abord sympathique se complaît dans un humour aux relents d’eau de vaisselle et de latrines. » Ce papier nauséabond conclut par : « Sa présence en vedette ne se justifie nullement. Elle a pour inconvénient de faire proscrire le spectacle dans son ensemble par ceux pour qui la TENUE MORALE d’un programme n’est pas un vain mot. » Il n’est pas douteux que dans mes chansons la « tenue morale » est plutôt souvent malmenée. Ces violentes réactions me peinaient sincèrement et je déplorais de n’avoir pas encore le détachement et l’impavidité salutaires en pareil cas.</p>
<p>Après le passage de Georges au théâtre de verdure à Nérac où j’étais allé un soir l’applaudir, un journaliste local avait pondu ce genre de prose, que je lui avais découpée dans le journal du lendemain. Ayant haussé les épaules après avoir lu le méchant papier du journaleux, Georges avait simplement dit :</p>
<p>– Rien à foutre, de ce gros con !</p>
<p>Je ne maîtrisais hélas pas encore cette philosophie. Je mettrais plusieurs années à m’aguerrir de ce venin distillé par certains « pisse-copies », souvent eux-mêmes auteurs de romans ou de chansons en mal de succès, qui soulageaient ainsi leur libido. De retour à Paris (que j’ai bien fait de prendre des vacances !), je repartis en concert avec Los Machucambos. Puis je chantai derechef au Don Camillo et à La Tête de l’Art. N’était-il pas imprudent d’avoir acquis cette maison dont nous rêvions tant ? En tout cas, le chemin de son remboursement serait long. Je percevais parfois quelque inquiétude dans les beaux yeux de ma douce femme qui bien sûr ne voulait rien montrer.</p>
<p>Il me venait à présent si souvent l’envie d’écrire que je mettais à profit le peu de temps que je pouvais glaner dans mon quotidien. J’avais pris un rythme de croisière en Normandie : j’avais dorénavant toujours trois ou quatre chansons en chantier. J’essayais, de plus, de passer le maximum de temps à Gennevilliers avec Monette et les enfants, qui, rentrés eux aussi, nous racontaient encore et toujours leurs vacances rurales qui les avaient tant marqués. Leur première journée d’école fut un événement majeur abondamment commenté lui aussi. J’écrivais, j’écrivais, encore et toujours, à Gennevilliers, des après-midi entiers en attendant qu’ils reviennent tous.</p>
<p>Chaque fois que cela était possible bien sûr, nous nous échappions jusqu’à La Garde-Dieu – le nom du lieu-dit de notre maison – à Nangis pour veiller à l’avancement des travaux d’électricité, de plomberie, de chauffage à installer, etc. Le cycle infernal des travaux avait commencé. (Il y a la matière à écrire un livre entier là-dessus !) Au fil de ces escapades, le labeur ne nous laissait pas de répit. La maison entière n’était qu’un vaste chantier. Il m’arrivait néanmoins, pour tester le tirage de la cheminée, de mitonner ratatouilles, fricassées de volailles ou cassoulets qui cuisaient doucement sur la braise jusqu’au soir pour régaler les courageux copains venus nous donner un coup de main. Nicole Croisille en faisait partie. Elle venait parfois nous aider tout en écoutant attentivement Europe 1 pour y guetter la diffusion de nos chansons. Heureux temps ! Bob Siné, à qui j’avais depuis longtemps promis « son » cassoulet, vint enfin un dimanche. Nous passâmes à table et notre ami salivait déjà devant ce plat dont la seule idée le faisait fantasmer depuis si longtemps. Après l’avoir goûté, il dit s’être délecté et ne pas avoir été déçu du voyage !</p>
<p>– Tu sais, lui dis-je, ta maison en Normandie est magique. J’y écris une semaine entière à chaque fois que cela m’est possible, et c’est très positif !</p>
<p>– Eh bien, écoute, tant mieux si tu as pu en profiter jusqu’ici. En revanche, j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer. Nous allons divorcer, Ninick et moi, et, pour faire le partage des biens, on va être obligés de la vendre.</p>
<p>Un instant, je restai cloué.</p>
<p>– C’est pas possible ! finis-je par articuler.</p>
<p>Nous les aimions bien tous les deux et nous étions navrés. Je regardai Monette, atterrée elle aussi par la nouvelle. Elle dit à Bob :</p>
<p>– On est désolés pour vous.</p>
<p>– C’est con, mais c’est la vie, conclut-il, fataliste.</p>
<p>Soudain, sans réfléchir plus longtemps, je dis à Bob :</p>
<p>– Je t’achète la maison !</p>
<p>Bob eut l’air franchement étonné. Monette me regarda, incrédule, la mine soudain défaite.</p>
<p>– Mais tu es fou ! parvint-elle à murmurer, totalement catastrophée. Nous sommes déjà endettés jusqu’au cou. Tu ne veux tout de même pas qu’on finisse tous en prison !</p>
<p>– Laisse-moi deux jours, dis-je à mon copain, le temps de réunir le blé, et nous irons signer chez le notaire. Au fait, dis-moi, combien tu souhaites la vendre ?</p>
<p>Il me dit un prix et Monette se ratatina encore un peu plus sur sa chaise.</p>
<p>– Ça ira, dis-je, c’est d’accord pour le prix.</p>
<p>– J’ai déjà un acquéreur, précisa Bob, mais je veux bien vous donner la priorité. Il me faut seulement être sûr.</p>
<p>– C’est sûr, lui affirmai-je, tu as ma parole !</p>
<p>– Mais bon sang, où vas-tu trouver l’argent ? enchaîna Monette, visiblement effondrée par cette décision si inattendue.</p>
<p>– Nous y arriverons, ne t’en fais pas !</p>
<p>Ma femme, totalement anéantie, semblait ne plus avoir la force d’essayer de me convaincre que nous courions au désastre.</p>
<p>– Il est quand même un peu secoué, finit-elle par articuler en s’adressant à Bob qui, lui, avait envie de se marrer.</p>
<p>Nous signâmes l’acte trois jours plus tard.</p>
<p>– Nous mettrons quelques années de plus à rembourser, dis-je tout en embrassant la femme de ma vie en sortant de chez le notaire.</p>
<p>J’avais de la peine de la voir si abattue. Malgré mon air qui se voulait rassurant, je m’éveillais parfois la nuit en sueur avec des cauchemars où les huissiers procédaient à l’inventaire de notre maison avant de nous en expulser.</p>
<p>J’avais tout de même réussi à emprunter un paquet d’argent à Léon Cabat. Il n’avait pas vraiment rechigné à consentir des avances sur mes futures royalties ainsi que sur mes futurs droits d’édition. La Sacem avait elle aussi consenti un prêt qui s’ajoutait au premier, sollicité quelques mois auparavant pour acquérir La Garde-Dieu. Enfin, tous les fonds de tiroir avaient été vidés, mais j’étais soulagé de n’avoir pas abandonné ce lieu providentiel au sein duquel ma création était si prolifique.</p>
<p>En septembre, nous déménagerions enfin pour quitter définitivement Gennevilliers. L’installation se ferait peu à peu. Les jumeaux entreraient à l’école mais cette fois-ci à Nangis. L’aller-retour pour se rendre tous les jours au bureau chez Ribet ne serait pas de tout repos pour Momone. Il faudrait bien faire avec.</p>
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<tit>Tête d’affiche !</tit>
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<p>En attendant septembre, je devais d’abord chanter en tête d’affiche pour la première fois à Bobino à Paris. Leny Escudero avait obtenu de Félix Vitry, le directeur, d’avoir son nom imprimé sur l’affiche en caractères aussi importants que ceux du mien. Selon la volonté du patron, c’est moi toutefois qui assumerais toute la deuxième partie, donc la vraie place de la vedette, que revendiquait pourtant haut et fort mon partenaire. Vitry avait tenu bon et avait fermement refusé. Comme l’on pouvait s’en douter, ambiance en coulisses ! Avec l’ami Adamo, dans le même cas de figure, cela s’était passé de manière tellement plus sympathique !</p>
<p>En tout cas, le succès était au rendez-vous et, durant ces quinze jours, la salle fut comble. A. Ransan, dans <i>L’Aurore, </i>affirma : « Ses chansons de style argotique ont une saveur et un fumet particuliers. C’est osé, salé, poivré, pimenté et ça n’est jamais ni grossier ni vulgaire parce que toujours d’une drôlerie piquante et d’un humour coloré, débordant de trouvailles cocasses, etc. Pierre Perret est une sorte de Villon des faubourgs. »</p>
<p>Les autres journaux distillaient un parfum semblable et cela me mettait le cœur en fête. Après cela, les petites tournées, les petits galas affluaient de plus en plus. Les tarifs de mes tours de chant allaient <i>crescendo</i>. La Mercedes m’emmenait d’un bout du pays à l’autre. Momone, lorsqu’elle le pouvait, venait avec moi et souvent me remplaçait au volant. La plus folle distance entre deux villes où je chantais fut parcourue en une nuit et un jour, entre Sallanches et Soustons. Du mont Blanc au Pays basque, nous avalâmes mille cinquante kilomètres. Le pire était que nous étions un 31 juillet. Je devais chanter en plein air, dans la cour pleine à craquer du couvent de Sallanches. Les bonnes sœurs qui, de leur chambre au premier étage, écoutaient et regardaient le spectacle fermaient précipitamment les volets lorsque les paroles des chansons devenaient scabreuses, ce qui faisait bien rire les spectateurs !</p>
<p>Nous prîmes la route à une heure du matin, sans avoir eu même le temps de manger un morceau. (Je ne dîne toujours qu’après mon tour de chant.) Je devais chanter le lendemain soir dans un programme, juste avant Marcel Amont aux arènes de Soustons, non loin d’Hossegor. C’est moi qui, en principe (si l’on arrivait !), devais terminer la première partie du spectacle, en américaine.</p>
<p>Nous décidâmes de nous relayer tous les deux ou trois cents kilomètres. Momone prit le volant au départ. Sans doute un peu fatigué par la route parcourue auparavant, la répé-tition, le récital, je m’assoupis. Au bout d’une demi-heure, je m’éveillai en sursaut :</p>
<p>– Où vas-tu ? dis-je à Monette. Ce n’est pas la route, poursuivis-je tout en me frottant les yeux. Il faut rebrousser chemin !</p>
<p>– Mais repose-toi, protesta-t-elle. D’abord, en pleine nuit, comment sais-tu que ce n’est pas la route ?</p>
<p>– Eh bien, je l’ai déjà sillonnée tant de fois. Je sais que ce n’est pas la bonne !</p>
<p>Au carrefour suivant, nous avons tourné bride. Effective-ment, à l’approche d’une déviation, elle avait hélas repris la route des Alpes, celle allant vers Sancellemoz… que je connaissais si bien ! Je repris le volant, puis, morts de faim, nous avalâmes un sandwich à Lyon et décidâmes – grossière erreur ! – de dormir trois heures dans un hôtel. Nous repartîmes à six heures du matin dans l’enfer des lacets traversant latéralement la France à travers un Massif central encombré de voitures et de caravanes d’aoûtiens. Nous roulâmes plus de quinze heures en nous relayant jusqu’à Soustons où nous arrivâmes à dix heures du soir aux arènes. Ma femme n’était pas fraîche et moi je sortis en lambeaux de la Mercedes stoppée au pied de la scène.</p>
<p>– Dépêchez-vous, dépêchez-vous, c’est à vous dans trois minutes ! me dit l’organisateur.</p>
<p>– Mais… il faut bien que je me change. Je ne vais pas chanter en jeans !</p>
<p>– Vous n’avez plus le temps !</p>
<p>– Il me faut au moins le temps d’accorder ma guitare…</p>
<p>Je n’ai jamais plus de ma vie réussi à accorder ma guitare en moins de trois minutes !</p>
<p>« Et voici celui que vous attendez tous, Pierre Perret ! » annonça le présentateur. Les rires du public ainsi que les « olé ! » engendrés par ma chanson <i>La Corrida</i> effacèrent d’un coup la fatigue des mille kilomètres. Durant plus d’une heure, je savourais intensément ces vibrations partagées avec les cinq mille spectateurs de l’arène. Oui, la fatigue s’était soudain envolée.</p>
<p>Les organisateurs avisés nous avaient réservé un souper d’amoureux dans une charmante, confortable et silencieuse auberge en pleine nature. Ces agapes de qualité furent les bienvenues car nous n’avions rien avalé depuis le sandwich lyonnais.</p>
<p>– Demain, soyez gentils de ne pas nous réveiller, avions-nous dit à l’aimable hôtelière.</p>
<p>Elle nous le promit en un sourire attendri. Nous dormîmes quinze heures d’affilée.</p>
<p>Devant l’accumulation des traites de fin de mois à acquitter, ma femme, en cette année 1965, était à peine rassurée par le fait que je travaillais encore plus que l’année précédente. Il était vrai que mes cachets, eux, avaient tout de même bien augmenté. En revanche, nos dettes, elles, ne s’amenuisaient pas beaucoup.</p>
<p>Je me produisais pourtant partout, de nouveau à La Tête de l’Art, ainsi qu’aux Concerts Pacra, boulevard Beaumarchais près de la Bastille. Je venais même de terminer de chanter à L’Ancienne Belgique à Bruxelles. En face de Pacra, le restaurant L’Enclos de Ninon devint ma cantine quotidienne. Les patrons, Bernard Gaillard et Kiki, son épouse, devinrent même les fidèles amis de toute une vie.</p>
<p>Dès que j’eus trois jours de libre, j’enregistrai un nouvel album avec entre autres des chansons comme <i>Mon petit amour</i>, <i>Pépé la jactance</i>, <i>La Corrida</i> ou encore <i>Le Plus Mauvais d’entre vous</i>, chanson que j’interprétai aussi à l’Olympia vers la fin de l’année dans un programme où Johnny se produisait en vedette. J’y tenais la place d’américaine et ce passage me valut des <i>satisfecit</i> inhabituels dans la presse parisienne ainsi qu’à Europe 1 dans la célèbre émission de Filipacchi « Salut les copains ! ». Johnny, que je connaissais déjà, s’avéra être un copain très agréable et nous nous amusâmes bien trois semaines durant. Les samedis, dimanches et même les lundis, nous étions cloués à l’Olympia toute la journée car les séances du week-end – matinée soirée – s’enchaînaient les unes après les autres ! Sur le ciment du sol des coulisses, nous tracions un quadrillage à la craie et mesurions notre adresse à l’aide de palets que nous faisions glisser au sol. Tous les copains qui venaient nous voir jouaient avec nous et nous passions ainsi les journées entre nos tours de chant de façon moins monotone.</p>
<p>Le soir de la dernière – où les artistes se font d’habitude des farces sur scène –, Johnny provoqua un énorme éclat de rire dans la salle en entrant imperturbable sur scène cependant que je chantais la fin du <i>Tord-Boyaux </i>: une toque de chef cuisinier sur la tête, sérieux comme un pape, tenant un grand plat ovale au creux duquel gisait un (faux !) chat crevé. Il me le présenta sans pouvoir retenir un énorme éclat de rire. Johnny déguisé en « Bruno », cela valait aussi son pesant de fous rires chez les spectateurs.</p>
<p>Un jour, la plume de mon stylo courait encore sur mon cahier quand Monette revint de chez Ribet. Je n’avais pas vu l’après-midi s’écouler tant mon imagination avait été fertile.</p>
<p>– Es-tu parvenu à écrire un peu ? me demanda-t-elle après m’avoir embrassé.</p>
<p>– Tiens, assieds-toi, lui dis-je, je vais te chanter des petits bouts de ce que j’ai pondu. Celle-ci, c’est <i>Gourance</i>, une chanson que j’ai en chantier depuis quelques semaines. Je viens de la terminer. Et puis une autre que j’ai commencée ce matin après mon bol de café. Mais celle-là, c’est une « déconnante », plutôt écrite pour faire marrer les copains dans les boîtes ! Je ne pense pas que je la chanterai jamais dans les grandes salles.</p>
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<i>Les Jolies Colonies de vacances</i></tit>
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<p>Je lui chantai <i>Gourance</i>. Elle aimait, me dit-elle, mais ne me paraissait pas follement emballée. Cette chanson pourtant me plaisait beaucoup et j’étais un peu déçu d’être le seul à en apprécier le récit imagé. Mais j’étais l’auteur. Ce dernier a-t-il le droit d’être content de lui ? La suite m’apprit à être plus circonspect.</p>
<p>– Fais-moi écouter l’autre.</p>
<p>Je lui chantai alors les deux premiers couplets et le refrain des <i>Jolies Colonies de vacances</i>. La voilà écroulée de rire.</p>
<p>– Voilà, lui dis-je en m’arrêtant là, c’est tout ce que j’ai fait aujourd’hui.</p>
<p>– Mais c’est extra ! Tu crois que tu pourras la terminer bientôt, celle-ci ? demanda-t-elle, enthousiasmée et à la fois inquiète de la suite hypothétique.</p>
<p>– Mais ça, ce n’est pas un problème, dis-je. Il y a tellement longtemps que j’y pense ! Je connais si bien le sujet que je peux très bien la terminer demain s’il le faut ! Et puis j’ai déjà la musique, tu as bien vu, elle m’est venue toute seule. Je l’ai écrite, comme cette première partie du texte d’ailleurs, dans l’après-midi !</p>
<p>– Tu crois vraiment que tu peux la finir ?</p>
<p>– Mais bien sûr, je te dis ! Je sais déjà tout ce que je vais y raconter dedans. J’ai le scénario dans la tête ! Tu auras ta chanson demain !</p>
<p>Le lendemain <i>Les Jolies Colonies de vacances</i> était achevée. Elle n’avait nécessité que deux après-midi d’écriture ! Ma femme, folle de joie, rit d’un bout à l’autre. Elle en fut la première auditrice. De toute ma vie, je n’ai jamais mis moins de temps à écrire une chanson.</p>
<p>Malgré une année certes bien remplie, mon « jour de gloire » n’était pourtant pas encore vraiment arrivé ! Ce n’est qu’au début de 1966 que j’enregistrai <i>Les Jolies Colonies de vacances</i> sur un super 45 tours. Les quatre chansons de ce disque, dont <i>Gourance</i>, allaient se vendre à des centaines de milliers d’exemplaires, devenus très vite des millions. Le phénomène qu’a été ce titre dans l’univers de la chanson fut totalement démesuré cette année-là. À Europe 1,<i> Les Colos</i> était alors diffusée au moins cinq ou six fois par jour. Pratiquement à chaque tranche horaire d’émission. Non seulement elle était constamment programmée mais elle était aussi plébiscitée de façon récurrente par les auditeurs.</p>
<p>La presse se déchaîna. Prenant le récit de ma chanson au pied de la lettre, <i>France-Soir, Le Figaro</i>, <i>Le Monde</i> pondirent des pages entières sur le sujet. Chacun demandait une enquête approfondie afin de savoir si réellement nos colonies de vacances étaient telles que je les présentais dans mon horrible chanson. Elle était à l’évidence entièrement prise au premier degré jusque dans les plus hautes instances. À Annecy, le jour de l’enregistrement d’une émission de télé que je devais faire avec Guy Lux, je reçus un télégramme avant d’entrer en scène : « Chanson stupide et odieuse. Deux mille enfants de Savoie en colonies à l’Ufoval vous interdisent une telle caricature des colonies. » Merci à l’Union des fédérations des œuvres de vacances laïques. Je me souviendrais de leur mise à l’index, ainsi que le titrait le journal <i>Le Monde</i>… mais, malgré tout, je chantai ma chanson dans l’émission de Guy Lux devant des millions de téléspectateurs.</p>
<p>Je reçus alors des montagnes de courriers de toute sorte. On jetait l’anathème sur le mauvais goût de cet auteur si vulgaire ou l’on portait au contraire son humour et ce ton nouveau au pinacle. Des parodies de la chanson fleurissaient, notamment dans <i>Le Canard enchaîné</i>, que tout ce vacarme avait l’air d’amuser. Quotidiennement, les colonnes des journaux posaient mille questions ou répercutaient celles de leurs lecteurs. Au « Journal de 13 heures », à Inter ou à Europe 1, je devais répondre aux mères de famille inquiètes de savoir si la vie en colo ressemblait vraiment à ce que je racontais dans ma chanson, auquel cas elles garderaient leur rejeton à la maison… D’autres, plus fatalistes, ne voulant pas annuler les vacances de leur enfant, demandaient si de l’eau oxygénée ou du Mercurochrome pouvaient suffire avec du sparadrap ! À l’approche de l’été, les pharmaciens dotés d’humour étaient écroulés de rire tous les jours face à ce type de demande ! Numéro un des ventes partout, j’étais bien évidemment en tête de tous les hits des radios. Guy Lux, que tout cela amusait énormément, me demandait (trop !) souvent d’être présent dans son émission télévisée. Chez Ribet, Monette ne parvint plus à répondre à toutes les demandes de galas me concernant.</p>
<p>C’était très bien ainsi, car Roland Ribet et son associé, Jean-Louis Marquet – alors ami et agent de Charles Aznavour –, me proposèrent de sillonner la France avec ce dernier. De retour d’Amérique, ce dernier souhaitait « reconquérir » le public français qu’il avait quelque peu délaissé depuis trois ou quatre ans.</p>
<p>– Vous pourrez être une « grosse » américaine pour Charles qui se réjouit de partir avec vous, me dit Ribet. C’est Gaby Granger qui va organiser la tournée. Nous pensons pouvoir vous faire chanter dans quarante-cinq villes. Êtes-vous partant ?</p>
<p>Qui aurait refusé pareille aubaine ? La France entière chantait <i>Les Colos</i> cet été-là. À la radio, sur les plages, dans les stades, dans les boîtes, partout. Pourquoi pas avec moi dans les théâtres ? Malheureusement pour nous, Monette ne pourrait pas m’accompagner dans cette tournée. En effet, Ribet, qui était aussi l’imprésario d’une chanteuse à peine connue en France – Marjorie Noël –, avait demandé à cette jeunette de dix-huit ans de partir au Japon où on la réclamait à cor et à cri pour une série de concerts et de shows télévisés. L’une des chansons de cette « gamine », dont l’histoire à l’eau de rose se déroulait dans un train, était numéro un là-bas. Son succès fracassant justifiait largement sa présence à Tokyo, expliqua Ribet à Monette. Ce dernier, n’ayant nulle envie de prendre l’avion qui le terrifiait, demanda à mon épouse d’accompagner la petite là-bas !</p>
<p>– Pourquoi pas ! répondit ma femme.</p>
<p>Ce qu’elle avait considéré sur le coup comme un gag l’amusait soudain beaucoup. Elle partit le cœur léger et gros à la fois qu’on ne soit pas ensemble ces prochaines semaines.</p>
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<i>Kolossal</i> tabac avec Charles</tit>
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<p>Charles et moi, nous écumâmes donc la France dans tous les sens en juillet et en août 1966.</p>
<p>Une réelle connivence s’établit très vite entre nous dès le départ de la tournée. C’était déjà un grand professionnel qui jaugea très vite les artistes de sa première partie à l’aune de leurs capacités. C’était là un vrai spectacle de music-hall qui était présenté au public. Équilibristes, contorsionnistes succédaient à Richard Marsan – un vieux copain de Charles –, imitateur-présentateur-chansonnier qui dès le début divertissait fort la salle. Richard s’était parfois produit au Port du Salut en même temps que moi, et c’était un type gentil et très drôle. La jeune et jolie chanteuse Claire Chevalier aussi bien que l’excellent et très sympathique chanteur-compositeur Robert Nyel recueillaient eux aussi de chaleureux bravos avant mon entrée en scène. C’est donc moi en tant qu’américaine qui terminais la première partie. Charles, lui, écoutait en coulisses, attentif à chacune de mes chansons dont il ne connaissait sûrement pas les deux tiers d’entre elles avant notre départ. Incertain sur le type de spectateurs auquel je serais confronté, je n’étais pas très rassuré lors du premier concert. J’avais tort. Le public, qui apparemment était venu aussi pour moi, me fit tous les soirs un vrai triomphe.</p>
<p>Voici, pour résumer l’accueil de ce public éclectique, l’extrait de la critique d’un journaliste de Carcassonne, deuxième ville où nous chantâmes après Nîmes. Le journal <i>La Montagne</i> titrait : « Charles Aznavour et Pierre Perret : Deux grands artistes en une seule soirée. Cinq mille spectateurs particulièrement gâtés hier soir au théâtre de verdure… Pierre Perret était sans aucun doute très attendu. Du <i>Tord-Boyaux</i> aux <i>Jolies Colonies de vacances</i>, il ne s’est guère écoulé plus de deux ans et l’on ne compte plus les succès de cet affreux Jojo terriblement sympathique et au talent confondant. C’est bien peu dire qu’il est le chanteur français le plus drôle ! Il est également le plus tendre et ce n’est pas un paradoxe ! Sa verve gaillarde n’est pas sans rappeler celle d’un autre grand de la chanson, d’un autre authentique poète, Georges Brassens. Hier, il n’a pas pu s’en aller sans être revenu chanter le<i> Tord-Boyaux</i> après <i>La Corrida</i>,<i> Gourance</i>, <i>Les Jolies Colonies de vacances</i> et bien d’autres tout aussi truculentes et savoureuses. »</p>
<p>Voilà <i>grosso modo</i> le type de critiques gouleyantes que je découvrais habituellement dans le journal local le lendemain de nos concerts en dégustant le petit déjeuner. L’élément nouveau dans ce genre d’article n’était pas – pour moi – les tresses de louanges qu’on m’y faisait, bien qu’elles fussent sans nul doute bien plus agréables à lire que les horreurs dont on m’abreuvait parfois. Non, ce qui était nouveau et surprenant pour moi, c’était désormais cette référence à Brassens, mais cette fois-ci dans le BON SENS DU TERME. Les comparaisons de cet acabit se multiplièrent à partir de cette année 1966. J’avais du mal à me convaincre que ce type de comparaison de plus en plus fréquent ait alors pu sérieusement défriser Georges.</p>
<p>Nous ne nous connaissions pas, Charles et moi, auparavant, mais très vite, et naturellement à sa demande, nous nous tutoyâmes. J’étais parti le premier jour, seul dans ma Mercedes toute récente, pour regagner Nîmes où nous devions nous produire le premier soir. « Le temps est splendide et les arènes seront bondées », m’avait dit Gaby Granger. Charles arriva et descendit de sa Rolls au pied de la scène. C’est là, sur le plateau, qu’il fit la balance, tous les tests d’usage, réglages de son des musiciens, etc. Pour moi qui n’avais pas de musiciens, je me contentais de tester le micro de la voix car je chantais toujours seul en m’accompagnant à la guitare. Nous fîmes vraiment connaissance ce jour-là, en attendant l’arrivée des premiers spectateurs. Charles, de qui l’intelligence du regard ne pouvait échapper à personne, était un être sensible et perspicace. Un imperceptible sourire amusé fleurissait à la commissure de ses lèvres quand un directeur zélé affichait par exemple une attitude par trop ostentatoire. Nous avions du mal à réprimer nos sourires de connivence si par hasard nos regards se croisaient à cet instant-là.</p>
<p>Dès le troisième jour de la tournée, Charles, n’ayant sans doute pas grand-chose à raconter à son chauffeur anglais, s’ennuya vite dans sa Rolls. Il me demanda s’il pouvait venir avec moi dans la Mercedes. Son chauffeur et la Rolls nous suivraient. Après tout, n’en avait-il pas été de même avec Roby, mon copain Platters ? Lui aussi, n’avait-il pas souhaité que tout au long de la tournée nous voyagions ensemble ?</p>
<p>Dès le lendemain, nous partîmes donc tous les deux dans ma voiture. Il fut vraiment un homme de bonne compagnie. Durant une cinquantaine d’étapes – de ville en ville –, nous évoquâmes bon nombre de nos confrères, tous ces gens du métier, que lui connaissait à l’évidence bien mieux que moi. Les bons, les vrais, les sournois, les radins, les jaloux, etc. Nous étions presque toujours d’accord sur nos jugements ainsi que sur nos <i>a priori.</i> Et nous rions souvent de ces travers inhérents à ce métier de cabots dont nous faisions partie, lui et moi.</p>
<p>Sans être un gros mangeur, Charles aimait la bonne chère. Il avait aussi une propension à apprécier les grands crus classés de Bordeaux, ce qui occasionna souvent de bien gourmandes haltes en des lieux auxquels le <i>Michelin</i> avait généralement consacré deux ou trois étoiles. C’est moi qui – encore une fois – fus prié de m’occuper de ce problème sérieux qu’était le choix de la table du lendemain. C’est ainsi que de chez Lameloise à Chagny en passant par Alain Chapel à Mionnay, Blanc à Vonnas, Boccuse, Pic à Valence, Darroze dans les Landes ou Dubern à Bordeaux, nous avions courageusement testé toutes ces divines tables, Charles et moi. Tous les jours, vers treize heures trente, notre principal souci était de sélectionner le vin qui conviendrait le mieux aux mets que nous avions choisis. Ce moment-là était pour moi un enchantement. Les noms des châteaux du Bordelais, dont bon nombre d’entre eux m’étaient encore inconnus, résonnaient à eux seuls en de poétiques évocations qui nous émoustillaient déjà les papilles : château ducru-beaucaillou, lynch-bages, beychevelle, haut-brion, pape-clément ! Impos-sible bien sûr de ne pas évoquer aussi les bourgognes, tels les sublimes clos-vougeot, vosne-romanée ou montrachet. Ce dernier escorta ce jour-là un rarissime et succulent omble chevalier. Il y eut aussi ce divin clos-des-mouches que nous dégustâmes chez Fernand Point, après un saint-marcellin d’anthologie. Ces plaisirs-là, bien que plus volatils, n’étaient-ils pas aussi savoureux qu’une bonne chanson ?</p>
<p>Mon ami nous offrit un jour chez Pic à Valence un hospice-de-beaune 1929 qui nous laissa sans voix (gênant pour des chanteurs !) après la première gorgée. Chacun avait sans doute conscience que ce moment rare ne pouvait être banalisé par un conventionnel : « Il est délicieux. » C’était là un vin exceptionnel, recélant des vertus insoupçonnées, que bien peu d’amateurs de grands crus ont eu la chance de pouvoir déguster un jour. Savoir faire, qui plus est, une intelligente et sensitive apologie de telles merveilles est une autre paire de manches. Ma curiosité pour l’œnologie naquit alors, au fil de ces singuliers et si raffinés repas.</p>
<p>Ayant abordé déjà à plusieurs reprises le problème de la création, puisque nous étions tous deux « créateurs », nous décidâmes d’un commun accord de consacrer tous les jours deux ou trois heures à l’écriture de nos chansons. C’est Charles qui le suggéra. Ce que nous fîmes. Après le déjeuner, chacun s’enfermait dans sa chambre en arrivant à l’hôtel et cogitait dans le calme, selon son humeur du moment. Du poète Gaston Couté, que nous évoquions parfois, jusqu’à García Lorca, en passant par Jean Moréas, Charles Cros, Neruda ou même Rémy Belleau ou Du Bellay, je dévorais alors la poésie de tous ces auteurs qui me fascinaient. Je sentais s’affirmer en moi un besoin d’éclectisme dans le choix de mes sujets de chansons. La tendresse sans mièvrerie, l’engagement sans démagogie et enfin l’extension sans limites de l’humour sous toutes ses formes ainsi que de la dérision semblaient s’imposer à moi de manière irrésistible. Les influences involontaires de certaines évocations fortes retenues au fil de mes découvertes poétiques me jouèrent un jour un mauvais tour. C’était fatal. Je m’en serais pourtant bien passé. D’autres amoureux de la poésie tels que mon ami Claude Villers ne manquèrent pas de souligner malicieusement que la fameuse image des « cuisses fuyant comme deux truites vives » n’était pas totalement originale dans ma chanson <i>Blanche</i>. C’était hélas vrai, García Lorca avait eu ce type d’évocation dans son poème <i>La Femme adultère</i> qui avait laissé une empreinte dans mon subconscient. Je fus vraiment navré de cet emprunt involontaire. Cela ne m’était pourtant pas coutumier et je ne buvais d’ordinaire que dans ma tasse.</p>
<p>Charles évoqua un jour une chanson – dont il fredonnait la musique de temps en temps – qu’il avait alors en chantier. Il s’agissait de <i>Emmenez-moi au bout de la terre</i>. Belle chanson dont il aboutit l’écriture durant cette tournée et qui eut par la suite le succès que l’on sait. À mon tour, venu un jour à bout de l’écriture de <i>Blanche</i>, je pris ma guitare et, à sa demande, la lui fis écouter dans la loge des arènes de Nîmes.</p>
<p>– C’est toi qui as écrit ça ? me dit-il d’un air un peu trop éberlué à mon goût.</p>
<p>– Eh bien oui, c’est moi ! Qui veux-tu que ce soit ?</p>
<p>Le ton de sa question frisant l’incrédulité m’avait désarçonné et même un peu vexé, je l’avoue.</p>
<p>– Tu sais, lui confirmai-je, c’est bien moi qui l’ai écrite, mais il n’est pas dit pour autant que je la chanterai !</p>
<p>– Et pourquoi donc ?</p>
<p>– Tu vois bien la tête que j’ai… Le public a quand même plus l’habitude de rire de mes chansons. J’aurais trop peur qu’il se foute de moi dans la salle en chantant celle-ci.</p>
<p>– Je t’annonce, mon grand, que c’est à toi de la chanter, cette chanson. Elle est d’abord pour toi ! Ensuite, tu la donneras « aux autres », s’ils te la demandent et si cela te fait plaisir. Mais c’est à toi de l’interpréter sur scène. Simplement avec ta guitare, comme tu viens de le faire à l’instant. Je te garantis, bonhomme, que le succès est assuré. Fais-moi confiance.</p>
<p>Il n’avait pas vraiment tort. Cela fait à présent plus de quarante ans que le public me réclame <i>Blanche</i> dans les salles.</p>
<bl v="1" />
<p>Tous les jours, avant de passer à table, Charles allait téléphoner à Ulla, la dame de son cœur, qu’il s’apprêtait à épouser.</p>
<p>– Alors ? lui dit un jour Jean-Louis Marquet, qui était venu nous rejoindre en tournée et déjeunait ce jour-là avec nous, elle va comment, aujourd’hui ?</p>
<p>– Elle va très bien ! C’est même la seule chose qu’elle parvient à me dire quand je l’appelle, dit-il mi-sérieux mi-enjoué. « Je vais bien. Je t’aime ! Je t’embrasse. À demain. »</p>
<p>Charles était aussi dingue que moi des antiquaires et des brocanteurs. Au moindre panneau, à la plus modeste enseigne qu’il repérait sur une route de campagne, il me disait :</p>
<p>– Tiens, il y en a un ici aussi. On s’arrête ?</p>
<p>Il collectionnait les sticks, les cannes. Nous repartions avec. Plus encombrant, il acheta un jour une vieille voiture-citerne de pompiers, une relique en cuivre qui pesait une tonne. Elle était très belle, mais il ne put bien sûr pas l’emporter. On la lui expédierait. Moi j’achetais de temps en temps une commode, une armoire, un secrétaire, pour notre maison.</p>
<p>Chez tous les marchands où nous allions, c’était vite l’effervescence dans le magasin. Dès que nous arrivions, le patron du lieu avait vite fait de sonner le tocsin. Dix minutes après, tout le village était là ! On partait dans les dédicaces… Tout cela avait l’air de beaucoup amuser Charles qui, d’un regard, me suppliait finalement de battre en retraite. En revanche, à la fin du spectacle, pendant les rappels, il grimpait dans la Rolls et Williams le ramenait à l’hôtel <i>illico</i>. Les journalistes, les ronds de jambe avec les organisateurs, les félicitations, les autographes, les disques à signer, il n’en avait cure. Il avait horreur de cela. <i>Bye-bye !</i> À demain, dodo. Apparemment heureux d’en avoir fini, il chantonnait d’ailleurs souvent en sortant de scène : <i>« Adiós muchachos compañeros de mi vida… »</i></p>
<p>Nous fûmes quasiment inséparables ces deux mois durant. Charles me fit découvrir le blé cuit à la vapeur, dégusté avec du yaourt… à l’ail ! Eh bien, malgré mon scepticisme, le plat de ses amis qui tenaient ce petit restaurant arménien était aussi délicieux qu’étonnant. Pour ne pas être en reste, en passant près de Cahors où nous nous produisîmes, nous fîmes une halte au hameau de L’Hospitalet. Les braves Marie et Sébastien Ausset – dont les parents avaient élevé mon grand-père paternel que je ne connus pas – mirent les petits plats dans les grands ce jour-là dans la ferme familiale de ce petit village. La rutilante Rolls qui n’occultait pourtant pas la simplicité de son propriétaire les impressionna beaucoup. La poule farcie des grands jours était succulente. Elle remplaça avantageusement les cailles au foie gras et autres délicieuses truffes sous la cendre que nous avions dégustées la veille au Chapon Fin de Brive.</p>
<p>Il me fallut bien de même présenter mon copain à maman et papa en passant par Castelsarrasin. Enchantés de connaître Charles, ils se firent une fête de venir nous applaudir à la Halle aux grains à Toulouse. Ils n’étaient pas peu fiers du succès que je remportai ce soir-là, en ce pays même où j’avais si souvent transpiré derrière mon pupitre de solfège au conservatoire.</p>
<p>En Provence, avant de nous produire à Aix, Charles m’invita à le suivre jusque chez son ami le poète André Salmon. Nous parlâmes de Tristan Corbière, d’Henri Michaux, d’André Rouveyre et… de Paul Léautaud avec ce chaleureux et modeste monsieur qui m’impressionna beaucoup.</p>
<p>Cette tournée glorieuse – l’une des plus mémorables de ma carrière, sans doute, avec celle des Platters ! – s’acheva. Charles s’évapora à l’horizon vers le studio où il s’apprêtait à enregistrer <i>Emmenez-moi au bout de la terre</i>, ainsi que celles qu’il avait écrites dans les chambres d’hôtel cependant que de mon côté je peaufinais <i>Blanche</i> et quelques autres.</p>
<p>Peu avant le terme de mon long périple, Monette revint, elle, de son voyage au Japon. L’accueil de sa protégée, la petite star française Marjorie Noël, avait été des plus surprenants et… des plus cocasses ! Le récit qu’elle me fit de leur arrivée à Tokyo ainsi que de leurs pérégrinations là-bas me plia en deux de rire. Une heure avant de se poser aux aurores dans la capitale japonaise, le principal souci de la petite Marjorie n’était autre que de se faire belle pour tous les médias qui allaient les accueillir au pied de l’avion. Monette redoutait qu’hélas il n’y eût que trois pelés et un tondu pour les recevoir et que la pauvrette – qui avait l’air de se faire tant d’illusions – ne fût bien déçue. Elle se garda bien cependant de lui faire part de ses craintes. Pourtant, à leur arrivée, plus de deux cents journalistes de presse et de radio les attendaient dans une salle réservée de l’aéroport. De même que pour un chef d’État, une conférence de presse était prévue devant les cinq ou six chaînes de télévision les plus importantes du Japon. Un représentant de la firme Sony, escorté d’un interprète, leur souhaita la bien-venue. Les questions à la petite star fusaient :</p>
<p>– Quel est votre musicien classique préféré ? lançaient les journalistes…</p>
<p>Terrifiée, la pauvre Marjorie, issue de famille modeste et dont la culture générale était plutôt mince, cherchait désespérément le regard de Monette qui, tout près d’elle, lui soufflait les réponses lorsqu’elle les avait !</p>
<p>Le supplice s’éternisa une bonne demi-heure. Quelle était sa confiture favorite le matin, le sport qu’elle pratiquait, quels philosophes l’avaient influencée ? Avait-elle un <i>boy friend</i> ? Était-elle pour ou contre le mariage ? Souhaitait-elle avoir des enfants ?… Bref, de la gelée de groseille à Spinoza, tout y passa !</p>
<p>Le petit Japonais délégué par la maison de disques conduisit nos deux héroïnes épuisées jusqu’au superbe hôtel moderne New Otani dans une rutilante limousine. La suite de cent mètres carrés attribuée à chacune d’elles sembla démesurée à mon économe et pragmatique épouse. En effet, deux immenses lits, deux télévisions, deux salles de bains et la demi-douzaine de placards qui meublaient chaque suite paraissaient largement superflus pour une seule personne. Toutes deux décidèrent à l’unisson de cohabiter dans une seule « chambrette » de ce royal palace. D’abord, elles se sentiraient « moins perdues et moins seules », disait Marjorie, et en plus elles feraient faire des économies à leurs hôtes. Elles suggérèrent par ailleurs à leur guide de demander à son boss si cet argent épargné ne pouvait plutôt leur être alloué pour le shopping qu’elles espéraient bien pouvoir faire avant de repartir en France. « Je vais en parler à mon P-DG », fut la réponse du petit Japonais impénétrable.</p>
<p>La gentillesse, la courtoisie et la prévenance de cet homme avaient époustouflé les deux petites Françaises.</p>
<p>– Voilà, leur dit-il en arrivant à l’hôtel. Vous êtes libres de vous installer comme vous l’entendez et nous vous souhaitons un bon repos ainsi qu’un bon séjour. Nous viendrons vous chercher ici même à quatre heures et demie demain matin dans le hall de l’hôtel. Mademoiselle Marjorie devra être maquillée et prête à tourner dans le plus grand show télévisé du Japon. Il se déroulera en direct entre six et sept heures du matin devant cinq mille personnes sur la scène du grand magasin X <i>(l’équivalent des Galeries Lafayette)</i>. Vous serez admirée, mademoiselle, par des millions de téléspectateurs qui sont vos fans. Vous aurez ensuite le temps de prendre un copieux petit déjeuner au terme duquel, à neuf heures précises, le P-DG en personne se fera un plaisir de vous recevoir dans son bureau. C’est lui-même – enfin, son secrétaire – qui vous informera de la suite de votre programme, qui s’avère « assez » chargé. En attendant, reposez-vous bien.</p>
<p>Le lendemain à six heures du matin, plus de cinq mille spectateurs déchaînés par la chanson de Marjorie chantaient son tube en chœur avec elle dans cet immense magasin. Il y avait assurément des millions de gens qui le fredonnaient aussi chez eux, avec elle, car c’était le matin que la télévision au Japon était la plus regardée. Marjorie avait répété une heure auparavant avec un orchestre de quarante musiciens. Elle avait donc chanté en <i>live</i> et sans faute, ce qui avait impressionné tout le monde. Elle fit un triomphe qui l’irradiait de bonheur. Le Japon commençait à bien plaire à ces dames.</p>
<p>Après l’émission, c’est à neuf heures exactement qu’elles furent reçues par le P-DG en personne. Au fond d’une pièce de cent mètres carrés, derrière un immense bureau ultra-moderne se tenait le petit Japonais aussi impénétrable qu’il l’avait été la veille. Car c’était bien lui-même qui était censé en référer à son P-DG ! Pas le moindre sourire de sa part ne ponctua l’ahurissement des deux jeunes femmes quand elles le reconnurent. Il n’avait pas l’air mécontent tout de même quand le traducteur lui répéta ce que Monette avait lâché spontanément :</p>
<p>– Il nous a bien eues !</p>
<p>La suite du programme – corroborant ce qui leur avait été annoncé la veille – était effectivement très chargée. Durant une semaine, la courageuse Marjorie posa pour des centaines de photos destinées aux magazines. Les radios, les télés, les interviews pour la presse ne lui laissèrent aucun répit. Elle suivait docilement les conseils de Monette qui, de son côté, devait déployer des trésors de diplomatie afin de ne blesser personne (les Japonais sont plutôt susceptibles !). Bref, elle tentait de gérer au mieux ce conte de fées que vivait Marjorie, et qui serait sans aucun doute le plus beau souvenir de sa vie.</p>
<p>Le petit Japonais impavide et néanmoins grand P-DG de la firme Sony-Japon leur alloua non seulement cinq cents dollars quotidiennement pour leurs emplettes, mais les couvrit également de cadeaux avant de repartir à Paris. De somptueuses tuniques en soie, un petit téléviseur portable (les tout premiers, en 1966 !), des colliers d’authentiques perles du Japon gonflaient leurs valises en repartant. Déci-dément, les Japonais avaient un sens aigu de l’hospitalité.</p>
<p>Le seul bémol qui vint ternir ce voyage fut une crise soudaine de claustrophobie que cette pauvre Monette ressentit violemment dans le Boeing quelques minutes avant le décollage du retour. Ne parlant pas un traître mot d’anglais et encore moins de japonais, elle déboucla tout à coup sa ceinture de sécurité en se mettant à hurler, écartant ses bras en faisant « vroum vroum ! » devant le steward ahuri :</p>
<p>– Avion <i>no good</i>, moi pas partir, moi pas mourir !</p>
<p>Ils se mirent à deux pour l’apaiser et lui firent absorber un calmant qui eut raison de sa peur panique.</p>
<p>En revanche, sans doute par ricochet, une effroyable trouille s’était emparée des passagers. Maîtrisant l’affolement dans lequel la terreur de mon épouse les avait plongés, ils se ruèrent tous néanmoins sur le sachet de papier placé devant leur siège. Chacun y déversa en fusées saccadées le copieux breakfast qu’il avait absorbé avant de partir de chez lui.</p>
<p>L’avion décolla évidemment en retard. Les hôtesses et les stewards transpirèrent beaucoup mais, pour clore l’incident et en guise de bienvenue, une coupe de champagne fit retrouver le sourire à tout le monde.</p>
<p>Après la formidable explosion des <i>Jolies Colonies de vacances</i>, la gloire, à présent, n’était plus à portée de ma main, elle était bel et bien là. J’en pris désormais la mesure en même temps que totalement conscience… dans la rue. La télévision, qui prenait alors une importance colossale dans chaque foyer, contribua en grande partie à cette popularité qui me tombait soudainement dessus. D’Albert Raisner à Guy Lux en passant par Danièle Gilbert ou même bien plus tard Dorothée sur « Récré A2 », tous ces animateurs de télévision m’invitaient régulièrement dans leur émission. Les gardiens du temple du bon goût, cependant, tels les Carpentier (qui s’en excuseront publiquement trente ans plus tard !) ou Jacques Chancel, avaient décidé de m’ignorer. Cela n’entama en rien la ferveur du public pour mes chansons.</p>
<p>Paradoxalement, ce fut surtout par les « amis » en charge d’une programmation d’émission de télé que je fus le plus déçu. Non directement, car je n’ai jamais rien demandé à personne. Mais lorsque Guy Béart se garda bien de m’inviter dans son show « Bienvenue », j’avoue en avoir été naïvement surpris. Pourtant, n’avait-il pas harcelé Monette des mois durant pour qu’elle le conseille et passe un temps fou à l’aider à monter son édition musicale ? Et sans jamais lui dire un merci ni seulement lui envoyer le moindre bouquet de violettes ! En guise de remerciement, il avait dit : « Je suis désolé, je n’ai plus de place pour programmer ton mari dans une “Bienvenue”. »</p>
<p>– Tu ne veux pas prendre Pierre en tant qu’invité principal de ton émission, mais Bobino sera plein tout de même, lui avait-elle dit. <i>(J’étais en pleine promotion avant de chanter, un mois durant, dans ce théâtre.)</i></p>
<p>– De toute façon, lui avait répondu Guy, au bord de la jubilation, ne te fais pas d’illusions, il ne remplira jamais Bobino pendant un mois.</p>
<p>– Tu paries ? lui avait dit Monette. Une caisse de dom pérignon !</p>
<p>– OK, je parie ! Mais tu as perdu d’avance, avait rétorqué Guy, sûr de lui.</p>
<p>Sans doute intrigué et agacé par la presse unanime qui saluait mon triomphe, la mort dans l’âme, il finit par demander une place à Monette :</p>
<p>– Tout est vendu jusqu’au dernier jour, ne fut-elle pas mécontente de lui répondre. Il ne reste même plus un strapontin !</p>
<p>Fou de rage, il dut se contenter d’une place debout au fond du poulailler. Durant les rappels de fin, il partit sans demander son reste. Il n’envoya jamais non plus le dom pérignon à Monette. Sa rancune l’emporta sur l’élégance. Je participai finalement – bien malgré lui – à son émission, où mon ami Frédéric Dard m’avait invité (imposé ?!). J’y chantai entre autres <i>Le Tord-Boyaux</i> et <i>Blanche</i>. Pour l’anecdote, Béart me fit part un jour de son intention d’enregistrer cette dernière sur un album – on se demande pourquoi – mais en supprimant toutefois, vers la fin de ma chanson, le premier de ces deux vers :</p>
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<i>J’ai chevauché ainsi ma plus belle pouliche</i></verslg>
<verslg>
<i>Alors que je traînais mon ennui dans Paris</i></verslg>
</stroplg>
<p>Ce à quoi je lui avais répondu :</p>
<p>– Tu sais, Guy, si tu veux enregistrer <i>Blanche</i>, tu la prendras comme elle est ou tu la laisseras, mais tu ne changeras rien à la morphologie de cette mignonne.</p>
<p>Mon autre « copain » Sacha Distel s’empressa lui aussi d’éconduire gentiment l’attachée de presse qui lui proposait de me recevoir dans son émission « Sacha-Show ».</p>
<p>Mon copain Salvador, qui du reste m’aimait bien, oublia de me convier dans l’une de ses émissions « Salves d’Or » dans lesquelles, pourtant, il invitait tous les artistes ! Mes chansons décidément en dérangeaient beaucoup.</p>
<p>Denise Glaser, en revanche, en m’invitant, rendit hommage à <i>Blanche</i> dans son fameux « Discorama » si prisé par un public disons « élitiste ».</p>
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<tit>La « vengeance » !</tit>
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<p>La vengeance procure-t-elle le bonheur ? Que répondre à cette question qui pourrait être un sujet de dissertation au bac ? Je dirais pour ma part : il faut penser que oui, tout au moins dans certains cas. La mine illuminée de Monette-Rebecca irradiant de jubilation était là pour en témoigner par une belle journée de printemps parisien. La vengeance est un sentiment qui m’est personnellement plutôt étranger. J’avoue pourtant que la manière d’exulter de celui qui prend une légitime revanche sur son ennemi ne me laisse guère indifférent. Il m’arrive même d’éprouver quelque chose qui ressemble à du plaisir à la contemplation de cet innocent spectacle. Pour moi, ce jour-là, il fut largement aussi embarrassant que jubilatoire. Il me faut, pour justifier ce préambule qui peut paraître nébuleux, en expliquer les événements qui en amont suscitèrent cette fameuse vengeance inattendue.</p>
<p>C’est au cours de cette année 1966, l’année des <i>Colos</i>, que mon contrat chez Vogue allait prendre fin. Léon Cabat s’y préparait. Il savait que le nouveau comporterait des exigences et surtout une revalorisation des pourcentages ridicules (cinq pour cent sur les ventes en gros !) qu’il m’avait attribués trois ans auparavant. Sans compter les éditions de mes chansons, sur lesquelles il percevait cinquante pour cent de mes droits d’auteur. Mais avais-je le choix lorsque j’avais signé chez lui ? Je dois reconnaître que j’en étais au contraire bien heureux. Et cela bien sûr grâce à Lucien.</p>
<p>La situation avait cependant considérablement changé. D’autres maisons, Philips, Pathé, etc., ne me faisaient-elles pas aujourd’hui les yeux doux ? Elles n’étaient pas les seules, bien entendu. La proposition qui fit sauter au plafond le cœur de Rebecca fut incontestablement celle de ce prince du show-biz et roi du Tout-Paris à la fois, j’ai nommé, on l’a deviné, Eddie Barclay lui-même.</p>
<p>Eddie : le retour ! C’est Rebecca qui avait répondu au téléphone à la secrétaire du patron. Il souhaitait nous rencontrer, afin de renouer de bonnes relations avec nous, expliqua la mignonne.</p>
<p>– Monsieur Barclay souhaite tellement vous rencontrer afin de dissiper définitivement le malencontreux malentendu qui vous a éloignés de cette maison.</p>
<p>– Dites à votre patron de m’appeler lui-même.</p>
<p>Ce fut la réponse de Rebecca à la pateline secrétaire.</p>
<p>– Tu as compris de qui il s’agissait ? me demanda mon épouse, après avoir raccroché.</p>
<p>– Non, pas vraiment !</p>
<p>– C’est Barclay !</p>
<p>– Non !</p>
<p>– Il t’adore, tout d’un coup ! Il vient de te découvrir…</p>
<p>– Mais attends… Tu ne souhaites tout de même pas qu’il nous rappelle vraiment ?</p>
<p>– Écoute, fais-moi plaisir. Laisse-moi prendre un rendez-vous avec lui. Je te promets qu’on va bien s’amuser… et que tu ne risques absolument pas de te retrouver de nouveau dans sa maison, crut-elle bon d’ajouter en riant.</p>
<p>Je n’ai – presque – jamais su résister aux arguments de Rebecca. En tout cas pas cette fois-là ! Barclay – évidemment – téléphona lui-même dans les minutes qui suivirent.</p>
<p>– Ma chère Simone <i>(il en était resté à ce prénom des tout débuts dans sa maison)</i>, il faut chasser ces nuages noirs qui ont éclipsé quelque temps notre amitié. Il faut que Pierre retrouve SA maison. Il est ici chez lui, il le sait. Il peut revenir quand il veut. Tout le monde l’attend les bras ouverts. Peut-on procéder tous les deux à des discussions préliminaires afin de déterminer les conditions d’un nouveau contrat ? Nous sommes en mesure de faire face à vos exigences. Nous pourrions en discuter ensemble ici à Neuilly avant de concrétiser tout cela, mettons le lendemain, avec Pierre devant un bon déjeuner à La Cascade par exemple ? Devant une bonne bouteille de bordeaux comme il les aime ? Ça ne serait pas une bonne idée ?</p>
<p>Ce que fit alors ma femme pourrait sans doute être qualifié de culotté, d’inconscient, de sadique. En tout cas, ce qu’elle fit était sacrément gonflé ! Bien sûr, elle attendait depuis trois ans le délicieux moment de se venger. La manière dont elle s’y prit, dont elle m’y impliqua, me stupéfia tout de même. Elle fut bien entendu souriante et affable lorsque Eddie la reçut le lendemain en tête à tête dans son bureau avenue de Neuilly. Espérait-il lui faire oublier que c’était là même, trois ans auparavant, que, après son comportement méprisant, son mari avait décidé de tout laisser tomber avant d’aller à Europe 1 annoncer sa décision à Lucien Morisse ?</p>
<p>Les préliminaires à un nouveau contrat se déroulèrent sans la moindre anicroche. Barclay était prêt à signer sans <i>a priori</i> des royalties magistrales sur les futures ventes de mes disques. Sans compter la prime colossale de renouvellement de contrat qu’il proposa spontanément à Rebecca.</p>
<p>– Non, lui dit-elle catégoriquement, je crains que ce ne soit pas suffisant. Vous savez, avait-elle argumenté, je veux de bien plus grosses garanties pour Pierre. Je n’ai qu’une confiance limitée en l’avenir de son métier. Nous avons repéré un bar à Paris qui s’appelle Le Calypso. Nous avons décidé de l’acheter pour ne pas nous trouver démunis si un jour ça ne marchait plus pour lui.</p>
<p>– Mais je comprends très bien, dit ce gros bêta, qui ne se rendait même pas compte qu’avec sa lourde allusion au Calypso, qu’il m’avait proposé de lancer avec lui, Simone se foutait de lui dans les grandes largeurs. Combien voulez-vous donc ?</p>
<p>– Le double.</p>
<p>Il accepta.</p>
<p>– Nous sommes si tristes d’avoir perdu Pierre que pour nous son retour n’a pas de prix.</p>
<p>Voilà ce qu’il ajouta avec des trémolos dans la voix. Le rendez-vous fut pris par sa secrétaire pour le lendemain au bois de Boulogne au restaurant La Cascade. Nous devions y déjeuner et… signer le contrat de trois ans, avec une petite fortune à la clé.</p>
<p>Le lendemain – je n’ai jamais été autant mal à l’aise de ma vie –, nous arrivâmes vers treize heures à La Cascade. Eddie s’avançait vers nous, souriant, les bras ouverts. À un mètre derrière lui, le directeur général des disques Barclay, son directeur artistique, le financier – une valise à la main ! – et l’avocat de la maison, s’approchaient, eux aussi tout souriants. Rebecca fit halte de la main en s’adressant à Eddie. Désignant les quatre compères, elle dit :</p>
<p>– Ces messieurs ne déjeunent pas avec nous, bien entendu ?</p>
<p>– Heu… Cela n’est pas obligatoire effectivement, répondit Eddie qui avait ravalé son sourire.</p>
<p>Je ne savais plus où me mettre. Les mousquetaires du roi, le bras encore tendu pour nous serrer la main, le laissèrent piteusement retomber et s’éclipsèrent sans demander leur reste. Ils cédèrent la place à quelqu’un qui s’approchait de nous en souriant.</p>
<p>– Je vous présente mon amie Liza Minnelli, nous précisa fièrement Eddie au cas où nous n’aurions pas reconnu la demoiselle. Sans doute pourrions-nous la prier de se joindre à nous, si cela ne vous dérange pas, ajouta-t-il, dans ses petits souliers.</p>
<p>C’est bien sûr chaleureusement que nous l’avons accueillie à notre table. Elle était de passage à Paris et évoqua discrètement un film qu’elle s’apprêtait à tourner. Le déjeuner fut on ne peut plus charmant. Quant à moi, j’étais intérieurement tendu comme une corde à violon. Rebecca, elle, avait un sourire éblouissant.</p>
<p>– Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de ces retrouvailles, mon cher Pierre, m’assura Eddie en dégustant son café au terme du succulent déjeuner.</p>
<p>C’est à l’instant même où il extirpait le contrat d’une serviette en cuir Hermès que Rebecca dit :</p>
<p>– Oh ! je suis désolée, Eddie, mais j’ai complètement oublié que j’avais un rendez-vous chez mon coiffeur ! J’ai déjà une demi-heure de retard ! Vous ne m’en voulez pas, j’espère ? ajouta-t-elle en quittant la table.</p>
<p>– Mais… mais, balbutia Eddie cueilli à froid. C’est que je pensais bien signer avec vous aujourd’hui…</p>
<p>– Mais ce n’est que partie remise, le rassura Rebecca en riant, Pierre est encore là durant une semaine avant de repartir sur les routes. On se téléphone ?</p>
<p>– Eh bien d’accord, on se téléphone, admit Eddie, visiblement effondré.</p>
<p>C’est ainsi que, le lendemain, lorsqu’il téléphona pour venir aux nouvelles, Rebecca lui dit d’un ton enjoué :</p>
<p>– Vous savez Eddie, finalement, on a bien réfléchi, Pierre et moi. Il lui sera impossible de signer ce contrat avec vous parce que vraiment vous portez trop la poisse !</p>
</dev>
</chap>
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<tit>La censure</tit>
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<p>Chez Roland Ribet, Monette recevait à présent pour moi des propositions de contrats qui affluaient des quatre coins de France. Les tarifs de mes tours de chant firent évidemment un sacré bond en avant. En attendant la suite prometteuse, nous avions prudemment prévu, elle et moi, de partir en vacances du 25 août au 20 septembre, à nouveau en Espagne dans « notre » petit village de pêcheurs, Los Boliches. Nous y amenâmes cette fois-ci toute la famille. Des journées entières, nous nous baignions, Monette et moi, avec les enfants, n’interrompant nos clapotis que pour mitonner quelques cabris ou cochons de lait au four, qui régalaient tout le monde le soir au dîner. Cet idyllique séjour tout en baignades, lecture et <i>farniente</i> fut interrompu au bout d’une vingtaine de jours par un télégramme de Guy Lux. « Impéra-tivement besoin de toi. Tu es numéro un partout. Impossible d’envisager un “Palmarès” à la rentrée sans toi. T’attendons dans trois jours au studio. » Heureux de cette bonne nouvelle mais furieux de devoir avancer notre retour, je dis à Monette :</p>
<p>– Qu’ils aillent se faire cuire un œuf !</p>
<p>– Tu sais, observa-t-elle plus raisonnablement, c’est une grosse émission. Tu es numéro un dans tous les hit-parades, on ne perdra que quatre ou cinq jours de vacances, cela vaut tout de même la peine de réfléchir, non ?</p>
<p>Nous rentrâmes. Durant la répétition de l’émission, Guy me remercia chaleureusement d’être revenu spécialement. Il me paraissait cependant préoccupé.</p>
<p>– Il y a quelque chose qui ne va pas ?</p>
<p>– Eh bien… heu… c’est Contamine qui nous cherche des poux <i>(le directeur d’Antenne 2 à l’époque)</i>. Ça coince avec ta chanson. Il veut bien que tu la chantes à l’émission, mais sous certaines conditions.</p>
<p>– Mais, que veut-il au juste ?</p>
<p>– Eh bien, heu… tu sais, dans le deuxième ou troisième couplet quand tu parles du « pipi dans le lavabo » par exemple…</p>
<p>– Et alors ?</p>
<p>– Eh bien, quand tu arrives à ce passage, au lieu de chanter ces paroles, il aimerait mieux que tu tousses…</p>
<p>– Quoi ??</p>
<p>– Oui, bon, c’est pas malin ! Mais qu’est-ce que ça peut te faire après tout ? Tu t’en fous, toi. Il veut juste que tu tousses pour éclipser le mot « pipi ».</p>
<p>– Mais c’est pas vrai ! Mais il est con, ce type ? Allez, va ! Tu me charries, c’est un gag ou quoi ? C’est vraiment sérieux, ce que tu me dis là ?</p>
<p>– J’ai bien peur que oui ! De plus, autant te le dire aussi dans la foulée, à la fin de ta chanson, quand tu dis que « les grandes filles vont à Tanger, dans d’autres colonies de vacances », il aimerait mieux que, au lieu de Tanger, tu dises Vierzon par exemple…</p>
<p>Je n’en croyais pas mes oreilles ! Je dis à Guy :</p>
<p>– Dis-lui d’aller se faire foutre !</p>
<p>Monette, qui venait d’assister à notre conversation, dit soudain à Guy :</p>
<p>– Il est où, ce Contamine ? J’aimerais bien lui parler.</p>
<p>– Tiens, ma cocotte, je te donne son téléphone. Mais, si tu parviens à le joindre, ce qui n’est pas évident, tu auras du mal à le convaincre, crois-moi !</p>
<p>Après avoir été baladée de secrétaires en assistants, Monette, en pleine répétition, finit par avoir Contamine au bout du fil. Il persistait dans sa décision. « La “morâââle” n’est-ce pas, chère madâââme… » Ma douce femme protesta, dit que c’était injuste, qu’ils connaissaient cette chanson avant, que c’est malhonnête, bref elle parlementa et finit par s’énerver. Il faut bien l’avouer, cela n’arrangea pas vraiment les choses.</p>
<p>– Ne le prenez pas sur ce ton, ma petite dame, dit cet humoriste involontaire, car si d’aventure ce soir votre mari chante tout de même sa chanson dans « sa » version non expurgée, il sera interdit de télévision pendant six mois.</p>
<p>J’ai évidemment chanté ma chanson le soir en direct sans en modifier la moindre syllabe. J’avais même demandé à mon copain le réalisateur Georges Barrier de me cadrer en gros plan précisément sur les passages incriminés. Georges se délecta évidemment de le faire, tellement lui aussi jugeait débile l’exigence de Contamine. Je fus effectivement interdit de télé six mois durant. Cette sanction, largement commentée dans toute la presse, eut pour effet de décupler les ventes de mon disque. De Michèle Arnaud – la chanteuse animatrice de télé – à Guy Lux, tous les producteurs d’émissions me proposèrent au bout d’un semestre de faire mon retour à la télé. Je jugeai bon à ce moment-là de les punir à mon tour. Je refusai six mois durant de participer à la moindre émission sur cette chaîne. Est-il utile de préciser que je reçus dans la foulée un courrier dément ! De dithyrambiques papiers prenaient ma défense, de <i>Match</i> à <i>Télé 7 Jours</i> en passant par <i>Rock and Folk</i> (mais oui !). La maison Dior ne me demanda-t-elle pas de venir chanter mes <i>Colos</i> avec leurs cousettes et leurs petites mains le jour de la fête des catherinettes ? Détail amusant, au milieu de cette foultitude de souvenirs à propos de cette chanson, Roland Dhordain, alors patron de France-Inter, reçut un jour un coup de téléphone de madame de Gaulle, dite « Tante Yvonne », l’épouse du général.</p>
<p>– Je vous saurais gré personnellement, monsieur le directeur, de retirer ces <i>Jolies colonies de vacances</i> de votre programmation. NOUS considérons en effet que cette chanson est LA HONTE DE LA FRANCE.</p>
<p>– Bien, madame, j’en prends note, répondit Roland.</p>
<p>Et il continua de laisser diffuser sur la chaîne <i>Les Colos</i> comme si de rien n’était. Encore bravo, Roland. Le vent de la liberté soufflait alors sur cette chaîne. Grâce à toi.</p>
<p>Nous vivions une époque où la liberté d’expression sur les ondes était sans doute encore plus difficile à faire respecter que de nos jours !</p>
<p>À cette époque-là, je chantais tous les jours. Au retour des vacances espagnoles, Coquatrix me proposa de me produire en américaine d’Enrico Macias. J’acceptai… en attendant d’être moi-même en haut de l’affiche si j’y parvenais un jour. La critique parisienne fut encore une fois excellente pour moi.</p>
<p>Au terme de cette année, deux ans après l’acquisition de nos deux maisons, en 1964, l’acquittement de notre crédit étalé sur vingt-cinq années, comme je l’avais promis à Monette, n’était plus qu’un mauvais souvenir. Nous venions de rembourser TOUTES nos dettes !</p>
</dev>
</chap>
<chap>
<tit>L’écriture</tit>
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<p>Désormais, au cours de mes séjours normands planifiés, il me semblait percevoir une nette évolution dans l’écriture de mes chansons ainsi qu’une propension à l’éclectisme. Les personnages hauts en couleur souvent campés en des lieux insolites ou dans des décors exotiques caractérisaient désormais une nouvelle manière qui ne ferait que s’affirmer avec le temps. Dorénavant, la rime, la mesure et le rythme savamment conjugués seraient à mes yeux les valeurs incontournables à respecter lors de l’élaboration d’une chanson.</p>
<p>C’est non seulement la justesse et la précision du mot à débusquer dont je pris conscience avec plus d’acuité qu’auparavant, mais aussi sa couleur, sa sonorité, son pouvoir d’évocation. La place qu’il occupait dans un vers me semblait aussi déterminante de son poids de conviction. Son voisinage avec le mot précédent ou avec le suivant pouvait être aussi heureux que désastreux. Ses vertus parfois onomatopéiques m’apparaissaient de même comme une évidence dans certains cas. Les comptines, les chansons populaires n’étaient-elles pas là pour en faire foi ? Les différentes manières de jouer avec les mots m’apparaissaient alors comme infinies et je décidai de débrider totalement mon stylo et mon vocabulaire pour labourer ce champ dont le grand La Fontaine affirmait qu’il recélait des trésors. La symbiose entre le récit, versifié ou non, et la musique m’apparaissait désormais éminemment prépondérante. J’avais la chance depuis toujours, lorsque l’idée d’une chanson me venait, d’entendre en même temps les paroles et la musique dans ma tête. À n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit, cela pouvait se produire. Cela m’était arrivé cent fois. Mon souci immédiat consistait à vite trouver de quoi noter. <i>La Cage aux oiseaux</i> (entre autres !) n’était pas née autrement. Indépendamment de ces paramètres incontournables, je prenais conscience enfin qu’un mot tout nu recèle déjà sa propre musique. Je prenais dorénavant le temps et le recul nécessaires afin d’analyser minutieusement le choix des vocables composant cette curieuse et passionnante alchimie. La volonté d’améliorer systématiquement la richesse de mes vers ainsi que celle des rimes que j’utilisais semblait s’imposer. Négligeant la satisfaction de l’œil pour une riche rime écrite – comme <i>mer</i> et <i>semer</i>, par exemple –, je cristallisais tous mes efforts au profit d’une licence poétique non pas anarchique mais structurée selon le caractère de ma chanson. Je venais d’observer depuis peu que de faire rimer deux mots de même espèce affaiblissait la cadence poétique d’une chanson aussi bien drôle que tendre. Superposer deux substantifs, deux verbes ou deux adjectifs qui rimaient ensemble était bien moins séduisant à l’oreille qu’une alternance de adjectif-verbe ou substantif-verbe.</p>
<p>Je remarquai que l’alexandrin comme l’ennéasyllabe – vers de neuf pieds – se prêtaient tout à fait à la mesure à trois temps. Valses, javas, etc. y trouvaient mieux leur compte qu’avec les vers de huit pieds. On se sert de ces derniers plus fréquemment car ils conviennent mieux dans les chansons à deux ou à quatre temps, les marches par exemple. Si la truculence s’avérait prédominante dans mon propos, c’étaient précisément ces octosyllabes qui étaient choisis en priorité. Leur cadence s’y prêtait mieux, me semblait-il. Quitte à la modifier et à la modeler autour du récit, la musique, spontanément, jaillissait toujours de mon inconscient. Que les vers fussent en alexandrins ou octosyllabiques, je préférais bannir ce qui est communément appelé les « rimes plates » – celles qui se suivent accouplées deux à deux (que j’ai parfois utilisées, notamment dans <i>Le Zizi</i>) – au profit des « rimes croisées », plus riches à mon goût et plus séduisantes à l’oreille. Les quatre derniers vers du premier couplet de <i>Blanche</i> me semblent en être l’exemple même.</p>
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<i>En entrant dans le lit je l’ai sentie nerveuse</i></verslg>
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<i>Sur le drap de couleur sa chair devint rosée</i></verslg>
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<i>Sa peau me criait viens et sa bouche fiévreuse</i></verslg>
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<i>Murmurait pas encore refusant mes baisers</i></verslg>
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<p>Je percevais néanmoins déjà confusément que la rime était un élément du vers moins prépondérant que la mesure ou le rythme. Le grand Boileau ne disait-il pas : « La rime est une esclave et ne doit qu’obéir » ? Et Verlaine lui-même ne prétendait-il pas, en soulignant son propos d’une souriante autodérision, que la rime « n’est qu’un bijou d’un sou » ? En fin de compte, il m’apparut que, en règle générale, l’oreille du poète et son sens de l’harmonie devaient seuls décider de ce qu’il pouvait s’autoriser ou s’interdire d’écrire. Je ne dérogerais pas à cette règle durant cinquante ans.</p>
<p>L’année 1967, l’une de celles durant laquelle j’ai sans doute le plus chanté de ma vie, démarra sur les chapeaux de roue. Le succès allait croissant. Les contrats se succédaient. Je n’avais cependant encore pas la lourde responsabilité d’une vraie tête d’affiche, de celui qui a le devoir sinon l’obligation de remplir un théâtre durant des semaines. Cela n’allait pas tarder. À La Tête de l’Art – sans doute l’une des dernières fois où j’y chanterais –, Jacques Provence me demanda d’assurer un mois entier en covedette avec la chanteuse Colette Deréal. Nous faisions le plein tous les soirs. Colette était une fille adorable avec laquelle je m’entendais très bien. Il me semble bien lui avoir même écrit une chanson. Assurément ce n’était pas une œuvre impérissable car je ne m’en souviens guère.</p>
<p>Gaby Granger projeta de monter une tournée dans toute la France. Il me demanda pour la première fois de partir non pas avec Aznavour, cette fois-ci, mais en vedette ! Ce n’était pas sans trembler que j’acceptai. Nous élaborâmes ensemble une première partie. Anne Vanderlove, une jeune chanteuse romantique qui montait, serait mon américaine. Le taux de remplissage des théâtres était de quatre-vingts pour cent dans la plupart des quarante villes où nous nous produisions. Je redoutais bien pire et le résultat fut très encourageant néanmoins. Anne, qui avait vraiment du talent, mérita son succès et s’avéra une copine pleine d’humour. Chez Vogue, Léon Cabat se frottait les mains. J’étais, et de loin, la première vente des disques Vogue. En 1966, quand mon contrat de trois années arriva à expiration, il fut d’un commun accord renouvelé jusqu’en 1969. Cependant, les premiers petits mécomptes que nous eûmes alors avec les Éditions Vogue me décidèrent à ne plus laisser éditer toutes les chansons chez eux en exclusivité. C’est ainsi que <i>Les Jolies Colonies de vacances</i> furent cédées à Gilbert Marouani pour le compte d’une maison d’édition qu’il gérait alors. Elles passèrent sous le nez de Léon, qui digéra mal cette arête.</p>
<p>Commencée au mois de juin, la tournée de cet été 1967 ne s’interrompit qu’au début du mois de septembre. Je chantais sans discontinuer dans bon nombre de casinos, d’arènes ou de théâtres de verdure. Nous relayant au volant, Monette et moi avalions des centaines et des milliers de kilomètres. Libre comme l’air, elle m’accompagnait durant tout le mois d’août. Ce ne fut que le 2 ou le 3 septembre que, la bonne habitude étant prise, nous reprîmes le chemin de notre plage andalouse. Ce sympathique bandit de José Corral nous dénicherait bien à nouveau une villa les pieds dans l’eau comme cela se trouvait encore à l’époque. Les jumeaux devant hélas rentrer à l’école quelques jours plus tard, nous dûmes cette fois les abandonner à Maria, qui s’occupe-rait d’eux. Julie, qui approchait de ses quatre ans, en revanche, viendrait avec nous. Le sympathique batteur de mon orchestre, Gilbert Guigou, et son épouse Minie furent fous de joie qu’on les invitât à partager nos vacances. Les premiers plongeons en arrivant dans une mer à vingt-six degrés gommèrent d’un coup le surmenage de cette année de folie que nous venions de vivre.</p>
<p>Le DEUXIÈME jour de nos vacances nous arriva un télégramme (décidément !) non de Guy Lux cette fois-ci mais de Félix Vitry : « Veux-tu faire BOBINO à partir du début novembre en tête d’affiche ? Chelon sera ton américaine. » Boum ! Félix me proposait non pas une covedette encore une fois, comme j’en avais déjà assumé la place avec Escudero, mais bel et bien LA VEDETTE, tout seul à part entière. Mais comment accepter un tel challenge sans chansons nouvelles ? Tous les journalistes des quotidiens parisiens étaient venus à peine six mois plus tôt à La Tête de l’Art. Je n’avais pas la queue d’une chanson nouvelle à leur offrir. Ni à eux ni au public ! Je décidai un peu hâtivement sans doute de décliner l’offre de Félix, après avoir égrené toutes ces raisons à mon épouse.</p>
<p>– Effectivement, me dit-elle, il ne serait pas très raisonnable de te pointer pour la première fois en vedette à Paris à Bobino sans la moindre chanson inédite. Tu ne penses pas pourtant, murmura-t-elle, que, d’ici là, tu pourrais en pondre ne serait-ce qu’une ou deux ? Juste pour leur montrer que tu as fait un effort ? Tu es sûr que tu n’en as pas au moins une en train ? Ou déjà dans la tête ?</p>
<p>– Écoute, nous sommes en vacances, je n’ai plus rien dans la tête ! Je suis crevé. Je n’ai qu’une envie, c’est de passer mes journées à me tremper dans la mer, à lire sur le sable… et à dormir sans rouler trois cents kilomètres chaque nuit entre deux villes ainsi que je l’ai fait toute l’année !</p>
<p>– Évidemment, admit-elle, il n’y a que toi qui puisses décider en fin de compte de ce que tu vas faire. Je ne pense pas toutefois que Vitry puisse quant à lui se permettre d’attendre ta réponse indéfiniment ! Réponds-lui au moins quelque chose.</p>
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<tit>L’exploit</tit>
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<p>Le lendemain matin à sept heures, la plage était déserte. En maillot de bain devant une petite table, face à la mer, je contemplais pensif un cahier d’écolier vierge aux pages blanches quadrillées. Le grand bol de café que Monette m’apporta précéda de peu les bras de Julie autour de mon cou.</p>
<p>– Viens, papa, on va se baigner, m’invitait-elle, avec de petites mimiques qui me crevaient le cœur d’en avoir décidé autrement.</p>
<p>– Partez devant, dis-je à Gilbert et Minie que ma fille avait pris par la main pour les conduire vers la plage à dix mètres de là.</p>
<p>Je ne tins hélas pas la promesse faite à Julie. Je ne m’en fus jamais les rejoindre dans l’eau… Les jours qui suivirent, quand j’y allais, c’était pour les abandonner tous au bout de dix minutes pour aller retrouver le vertige de la feuille blanche. Je passais ainsi dix heures par jour le stylo à la main durant toute la durée de « mes vacances ». Je réussis une chose que je ne me serais jamais cru capable de faire : j’écrivis huit chansons nouvelles en quatre semaines. J’en compte au moins la moitié d’entre elles parmi, je crois, les meilleures que j’aie jamais faites : <i>La Bibise d’accord</i>, <i>Marcel</i>,<i> Les Seins</i>,<i> Tonton Cristobal</i>, <i>Marie trompe-la-mort</i>, <i>Les Postières</i>, <i>Leïla</i>, <i>La Rue Perce-Oreille</i>.</p>
<p>Tout était parti de <i>Tonton Cristobal</i>. Ce n’était autre que le surnom dont j’avais affublé un jour José Corral. C’était avec lui que, rituellement et pour nous amuser, nous marchandions le prix de location des villas d’une année sur l’autre. La description du personnage de ma chanson est exacte et ceux qui l’ont connu ne pouvaient guère mettre en défaut la peinture que je fis de son allure. Sur le thème d’une certaine hypocrisie et de la cupidité au sein d’une famille, mon imagination généra la suite. Le succès de cette chanson ne se dément pas quarante ans après. Cinquante mille jeunes gens au festival des Vieilles Charrues en Bretagne ne la chantaient-ils pas en chœur avec moi encore récemment ?</p>
<p>Désormais, ce tour de chant – nouveau – étayé de chansons telles que <i>Blanche</i> s’avéra extrêmement percutant en scène. Les disques se vendaient à présent par centaines de milliers et Léon Cabat arborait des yeux pétillants d’intense jubilation derrière ses petites lunettes ovales.</p>
<p>Avant d’attaquer Bobino, et soucieux de mettre un peu plus en valeur en scène les mélodies de mes chansons, je demandai à mon copain pianiste Jean-Jacques Robert – qui avait si généreusement accompagné Françoise aux Trois Baudets – s’il pouvait me conseiller un bon musicien pour m’accompagner sur scène. Un accordéoniste par exemple. Il serait plus en harmonie avec ma guitare et le style de mes chansons qu’un piano, me semblait-il.</p>
<p>– Tu as tout à fait raison, admit-il. Je vais demander à mon ami Étienne Lorrain s’il peut me recommander quelqu’un.</p>
<p>C’est ainsi que le gentil Gilou entra dans ma vie. Il fumait alors comme un pompier. Une cigarette s’allumait à l’autre. Il était toujours terriblement nerveux et agité de tics qu’il avait beaucoup de mal à réprimer. J’avais au début quelque scrupule à lui demander quoi que ce fût sans qu’il sursautât ou manifestât une émotion qui n’était pas de mise.</p>
<p>Son jeu très « musette » me plaisait bien. Comme je l’avais espéré, il convenait parfaitement aux chansons typiquement argotiques telles que <i>La Bérésina</i> ou <i>Pépé la jactance</i>. Il faisait aussi merveille pour escorter les premières de mes chansons tendres telles que <i>Marina</i>. Tant d’autres titres allaient par la suite y trouver aussi leur compte ! Son sourire s’illumine toujours lorsque j’envisage aujourd’hui de reprendre <i>Marcel</i>, <i>Jeanine</i> ou <i>Le Temps des puces</i> dans le récital. Il est toujours aussi attentif et inquiet pour ce qui se passe sur scène à chaque seconde. Il ne fume plus depuis longtemps. Il a perdu ses tics et une partie de ses cheveux et ne boit plus… que les paroles de sa femme !</p>
<p>Bref, on l’aura compris, il y a d’infimes chances pour que nous envisagions à l’avenir, l’un ou l’autre, de changer de cavalier au milieu de la danse car il y a aujourd’hui plus de quarante ans qu’il me supporte.</p>
<p>J’avais d’abord engagé Gilou pour jouer seul sur scène auprès de moi le temps de trois ou quatre concerts (nous effectuâmes le premier à Nancy !). Puis j’ajoutai pour tester, durant quelques semaines seulement, un contrebassiste et un batteur qui ne me convinrent pas vraiment. Je me séparai d’eux en douceur, au grand soulagement de Gilou qui ne se sentait pas plus à l’aise que moi auprès d’eux. Leur mentalité mesquine et leur esprit étriqué n’étaient guère en symbiose ni avec mes chansons, ni avec nos caractères, ni avec notre façon de vivre. C’est le Basque Henri Daguerre à la contrebasse à cordes – il jouait très bien également du trombone – et Gilbert Guigou – le Marseillais, qui, lui, tenait la batterie avec maestria – qui les remplacèrent avantageusement. Nous formions là – avec moi à la guitare – un quatuor de bons copains qui s’avéra être un vrai plus pour la couleur musicale des chansons nouvelles qui vinrent étoffer le tour de chant par la suite.</p>
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<tit>Remplacer Georges !</tit>
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<p>C’est moi qui allais permettre à Gilou d’effectuer le premier grand voyage de sa vie. Il ne s’y attendait pas. Moi non plus ! À peine étions-nous revenus de nos vacances espagnoles que, au tout début du mois d’octobre, je reçus un appel téléphonique de mon ami Jean Chouquet. Il animait depuis toujours les émissions théâtrales et culturelles sur France-Inter. Il n’avait – tout comme José Artur ou Roland Dhordain d’ailleurs – jamais fait la fine bouche devant mes chansons, bien au contraire.</p>
<p>– Mon vieux Pierre, il faut que tu me rendes un immense service. Je suis dans la merde.</p>
<p>– Écoute, Jean, si je peux faire quelque chose pour t’aider, tu sais bien que je le ferai.</p>
<p>– Je m’occupe de la soirée de gala exceptionnel sur la francophonie qui aura lieu au conservatoire de Montréal au Québec dans le cadre de l’Exposition universelle.</p>
<p>– Et alors ?</p>
<p>– Et pour tout te dire, Georges devait représenter la chanson française. Il est encore repris par ses crises de coliques néphrétiques terribles. Il lui sera impossible de prendre l’avion, et encore moins de chanter.</p>
<p>– Mais, Jean, tu ne veux tout de même pas que je remplace Georges ?</p>
<p>– Mais si, Pierrot ! Hormis toi, je ne vois personne d’autre aujourd’hui qui puisse remplacer Brassens !… Allô, tu es là ? Tu m’entends ? demanda-t-il après dix bonnes secondes de silence durant lesquelles j’avais un mal fou à retrouver ma respiration.</p>
<p>– Oui, je t’entends, Jean, mais là, franchement, je crois, malgré toute l’amitié que j’ai pour toi et toute ma bonne volonté, que je ne peux rien pour toi. Sincèrement, je ne peux que décliner ton offre.</p>
<p>C’est Jean, à présent, qui restait silencieux au téléphone.</p>
<p>– Écoute, mon petit Pierre, finit-il par dire, je te jure que si naturellement je n’avais pas offert à Georges d’assumer une telle responsabilité, c’est à toi et à personne d’autre que je l’aurais proposé. Qu’as-tu à craindre ? Quoi que tu leur chantes, de toute façon, il est certain que tu feras un tabac !</p>
<p>– Et qui d’autre fera partie de ce paysage coloré ?</p>
<p>Il me cita alors dix noms plus prestigieux les uns que les autres qui représentaient le cinéma, la danse, la littérature, la poésie. Le théâtre serait magnifiquement représenté par Philippe Noiret lui-même. Je ne m’en ratatinais que davantage.</p>
<p>– Je peux te donner une réponse demain ? Je prépare mon passage à Bobino en haut de l’affiche pour la première fois et…</p>
<p>– Oh merde ! me dit Jean, mais c’est fabuleux ! Et c’est quand ?</p>
<p>– Dans quinze jours. Et je n’ai même pas encore appris par cœur les chansons nouvelles que je viens d’écrire.</p>
<p>– Réponds-moi demain au plus tard. Dis-moi oui !</p>
<p>Ma femme m’encouragea fortement à accepter… et je ne fermai pas l’œil de la nuit ! Le lendemain, je dis oui à Jean, à condition d’emmener Monette et Gilou avec moi.</p>
<p>– Tout ce que tu voudras, me dit-il, fou de joie.</p>
<p>C’est ainsi que j’allais « remplacer Georges » ! Nous partîmes trois jours plus tard pour Montréal. Le temps à notre arrivée était superbe. Le conservatoire était perché sur les hauteurs de la ville. Nous fûmes chaudement accueillis à la répétition. Gilou, encore plus nerveux que moi, était bourré de tics inquiets, ce qui n’était pas fait pour me rassurer du tout. Je ne quittai pas le théâtre jusqu’à la représentation à vingt heures trente. Mon heure de passage était fixée à vingt et une heures trente. J’entendis – malgré moi – quelqu’un énoncer en coulisses la liste des personnalités invitées qui occuperaient les dix premiers rangs dans la salle le soir. Tous les directeurs de radios et de télévisions francophones qui défendaient notre langue sur cette planète seraient là. Il y aurait même celui que j’appelais « l’humoriste », le sieur Contamine qui m’avait fait interdire de télévision durant six mois. Il serait au premier rang.</p>
<p>Non, je ne pratiquais hélas pas le yoga, non je n’étais ni zen ni calme. Malgré tous mes efforts, je n’offrais résolument pas le spectacle de quelqu’un qui s’apprêtait à passer un délicieux moment en scène quatre heures plus tard. J’étais au bord de la tétanie. Au temps bénit de mes dix-sept ans où j’étais au conservatoire, je riais de bon cœur quand on jouait <i>L’Avare</i>. Le comédien se démenait en scène tel un diable sorti de sa boîte en se demandant tout haut ce qu’il était venu faire dans cette galère ! Je pensais exactement la même chose aujourd’hui. Malgré toute l’amitié reconnaissante que j’avais pour Jean qui depuis toujours défendait si ardemment mes chansons, je regrettais amèrement d’avoir dit oui à sa supplique.</p>
<p>Le spectacle commença avec dix minutes de retard. Le public n’était composé que de « beau linge ». De très élégantes dames en robe du soir, assises près de leur compagnon costumé sombre, chemise blanche cravate ou nœud papillon pour la plupart, applaudissaient, gantées de velours. Ils applaudissent « gantés comme des taupes », dirait-on dans le métier les soirs de première lorsque le public manque cruellement de chaleur. J’arpentais nerveusement le chemin des coulisses à ma loge depuis plus d’une demi-heure. Pour la cinquième fois je venais d’accorder ma guitare avec l’accordéon de Gilou quand la charmante présentatrice vint m’annoncer :</p>
<p>– Monsieur Perret, ce sera à vous dans vingt minutes.</p>
<p>Cela me fit l’effet d’un électrochoc. Tous mes muscles dorsaux se nouèrent de telle façon que je dis à Monette, à présent très inquiète auprès de moi :</p>
<p>– Dis-leur qu’on retarde mon passage.</p>
<p>Gilou était au bord de la syncope de me voir ainsi. Des épaules aux muscles fessiers, la furieuse intensité de ces douleurs musculaires m’était insupportable.</p>
<p>– Dégage la table de maquillage, dis-je faiblement à Monette, qui ne voyait pas bien où je voulais en venir.</p>
<p>Après avoir ôté ma chemise, je parvins à m’allonger à plat ventre sur les cinquante centimètres de largeur de cette tablette violemment éclairée de petites ampoules rondes.</p>
<p>– Masse-moi très fort avec tes poings fermés, dis-je à Gilou. Tout au long du dos, vas-y du haut en bas. Fort !</p>
<p>Mon copain serra fort les poings et commença de labourer en allers-retours mon épine dorsale.</p>
<p>– Je ne te fais pas mal ?</p>
<p>– Non, au contraire, vas-y encore plus fort. Fais rouler tes phalanges sur les muscles dorsaux. Pétris-les si tu le peux. Débloque-moi tout ça, n’aie pas peur.</p>
<p>– C’est que je ne suis pas vraiment masseur…</p>
<p>– T’occupe ! Fonce. Vas-y, je te dis. Ne crains pas de me faire dérouiller.</p>
<p>Au bout d’un bon quart d’heure, mon brave Gilou, qui pétrissait ma couenne sans ménagement, transpirait tel un bûcheron qui vient d’abattre un chêne centenaire. Moi aussi à présent, je suais abondamment. Mais mon dos était débloqué. Sur les chapeaux de roue, j’enfilai mon costume après que Monette, une serviette à la main, eut bouchonné mon dos comme à un cheval de labour après l’effort.</p>
<p>– Vous allez voir, « ils » sont bien, voulut me rassurer la présentatrice une minute avant d’entrer en scène.</p>
<p>Les cinq ou six chansons que je chantai ce soir-là passèrent comme une lettre à la poste. De <i>Gourance</i> à <i>Blanche</i> en passant par <i>Les Jolies Colonies de vacances</i> qu’incroyablement la salle entière reprit en chœur avec moi, le succès fut total. Jean, inquiet lui aussi de m’avoir vu ainsi une demi-heure auparavant, exultait et me remercia chaudement à ma sortie de scène.</p>
<p>– Tu vois bien que j’avais raison, me dit-il. Et Bobino sera encore mieux, tu verras…</p>
<p>Rasséréné par le chaleureux accueil de ce public d’élite francophone, je me permis même à la fin le luxe malicieux de saluer profondément au premier rang – et d’un œil amusé – monsieur Contamine, qui m’adressa un sourire mielleux tout en m’applaudissant du bout des phalanges, sans frénésie aucune ! La presse, le lendemain, m’adressa même des louanges, ce qui était peu commun au Québec – me dit-on là-bas – à propos de chansons.</p>
<p>Dès le matin suivant, Monette, Gilou et moi nous rendîmes à l’Exposition universelle où nous visitâmes en une journée tout ce qu’il était humainement possible de voir. Dans cette gigantesque foire des sciences nouvelles, nous eûmes droit à des démonstrations spectaculaires des premiers lasers aussi bien qu’à un foisonnement de design architecturaux encore inconnus qui nous éblouirent sans conteste et nous épuisèrent tous les trois. Nous fîmes une heure de queue au pavillon cubain où nous dégustâmes au déjeuner un steak de tortue qui fit grimacer Gilou, ce qui nous déclencha un fou rire !</p>
<p>Nous restâmes trois ou quatre jours, poussant jusqu’aux fameuses Laurentides si magnifiques en automne. On nous recommanda à Montréal la bonne chère d’un restaurant réputé, Chez Moïshé, où nous découvrîmes une cuisine juive absolument délicieuse. Il faut croire que Philippe Noiret connaissait lui aussi les bonnes adresses, car nous l’y ren-contrâmes et il eut la simplicité de se joindre à nous. Nous ne nous connaissions pas et tous les compliments qu’il m’adressa à propos de mes chansons m’allèrent droit au cœur. Il nous avoua qu’il avait eu un trac fou la veille au gala, avant d’entrer sur le plateau pour y jouer sa scène classique. Je me permis de lui dire :</p>
<p>– Vous n’étiez pas le seul !</p>
<p>Il éclata de rire avant d’ajouter :</p>
<p>– Tu sais, on peut se tutoyer.</p>
<p>Nous ne nous revîmes guère souvent par la suite. Pourtant, que ce soit dans les coulisses médiatiques ou lors de dîners partagés avec des amis communs, les moments de chaleureuse connivence que nous retrouvâmes à chaque fois ressemblaient beaucoup à de l’amitié.</p>
<p>Le récit intime qu’il nous fit d’un air enjoué de sa rencontre chez nos amis communs Micheline et Alain Decaux, avec la gentille Monique Chaumette, sa future épouse, était aussi attendrissant que drôle. C’était il y a déjà quelque temps de cela, avant que Philippe nous fasse de la peine pour la première fois… en nous quittant.</p>
<p>L’odyssée québécoise s’arrêta le lendemain !</p>
<p>Nous reprîmes l’avion pour regagner Paris. Il me restait quinze jours pour apprendre par cœur six chansons nouvelles avant d’affronter Bobino.</p>
<bl v="1" />
<p>Le soir de la première, à Bobino, le trac n’était pas du même tonneau que celui ressenti à Montréal ou même lors du fameux soir des Rolling Stones à l’Olympia. Il me tenaillait pourtant méchamment les entrailles. De plus, de mi-janvier à mi-février de cette même année, Georges, à la place que j’occupais ici désormais, avait bourré la salle un mois entier. C’est ce que me dit Félix Vitry le soir de la première, dans ma loge. Il ajouta, sans doute pour me rassurer :</p>
<p>– Ne t’en fais pas, pour toi aussi, durant ces deux semaines, tout est vendu jusqu’au dernier jour. Il ne reste plus un strapontin de libre.</p>
<p>Le teint livide qui trahissait mon angoisse avait du mal à virer au rose, malgré les chaleureuses digressions dont les proches présents dans ma loge m’abreuvaient abondamment, Monette en tête.</p>
<p>– Tu n’as pas de souci à te faire, disait-elle, se voulant rassurante, tu n’as que des amis dans la salle.</p>
<p>C’est ce qu’elle me répéterait du reste des années durant les soirs de première.</p>
<p>Il est vrai que bon nombre de fidèles copains étaient présents ce soir-là : Nicole Croisille, Henri Salvador, dont le rire tonique tintait à mes oreilles durant les chansons humoristiques, Jean Chouquet bien sûr, Claude Villers, José Artur, Christophe Izard. De plus, de Lucien Morisse à Sylvain Floirat, le big boss lui-même de ma station préférée, tout Europe 1 était là pour m’encourager. Et puis il y avait bien sûr tous les amis du <i>Canard enchaîné</i>, Grove, Vasquez de Sola, Roland Bacri, sans oublier bien sûr celui de toujours, Yvan Audouard, que son épouse Françoise avait accompagné. Il écrivit cette semaine-là dans le <i>Canard</i> : « Pierre Perret : On lui a confié toute la deuxième partie. S’il n’y avait pas le dernier métro à prendre, il pourrait tenir la scène pendant des heures. Il s’est fait une tête de garçon d’honneur. Mais il a la gaudriole poétique et le cœur tendre. Le succès, pour lui, c’est du beurre crémeux sur le pain dur de son enfance. Naturellement, il a été interdit à la télévision. Mais je me demande s’il devrait être vraiment laissé en liberté, car il vous fait croire que les HLM ne peuvent rien contre la gaieté profonde, essentielle, indestructible de ceux qui n’ont que le dimanche et les congés payés pour croire au bonheur. Et ceux qui le trouvent vulgaire sont des cons » (<i>Le Canard enchaîné</i>, 1<sup>er</sup> novembre 1967).</p>
<p>Cette dernière phrase péremptoire était sans doute une réponse au papier que madame Danielle Heymann, alors critique au journal <i>L’Express</i>, avait écrit à mon propos : « En vedette, Pierre Perret, il faut le plaindre. Ce Pierrot de barrière a encore parfois des fleurs bleues dans sa guitare. Mais pour réussir, il a dû tordre le cou à sa muse avec un torchon sale et remplacer ses mots doux par des gros mots. Il fait rire gras. Il méritait mieux que ça. »</p>
<p>Cette sollicitude m’alla droit au cœur.</p>
<p>Hormis cette poche de bile, la presse fut unanime dans ses dithyrambes.</p>
<p>La salle de la première avait été déchaînée et le succès total. Vitry, aux anges, après ce tabac indéniable, m’avait dit, le dernier soir :</p>
<p>– Tout comme pour Georges, nous aurions pu remplir un mois. Nous avons joué la prudence, mais on remettra le couvert quand tu le voudras !</p>
<p>Nous partîmes ainsi en tournée après Bobino. La première partie, que clôturait toujours Georges Chelon avec talent – qui de plus était un garçon gentil –, était la même, composée des Haricots Rouges, un excellent groupe de musiciens de style New Orleans. Anne Vanderlove, elle, était annoncée comme la grande révélation de l’année. Il y avait aussi des acrobates, des visuels, un présentateur, etc., qui composaient le même riche plateau qu’à Bobino. C’est Roland Hubert qui avait organisé un circuit dans toute la France. Il avait baptisé ce spectacle « Le Gala des étoiles ». Je commençais à connaître par cœur les routes de notre beau pays. Les salles furent cette fois-ci quasiment pleines tous les soirs. Le succès était là et bien là désormais.</p>
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<tit>Tête d’affiche à l’Olympia</tit>
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<p>La tournée s’acheva enfin, par un beau jour d’avril de cette année 1968. Avant de partir, j’avais promis aux enfants de les emmener pour une partie de pêche et je tins parole. Les jumeaux auraient onze ans en octobre et Julie cinq en septembre. C’était un jeudi, ils n’avaient pas classe ce jour-là et Mai 1968 n’avait pas encore sonné. Je les suppliai, en approchant du petit étang, de ne pas faire de bruit pour ne pas effrayer les poissons. C’est sur la pointe des pieds et en un murmure à peine audible que chacun occupa sa place en osant à peine désigner par leur nom les asticots indispensables pour pêcher.</p>
<p>J’entrepris alors une virtuose et magistrale démonstration de montage d’une canne à pêche toute neuve. Celle-ci, composée de cinq ou six brins qui logiquement s’emboîtaient d’un coup de poignet sec, avait été montée à l’envers à la fabrication. Mon violent lancer – pour les épater ! – projeta tous les tronçons de canne dans un énorme schplaff au beau milieu de l’étang, ne laissant que le ridicule talon de la ligne dans ma main. J’entends encore le fou rire des enfants qui se tenaient le ventre et ne pouvaient plus s’arrêter !</p>
<p>Après ce gag involontaire qui les avait tant divertis, nous dégustâmes le soir une superbe friture de gardons. Monette me dit après le dîner :</p>
<p>– Tiens, Fallet a téléphoné cet après-midi. Il aimerait bien te voir. Je lui ai dit de venir demain après-midi si tu es d’accord.</p>
<p>– Bien sûr. Il ne t’a pas dit ce qu’il voulait ?</p>
<p>– Non !</p>
<p>René Fallet se pointa le lendemain vers quinze heures.</p>
<p>– Comment vas-tu, chenapan ? Tu sais que si on n’avait pas la radio ou la télé pour savoir que tu es vivant, on n’aurait pas souvent de nouvelles de toi ! Le vieux s’en plaint assez d’ailleurs <i>(c’était Georges, qu’il appelait « le vieux »)</i>.</p>
<p>– Ah bon ! et de quoi se plaint-il ?</p>
<p>– Ben… de ne plus te voir ! Il me demande ce que tu deviens à chaque fois qu’il rentre de tournée.</p>
<p>– C’est peut-être à moi qu’il pourrait le demander. Et puis tu sais, moi aussi, je suis en train de faire le tour de France en y promenant mes modestes bluettes.</p>
<p>– Tu parles ! Tous les gamins de mon quartier chantent <i>Tonton Cristobal</i> à tue-tête… et <i>Les Colos</i> ! Mon salaud, tu as fait fort. Tiens, dit-il en me tendant une cassette qu’il extirpa de la poche de son blouson, c’est Georges qui m’a donné ça pour toi. Il pense que tu pourrais la chanter.</p>
<p>– Ah bon ? C’est quoi ? Une chanson qu’il a écrite pour moi ?</p>
<p>– Mais non, écoute-la, tu verras bien.</p>
<p>Je l’écoutai avec lui sur un petit magnétophone portatif. C’était une chanson chantée par un comique troupier. C’était vraiment une chanson de comique troupier du style d’Ouvrard.</p>
<p>– Tu es sûr, lui dis-je, que Georges t’a dit de me donner « ça » à chanter ?</p>
<p>– Oui, oui, bien sûr. Il trouve qu’elle t’irait bien. Elle est marrante, non ?</p>
<p>– Oui, absolument désopilante, lui rétorquai-je plutôt froidement. Tu le remercieras pour moi.</p>
<p>Inutile d’ajouter, je pense, que Monette était folle de rage de cette délicate attention du « vieux » à mon égard.</p>
<p>Durant cette pause entre deux tournées, je repartis comme d’habitude huit jours en Normandie mettre la dernière main à une moisson de chansons nouvelles. Neuf furent bientôt enregistrées. De <i>Cuisse de mouche</i> aux <i>Baisers</i> en passant par <i>Non, j’irai pas chez ma tante</i>, <i>Mimi la douce</i> ou <i>Elle cherche des puces à son chat</i>, au moins six d’entre elles s’ajoutèrent au nouveau tour de chant que je répétai bientôt.</p>
<p>Jean Claudric, à qui je confiai encore une fois les orchestrations, était prêt à enregistrer dans les studios Vogue à peine dix jours plus tard.</p>
<p>Le mixage du disque achevé, je repartis sur les routes mais presque aussitôt éclata Mai 68. Les pavés se mirent à voler dans Paris. La vie devint soudain plus compliquée. Des grèves quasi générales paralysaient la plupart des transports ferroviaires et routiers. Les pompistes n’avaient plus de carburant. Comment se déplacer désormais pour se rendre en province ? La tournée Gala des étoiles s’était certes bien terminée. Comment cependant honorer les contrats qui suivaient, signés un an auparavant dans les villes de France – principalement du Midi – où les organisateurs, eux, n’avaient aucune raison d’annuler leur soirée qui se déroulait le plus souvent en plein air ? De Mai 1968, là-bas, ils s’en battaient l’œil ! Afin d’honorer mes contrats, Monette nous loua un avion qui, partant de Nangis du petit aérodrome voisin de Clofontaine (celui où Jacques Brel se posait souvent), nous amena, tout au moins Gilou et moi, partout où l’on nous attendait. Priés par le pilote – il y avait aussi un copilote – de n’emmener que le nécessaire, nous n’emportions donc que le strict minimum : sous-vêtements de rechange, costume de scène, minitrousse de toilette, ma guitare et… l’accordéon. Ayant entendu le pilote dire à son copilote : « Vérifie si on n’est pas en surpoids… », Gilou, constatant que notre avion avait quelque mal à s’élever, proposa spontanément de jeter son accordéon par-dessus bord pour alléger au maximum notre coucou si cela s’avérait nécessaire ! Les pilotes étaient morts de rire !</p>
<p>Non, nous ne fîmes pas les barricades ce printemps-là. Nous étions bien trop occupés à chanter dans des arènes, des stades et des théâtres de verdure. Cette minirévolution, déclenchée par la bourgeoisie estudiantine qui allait entraîner plus tard les ouvriers dans son sillage, se ferait sans nous. L’été arriva. Naturellement, tout était rentré dans l’ordre souhaité par de Gaulle et Pompidou, alors Premier ministre. Tout comme aujourd’hui – quarante ans plus tard –, ce sont les pompes à essence qui avaient toujours le dernier mot ! Je n’irais hélas pas à la pêche avec les enfants durant les vacances scolaires ainsi que je le leur avais laissé espérer. Roland Ribet m’avait proposé une nouvelle tournée d’été avec nos copines Les Parisiennes. Avec Claude Bolling qui avait fait la musique de l’une d’entre elles, j’avais écrit les paroles de deux chansons spécialement pour mes amies. Et nous repartîmes sillonner la Côte d’Azur ! L’accueil fut excellent partout et encore une fois les salles étaient combles. L’une de ces chansons, <i>Les Zozos</i>, générait un tel succès qu’elles terminaient en apothéose leur tour de chant avec ce titre. J’en étais bien sûr très heureux pour elles. Par ailleurs, je commençais de roder les chansons nouvelles que je venais d’enregistrer (aucun disque n’était encore sorti) et elles faisaient un vrai tabac partout.</p>
<bl v="1" />
<p>Après le succès de Bobino, j’ai omis de dire que Coquatrix – du bout des lèvres – m’avait tout de même proposé de passer à l’Olympia, en vedette pour la première fois, et ceci durant trois semaines, entre le 22 octobre et le 11 novembre 1968. Elis Regina, une chanteuse brésilienne totalement inconnue en France, serait mon américaine. Cette salle, je la connaissais si bien, depuis le temps ! J’y avais chanté tant de fois dans les « Musicorama » de Lucien ! Je n’oubliais bien sûr pas ce public déchaîné que j’avais connu avec le programme des « Idoles internationales » ou encore le fameux soir des Stones ! Je m’y étais produit également en première partie d’Enrico Macias ainsi que, l’année suivante, de Johnny. Mais, cette fois-ci, mon tour était enfin arrivé. C’était sur mon nom que l’on comptait pour amener deux mille trois cents spectateurs tous les soirs trois semaines durant, dans ce lieu devenu aujourd’hui mythique.</p>
<p>La générale du spectacle de l’Olympia s’effectuait rituellement la veille au Cyrano à Versailles. Soit dit en passant, la recette des mille places de cette salle de cinéma était dévolue aux œuvres de Bruno Coquatrix, c’est-à-dire allait tout droit dans sa poche. Les artistes ce soir-là, pour soi-disant roder leur tour de chant (mon œil !), devaient jouer gratis et… pour la gloire !</p>
<p>Mon tour à moi, qui avait été savamment rodé durant tout l’été, ne me permit toutefois pas de maîtriser mon trac. Il s’évanouit pourtant dès la deuxième chanson, et je passe la « surmultipliée » jusqu’aux rappels qui n’en finissaient plus. C’était le tour le plus fort que j’avais jamais eu.</p>
<p>Monette, que tous les copains appelaient à présent Zézette à cause du <i>Baiser de Zézette</i>, dans la chanson <i>Les Baisers</i> était folle de joie. Après ma sortie de scène, pendant que je me déshabillais dans ma loge, elle épongeait la sueur qui dégoulinait dans mon dos quand Bruno entra sans même frapper à la porte.</p>
<p>– C’est bien, mon petit vieux, me dit-il enfin, c’est pas mal, bien sûr vous avez fait du succès mais…</p>
<p>– Mais quoi ? dis-je soudain sur la défensive et sans trop comprendre où il voulait en venir avec ce « mais ».</p>
<p>– Mais, poursuivit-il, en ce qui me concerne, j’ai l’impression d’avoir entendu vingt fois la même chanson ! Elles ne sont pas dans le bon ordre. Cela ne va pas du tout. Il faut me changer tout ça pour demain !</p>
<p>Monette resta le bras en suspens avec sa serviette. Quant à moi, après cet uppercut dans l’estomac, je demeurai sans voix.</p>
<p>– Bruno, ça suffit comme ça, sortez ! dit soudain Monette, blême de rage.</p>
<p>– Mais c’est pour son bien, vous savez…</p>
<p>– Sortez, je vous dis. Sortez de cette loge ! Ça ira comme ça pour ce soir !</p>
<p>Penaud et vexé, Coquatrix quitta les lieux. Ce monsieur a toujours été incapable de brider sa délicatesse.</p>
<p>Le lendemain, soir de la première, les amis étaient là. Comme à Bobino, tout Europe 1 était présent dans la salle d’où mon récital était retransmis en direct. De Lucien à Sylvain Floirat en passant par tous les programmateurs, tous les amis étaient là pour me soutenir. Guy Bedos et Sophie Daumier, Fernand Raynaud, Salvador (comme toujours !) côtoyaient Marie Laforêt, le fidèle Michel Simon et tant d’autres copains artistes, venus témoigner ce jour-là de leur amitié. J’étais fou de joie et une fois de plus… mort de trac !</p>
<p>Évidemment, cela n’est pas très malin d’avoir le trac ! Il lamina l’ami Jacques (Brel !) des années durant avant qu’il n’entrât lui aussi en scène, mais y peut-on quelque chose ? La salle me fit un triomphe décuplé en regard de la veille. Les rappels, ce soir magique, n’en finissaient plus. La salle entière chanta en chœur avec moi <i>Cristobal</i>, <i>Les Colos</i>, <i>Le Tord-Boyaux</i>, etc. Est-ce cela, le parfum du succès populaire ? Celui que d’aucuns vous pardonnent difficilement ? Et souvent, hélas, parmi ceux-là, quelques-uns de ceux qui partagent la même passion que vous ?</p>
<p>Ce soir-là, Coquatrix n’osa revenir dans ma loge – toujours pendant que Monette épongeait ma sueur ! – que parce qu’il exultait littéralement.</p>
<p>– Alors, dit-il, vous avez vu ce tabac ? Vous avez sacrément bien fait de changer l’ordre de vos chansons. Mon conseil était bon !</p>
<p>Contrairement à cette assertion idiote, je n’avais pas modifié d’un iota l’ordonnance des chansons de mon récital de la veille. Je ne suis même pas sûr que Coquatrix ait perçu l’ironie dans mon timbre de voix quand je lui dis :</p>
<p>– Heureusement que vous étiez là ! Merci, Bruno !</p>
<p>Prenant Monette à part, Bruno lui avait dit un jour :</p>
<p>– Vous savez, chère madame – je ne le lui dirai pas car vous savez à quel point les artistes sont susceptibles –, mais c’est à vous qu’il incombe de faire savoir à votre mari que la salle n’a pas besoin de chanter en chœur avec lui. Que c’est inutile… et vulgaire.</p>
<p>Ce monsieur, qui avait le don d’accumuler les inepties, n’avait suscité chez Monette, cette fois-là tout comme ce soir, qu’un haussement d’épaules dédaigneux avant de lui tourner le dos.</p>
<p>La critique dès le lendemain fut unanime, hormis madame Danielle Heymann, qui distilla son habituel venin dans les pages de <i>L’Express</i> : « Pierre Perret est entré dans la célébrité par la volonté du peuple et n’en sortira pas par la force des baïonnettes du bon goût. Il trouve d’ailleurs de nombreux exégètes, qui n’hésitent pas à le comparer à Molière, à Ronsard, à Rabelais et à Charlie Chaplin. De temps en temps, c’est vrai, surgissent des chansons tendres, où l’argot fait gros mot de velours. Mais <i>Blanche</i>, <i>Marcel</i>, <i>Leïla</i>, tous ces prénoms semés comme des perce-neige dans la gadoue ne se vendent pas. Alors… »</p>
<p>Je fais grâce au lecteur de l’épithète foudroyante dont Monette affubla la vitrioleuse rédactrice de cette entreprise de démolition. Cette même année 1968, pour inaugurer son Grand Studio, RTL fit venir tous les chanteurs pour faire ensemble la photo de famille pour <i>Match</i>. Georges, qui se trouvait à trois mètres de moi, fit manifestement celui qui ne me voyait pas. Une fois les clichés pris, j’allai me planter devant lui et lui tendis la main en le regardant droit dans les yeux :</p>
<p>– Salut, Georges. Tu vas bien ?</p>
<p>– Ça va. Et toi ?</p>
<p>– Ça va.</p>
<p>Ce furent (presque) les derniers échanges verbaux qui – on le voit – n’avaient certes plus la saveur d’une amitié de quinze ans. Le chapitre « Georges » sera clos ici. Comme le diront immanquablement ses admirateurs, dont je fais toujours partie, quoi qu’on puisse en penser : « Touche pas à mon icône ! »</p>
<p>Je ne suis pas l’auteur des lignes qui vont suivre mais en l’occurrence on pourrait être tenté de me les accréditer après l’anecdote navrante que je viens de relater. Les voici : « N’importe qui peut compatir à l’échec d’un ami… Mais pour se réjouir de son succès, il faut une nature vraiment exceptionnelle. » Oscar Wilde.</p>
<p>Coquatrix offrit un pot aux artistes, musiciens et techniciens sur le plateau de l’Olympia le soir après la dernière. Le point d’orgue à ces trois semaines de bonheur total – avec le public ! – ne pouvait évidemment jaillir que de la bouche de Bruno. C’est avec son tact habituel que, se tournant vers moi en levant son verre à « notre santé », il dit :</p>
<p>– Eh bien ! mon cher Pierre, je vous l’avoue maintenant, je redoutais de prendre un sérieux bouillon avec votre spectacle ! Non seulement nous n’avons pas perdu le moindre centime, mais cela nous a laissé au contraire de quoi s’offrir quelques bons cabinets de cigares !</p>
<p>Monette, dont l’oreille traînait tout à côté, formula innocemment cette question en guise de réponse :</p>
<p>– Et je parie que ça paye même les voyages en première classe pour aller les acheter à Cuba !</p>
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<tit>Le cinoche</tit>
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<p>Depuis quelques années maintenant, je travaillais tel un forcené. Les tournées s’enchaînaient les unes après les autres. Nous n’avions plus de problèmes d’argent. J’avais seulement besoin de vacances. Rebecca aussi, puisque c’est ainsi que je l’avais définitivement baptisée de ce prénom qui lui va si bien – et tant mieux, il lui plaît aussi ! D’abord, sa consonance « biblique » me séduit, ensuite l’expression argotique « faire du rebecca » signifie « se mettre en colère » ou « provoquer la bagarre ». Ce qui, lorsqu’on la connaît, n’est pas vraiment antinomique avec sa personnalité. D’aucuns pourraient le confirmer !</p>
<p>Le cinéma me faisait à présent les yeux doux. Je n’étais pas contre. Ma première vocation – en parallèle avec la musique, bien sûr – n’était-elle pas la comédie, le théâtre ? Après avoir lu le scénario, j’acceptai de tourner avec Claude Autant-Lara un film dont l’histoire se déroulait dans les Ardennes durant l’Occupation. Nous tournerions sur les lieux mêmes décrits par Jacques Vaucherot, l’auteur du livre <i>Les Patates</i>, dont le film porterait le nom.</p>
<p>J’acceptai donc de jouer dans deux films en cette fin 1969 et début 1970. Je ne connaissais bien sûr que l’Autant-Lara de <i>La Jument verte</i>, de <i>La Traversée de Paris</i> et de tous ces mythiques films qui nous ont enchantés. Avant de devenir quelques années plus tard le vieux facho représentant du</p>
<p>Front national, il s’était avéré être un homme charmant autant qu’autoritaire et souvent têtu. Cela commença mal entre nous : le premier jour de tournage qui s’effectua d’abord aux studios de Joinville – et se poursuivrait dans les Ardennes – fut plutôt houleux. Était-ce une tactique, une volonté de « tester » son acteur principal dès le début ? Il me fit d’emblée tourner la scène la plus difficile du film. Couché en chien de fusil sur un banc, Clovis (le héros du film) devait soliloquer en un long « tunnel » sur toutes ses infortunes. Durant plusieurs minutes, il devait égrener tristement ses malheurs sur ce banc qu’il avait substitué au lit conjugal dans lequel il n’avait pas voulu dormir, sa femme l’ayant contrarié.</p>
<p>Dès les premières phrases de mon texte, quelle ne fut pas ma stupeur de voir mon Autant-Lara accroupi sous la caméra à trois mètres de là, en train de débiter mon texte en même temps que moi avec les mimiques accompagnant le récit. Bonsoir la concentration !</p>
<p>– Stop ! On stoppe !</p>
<p>– Qui a dit « on stoppe » ? s’écria Lara furibond.</p>
<p>– C’est moi, monsieur Lara. Je suis désolé, il m’est impossible de jouer cette scène dans ces conditions !</p>
<p>– Et… et alors ? Qui va la jouer ?</p>
<p>– Sans doute pas moi, tant que vous me ferez les gestes sous la caméra. Il m’est impossible, de cette façon, de me concentrer sur ce tunnel déjà pas facile à interpréter. Laissez-moi essayer, mais tout seul, s’il vous plaît !</p>
<p>– Oui ! Alors, à quoi je sers ? Ni Fernandel ni Gabin n’ont jamais osé me faire ça !</p>
<p>– Je suis vraiment désolé, je ne suis ni l’un ni l’autre et c’est sans doute pour cela que je ne pourrai pas. On arrête tout si vous voulez ! C’est le premier film que je tourne, je suis tout sauf un acteur chevronné. Et votre attitude n’est pas encourageante pour un débutant !</p>
<p>L’incident s’arrêta là. Lara, parti sur la pointe des pieds, avait fait signe à Noisette (son adorable cameraman) de me faire reprendre la scène sans lui. Je ne fis qu’une seule prise, après cet incident, et ce fut la bonne.</p>
<p>L’orage se dissipa vite entre nous.</p>
<p>Mon bouillant metteur en scène fut même parfois très arrangeant pour quelques plans délicats à tourner. Je prenais alors l’avion à Charleville-Mézières tous les quatre ou cinq jours pour aller chanter dans un concert à l’autre bout de la France. Je reprenais le tournage le lendemain matin, et cela n’était pas toujours très facile pour moi. Il me fit tourner un jour un plan de fou rire impossible pour moi à jouer de façon crédible. Perché en haut de la palissade qui protégeait mon champ de patates, j’étais censé m’écrouler de rire au spectacle de l’épicière faisant des galipettes avec le douanier, tous deux les fesses à l’air.</p>
<p>Malheureusement, ces deux coquins avaient tourné leur scène huit jours avant et je n’avais sous le nez pour tout sujet de fou rire qu’un champ de patates en plastique !</p>
<p>Je m’entendais rire si faux que je suppliai Claude de surseoir à cette prise en espérant bien sûr la réussir la prochaine fois.</p>
<p>Il ne fit qu’une seule prise trois jours plus tard, et cette fois aussi, ce fut la bonne. Merci, monsieur Lara.</p>
<p>Le deuxième film était inspiré d’un album de bandes dessinées de Lucky Luke : <i>Le Juge</i>. C’était l’histoire d’un aventurier qui s’appelait Roy Bean et qui faisait SA loi. Précisément le rôle que l’on me proposait de jouer. Jean Girault serait le réalisateur de ce film qui aurait naturellement pour titre <i>Le Juge</i>. Il devait être tourné en Italie, dans les studios de Cinecittà et en extérieurs dans les collines à plus de cent kilomètres de Rome. Je précise que c’était Robert Hossein qui endossait le rôle du méchant (Black Bird). Avec toute cette équipe, y compris les acteurs italiens, je m’amusai beaucoup, bien que les douze semaines de tournage furent épuisantes.</p>
<p>La production du film avait retenu pour moi une immense et confortable chambre très calme qui donnait sur les arbres côté cour à l’Hôtel de la Ville, en plein centre de Rome. Il y avait fort heureusement le samedi et le dimanche pour profiter des grasses matinées tant attendues.</p>
<p>C’est à neuf heures du matin que je commençais ma journée dans les mythiques studios de Cinecittà. Sergio Leone, qui tournait un western à côté, venait de temps en temps nous faire un petit coucou. Tourner en studio, me direz-vous, n’est pas bien exténuant, certes. En revanche, lorsque les tournages en extérieurs débutèrent, la voiture de production me prenait à quatre heures tous les matins devant l’hôtel. Après plus de deux heures de route malaisée, nous arrivions au pied des collines. De sept heures à huit heures et demie, assis dans la caravane de maquillage, je subissais patiemment l’opération « collage de poils » dans ma courte barbe afin d’en obtenir une conséquente. En effet, pendant les quinze jours qui séparaient la fin du tournage des <i>Patates</i> et le début de celui du <i>Juge</i>, les poils de mes joues n’avaient pas suffisamment poussé pour arborer la luxuriante barbe qu’exigeait le rôle. J’ai refusé bien entendu pour la vraisemblance de m’affubler d’un postiche. La consciencieuse maquilleuse, armée d’une pince à épiler, collait donc tous les matins, deux heures durant, des buissons entiers de poils de trois centimètres entre ceux de ma barbe naissante, qui elle n’en mesurait à peine qu’un petit.</p>
<p>À treize heures hélas, souvent mort de faim – debout depuis quatre heures du matin –, la pause déjeuner devant le sympathique panier-repas italien était un supplice. Comment ingérer, tous les jours, des spaghettis à la tomate avec des boulettes de viande sans avaler la moitié des poils si artistiquement fixés par ma patiente maquilleuse ? Je renonçai donc aux pâtes dès le troisième jour pour ne me nourrir que de gruyère en bâtonnets, de billes de chocolat ou de bananes, en ouvrant grand la bouche. De plus, boire du barolo rosso dans un verre avec une paille n’était pas non plus la meilleure façon d’apprécier un bon vin ! Toutes ces – petites – vicissitudes étaient largement compensées par les chaleureux dîners, souvent gastronomiques, que nous faisions dans le magnifique appartement qu’avait loué Jean Girault dans le célèbre quartier du Trastevere. Jean était un homme profondément gentil avec lequel je m’étais très bien entendu tout au long du tournage. Lui et son épouse Fanfan m’invitaient quasiment tous les soirs à dîner chez eux après la dernière prise de la journée.</p>
<p>J’assurais « l’intendance » à chaque fois qu’il m’était possible de leur ramener foies gras, confits et grands crus de Bordeaux de notre maison en Seine-et-Marne. Je partais en effet un week-end sur deux retrouver les miens à La Garde-Dieu. C’était parfois Monette qui venait me retrouver en Italie. Mes retours à Rome les bras chargés de saucissons et pâtés truffés maison étaient grandement appréciés par la petite tablée de gourmands invités par Jean. Zazie Gélin – mon homme de main dans le film –, ami et invité permanent à la table de Jean, n’était pas le dernier à s’empiffrer sans vergogne de toutes ces merveilles qui tant lui plaisaient. Il devint notre ami lui aussi. J’ai regretté sincèrement leur disparition prématurée à tous les deux. Jean et Zazie étaient vraiment deux copains « aux œufs », dont la connivence et la disponibilité étaient peu communes.</p>
<p>Je sympathisais aussi grandement avec Robert Hossein, qui devint lui aussi un ami au fil des années. Ce fut quelque temps plus tard que Bernard Buffet et Annabel nous réunirent une fois par an au restaurant Tong Yen, à la fin du vernissage de l’exposition annuelle de Bernard à la galerie Garnier. Robert était toujours désopilant lors de ces dîners avec Bernard et Annabel, lui qui était pourtant si hypocondriaque dans la vie ! On s’en amusait beaucoup, Zazie, Jean et moi. Interrompant le tournage, Robert avait pris un jour l’avion en urgence pour aller à Paris chercher à l’institut Pasteur le vaccin antidote de l’éternuement de son voisin sur le plateau. Ces outrances nous amusaient tous et les scènes à tourner avec lui me divertissaient toujours beaucoup. Robert était un grand pro mais aussi un inextinguible et savoureux bavard qui ne se prenait pas une seconde au sérieux.</p>
<p>Le film <i>Les Patates</i> n’eut qu’un petit succès à sa sortie dans les salles parisiennes. <i>Le Juge</i>, quant à lui, fut programmé à Paris en plein mois d’août, à une époque où « les congés payés » étaient quasiment tous en vacances en même temps, en ces années 1970. Les salles parisiennes en tout cas étaient désertes. Ce film passa donc totalement inaperçu en France. Il eut en revanche un gros succès et un beau parcours en Italie. Il fit un nombre très substantiel d’entrées durant des mois. Je m’étais promis – hélas, je n’y parvins pas – de revenir à Rome pour le voir car m’entendre ainsi doublé en italien m’aurait sans doute amusé.</p>
<p><i>Les Patates</i> a été diffusé un tas de fois à la télévision depuis sa sortie. L’époque durant laquelle se déroule l’histoire (l’Occupation), la qualité du casting, et pour tout dire celle du film de Lara suffisent sans doute à ne pas laisser indifférentes les générations qui se succèdent. Grâce à – ou à cause de – cela, régulièrement, au lendemain de ces rediffusions, j’entends des gens me dire : « Alors, le cinéma, vous en referez quand ? Vous avez définitivement abandonné ? »</p>
<p>Il est vrai que j’eus après ces films de nombreuses propositions, Jean lui-même m’avait offert le rôle principal dans son prochain film, qu’après mon refus forcé il tourna sans moi. C’était <i>Le Permis de conduire</i>. De toute façon, j’étais indisponible au moment de la réalisation du film car je chantais presque tous les jours. On me proposa également à l’époque un double tournage, pour le cinéma et pour la télévision à la fois, dans le rôle de Nestor Burma. Le personnage ainsi que l’écriture du scénario et des dialogues ne me déplaisaient pas, mais mon calendrier était (hélas et tant mieux !) plein comme un œuf de dates de concerts aux quatre coins de l’Hexagone ainsi qu’en Suisse, en Belgique, et même en Afrique.</p>
<p>Le temps d’isolement exigé par l’écriture de mes chansons, additionné aux concerts que j’ai donnés toute ma vie, m’ont laissé peu de place à consacrer au cinéma. Ce fut un choix et je ne le regrette pas. Mais demain peut réserver des surprises dans ce domaine. Sait-on jamais !</p>
<p>Hormis ces deux films pour lesquels j’ai écrit la musique et les chansons, j’ai pondu la musique et la chanson du film pour ma copine Nelly Kaplan (le long-métrage <i>Charles et Lucie</i>), une musique pour Peter Ustinov, qui tourna dans <i>Nous maigrirons ensemble</i> (titre aussi de la chanson), la musique et la chanson, intitulée <i>Prune des bois</i>, d’un film belge, sans oublier <i>La Fille aux petits frissons</i>, chanson dont j’écrivis les paroles sur une musique de Philippe Sarde pour <i>L’État de grâce</i>, un film de Jacques Rouffio. J’ai aussi écrit, plus tard, la musique et les chansons pour quelques feuilletons télé tel <i>La Route inconnue</i>, en deux épisodes, de l’ami Devewer, qui ont été aussi pour moi de belles récréations au milieu de ces quelque cent cinquante récitals que j’assurais chaque année.</p>
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<tit>Adieu Léon, bonjour Adèle !</tit>
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<p>Abandonner depuis douze ans déjà cinquante pour cent de mes droits d’auteur à un éditeur, était-ce finalement bien raisonnable ? Mais, avouons-le, jusqu’à présent, aurais-je pu faire autrement ? De façon plus pragmatique, quels avantages – tant chez Barclay que chez Vogue – cela m’avait-il procurés ? Vraiment peu de choses qui justifiaient l’abandon de telles sommes. Quelques-uns des titres les plus connus – <i>Moi, j’attends Adèle</i>, <i>Le Tord-Boyaux</i>, <i>Les Colos</i>, etc. –, pour justifier ces cinquante pour cent octroyés à l’éditeur, avaient été enregistrés par Aimable, André Verchuren et quelques autres. Mais le peu de droits d’auteur que ces enregistrements avaient généré ainsi que l’impression des « petits formats » de chansons que l’on vendait alors bon marché dans les magasins de musique étaient loin de justifier un cadeau si démesuré à un éditeur. Pourquoi alors ne pas créer nous-mêmes nos propres éditions ? nous sommes-nous dit, mon épouse et moi. Pourquoi ne pas devenir nous-mêmes les producteurs de mes chansons ? Et pourquoi ne pourrions-nous pas gérer librement tout cela – puisque j’étais le seul auteur et compositeur de mes œuvres ? Une bonne distribution du disque à l’avenir n’était-elle pas suffisante ? Oui, qu’est-ce qui nous empêchait dès lors de créer notre propre label ? À ce moment-là, oui, nous pouvions nous le permettre. Je serais de plus désormais totalement libre. La liberté a-t-elle un prix ? Les Éditions Adèle, baptisées ainsi en référence à ma première chanson enregistrée, naquirent d’un raisonnement qui nous semblait être l’écho du bon sens. Nous ne regrettâmes jamais cette décision prise voici plus de quarante ans. Henri Salvador excepté, nous fûmes les seuls dans le métier à oser revendiquer une telle auto-nomie. Vouloir se démarquer vis-à-vis des puissantes majors qui faisaient leur loi ne tenait-il pas aussi de la gageure ? Cela ne frisait-il pas la provocation… et l’inconscience ? Nous n’allions pas tarder à subir les douloureux contrecoups d’une telle audacieuse entreprise. Le « grand ménage » allait commencer.</p>
<p>Tourner le dos aux firmes de disques était bien beau, encore était-il indispensable pour l’heure de me débarrasser de la mienne. Il n’était pas douteux que Léon Cabat, P-DG de la seule maison indépendante du métier, allait très mal prendre la chose. Par ailleurs, pensâmes-nous, notre auto-nomie ne serait totale que si les futures Éditions Adèle géraient à l’avenir totalement mon calendrier. Il serait bien plus aisé à l’avenir de décider nous-mêmes de mes périodes d’écriture, des concerts et des vacances dans les îles lointaines auxquelles nous allions prendre de plus en plus goût, si je parvenais à me sortir cette épine du pied. Rebecca, souhaitant tout comme moi que notre autonomie fût entière, suggéra de concentrer à Nangis même toutes nos activités. Cerise sur le gâteau, elle voulait gérer aussi dès à présent le calendrier de mes futurs concerts. Je n’étais bien évidemment pas contre cette décision, puisque je tenais par-dessus tout à ma totale indépendance.</p>
<p>– Je crains pourtant, objectai-je, que sans l’aide d’une secrétaire tu ne parviennes toute seule à gérer tout cela.</p>
<p>– Nous verrons ! Fonçons, nous verrons bien après…</p>
<p>C’était tout elle !</p>
<p>Ainsi fut-il décidé. C’est donc quelques semaines avant l’expiration du contrat Vogue, en cette année 1969, que nous acceptâmes de rencontrer Léon Cabat. Nous avions dix raisons de ne pas vouloir renouveler ce « bail » qui avait duré six années chez lui. Léon, lui, en avait cent pour nous convaincre du contraire. À partir de l’instant où nous voulions créer les Éditions Adèle, il nous fallait faire preuve d’imagination. Nous allions donc faire en sorte que lesdites éditions proposent au chanteur auteur-compositeur Pierre Perret le contrat dont nul artiste n’avait encore osé rêver. Que pensez-vous que nous fîmes ? Relisant attentivement toutes les clauses d’interdictions diverses stipulées sur le dernier contrat – celui de Vogue –, nous en prîmes le contre-pied systématique.</p>
<p>Au lieu des neuf pour cent de royalties accordées généreusement par Léon Cabat, la gentille Adèle me signa donc le plus fabuleux contrat jamais proposé à un chanteur. Il m’accordait quatre-vingt-dix pour cent (hormis les dix pour cent de frais de gestion) des royalties totales d’un disque. Je pourrais désormais enregistrer librement mes chansons – non plus aux studios Vogue, à Paris – mais à Nashville, en Afrique du Sud ou en Jamaïque quand je le désirerais et cela durant un séjour indéterminé et tous frais payés évidemment. Tous les avantages accordés par l’édition à l’artiste étaient de ce tonneau-là. De plus, je n’étais soumis bien entendu à aucune exclusivité. Je pouvais rompre ledit contrat à la moindre contrariété sans le plus petit dommage à payer à mon éditeur. Ah ! J’oubliais, contrairement aux exigences de Léon, le nombre de chansons à enregistrer annuellement n’était pas non plus stipulé. Seul l’artiste avait le pouvoir d’en décider au gré de son humeur créatrice.</p>
<p>– Si tu peux t’aligner sur un tel contrat, cher Léon, lui dit Rebecca au téléphone <i>(elle le lui avait fait parvenir au siège de la firme Vogue à Villetaneuse)</i>, Pierre te le signera volontiers.</p>
<p>Léon s’étrangla de rage et nous fit un procès. De nouvelles propositions de sa part affluèrent dès lors très vite. Rebecca, désormais, le rencontrait régulièrement. Il faut bien avouer que ce dernier, pour lequel nous avions néanmoins de l’estime, ne se départit jamais d’un certain fair-play. Il aimait les artistes. Bien sûr, ses intérêts primaient sans doute tout le reste, mais je crois qu’il avait pour nous une certaine affection. Il respectait l’auteur, le compositeur que j’étais à ses yeux ainsi que la franchise sans détour de Rebecca, qu’il appelait « Zézette ». Ils déjeunèrent, elle et lui, plusieurs fois dans des restaurants fameux – il était fin gourmet –, essayant pour sa part – sans succès ! – de convaincre ma femme de « ne pas tout gâcher entre nous ». Il était prêt, à présent, à accorder non loin de vingt pour cent de royalties sur les ventes d’un disque. Sacrifice colossal pour Léon !</p>
<p>– Vous feriez mieux d’accepter cette proposition aberrante de ma part, jamais je n’ai proposé cela à un artiste ! De toute façon, vous allez perdre ce procès.</p>
<p>– Nous ne ferons pas marche arrière, lui assura ma femme. Et ce procès, nous le gagnerons.</p>
<p>– Et moi, je suis sûr que tu perdras ! renchérit Léon. Tu paries quoi ?</p>
<p>– Je parie ce que tu voudras, lui dit Rebecca.</p>
<p>– Mais encore ?… </p>
<p>– Je te parie une voiture, dit-elle spontanément.</p>
<p>– Quelle voiture ? demanda Léon que ce jeu et l’aplomb de son adversaire amusaient.</p>
<p>– Tu la choisiras toi-même quand tu auras perdu en appel… Car tu vas faire appel, évidemment ?</p>
<p>– D’après toi, ma cocotte ?</p>
<p>Léon fit appel, cela allait de soi, et… il perdit.</p>
<p>C’était pour nous inespéré et, pour tout dire, miraculeux.</p>
<p>Un mois après le procès perdu, une superbe voiture anglaise, une Austin Princess, pourvue d’un superbe tableau de bord en palissandre et de sièges recouverts de chevreau beige clair, était livrée à la maison avec les félicitations de Léon Cabat. Chapeau, Léon !</p>
<p>Notre cher Roland Ribet perdit lui aussi son humour lorsque Rebecca lui annonça que désormais elle s’occuperait elle-même, et elle seule, du calendrier de mes galas à Nangis dans notre maison.</p>
<p>– Mais ma pôvre Simone, gémit-il avec son accent nîmois, vous n’y arriverez jamais toute seule ! De plus, si vous décidez de quitter Vogue pour voler de vos propres ailes, vous aurez tout le métier contre vous. On ne vous fera pas de cadeaux, vous savez ! Ils vont vous savonner la planche, vous ne vous en remettrez jamais !</p>
<p>Sa prophétie ne manquait pas de réalisme. Il eut toutefois tort de penser, sans doute comme Léon, qu’on ne s’en remettrait jamais. Certes, nous en avons bavé, nous y avons mis du temps, mais nous y sommes parvenus. Bon nombre de radios, ayant – déjà ! – des accords commerciaux plus ou moins occultes avec les éditeurs, commencèrent très vite à scier la branche sur laquelle nous venions de nous asseoir. Mais n’anticipons pas…</p>
<p>Le premier super 45 tours que j’enregistrai sous le label Adèle fut incontestablement un bide. Du moins à sa sortie. Des quatre titres gravés dans la cire de l’indépendance, pas un seul ne trouva grâce aux yeux des programmateurs de radios. <i>Quand on a le cœur gros</i>, écrit sur la musique que j’avais composée pour le film <i>Les Patates</i>, ne fut pas mieux accueilli que <i>L’Amour diabolique</i>, <i>La Louve</i> ou <i>Qu’est-ce qu’elle est belle</i>. Je défendis néanmoins sur scène ces deux dernières qui eurent chacune leur succès. La maison de distribution Sonopresse, filiale de Hachette avec laquelle nous avions signé un contrat de distribution, se chargeait à présent de vendre mes disques aux quatre coins de l’Hexagone. Ses représentants étaient pleins d’enthousiasme et, loin de se décourager, attendaient impatiemment le disque suivant.</p>
<p>Le deuxième super 45 tours, comprenant <i>Les Voyages organisés</i>, <i>Vive le XV</i>, <i>La Distraite</i> et <i>Quand le soleil entre dans ma maison</i>, fut à peine mieux accueilli au sein de nos chères stations de radio (hormis à Europe 1). C’est finalement <i>Vive le XV</i> et <i>Quand le soleil… </i>qui, avec l’impact de plus en plus important des émissions de télé, finirent par s’imposer. Cette dernière chanson, chantée en chœur avec moi par le public dans les salles depuis sa création, était le fruit d’une inspiration spontanée qui marqua une sorte de tournant dans ma manière d’écrire. Je n’eus guère le temps ni le souci, durant son élaboration, d’observer la métrique ni la richesse de rimes qui m’étaient si chères et dont je me préoccupais généralement. Cette prose, nouvelle chez moi, structurée en chanson, n’avait été guidée que par la musique des mots en symbiose totale avec l’air que j’avais dans la tête tout en l’écrivant. C’était très tôt, à l’aube d’une belle journée d’été en Normandie, que j’en avais pondu la moitié, assis sur une charrue – à une époque où il y en avait encore – abandonnée au bord d’un champ.</p>
<p>Le deuxième disque chez Adèle se vendit mieux que le précédent. La « gamine » – notre mascotte – retrouva des couleurs. C’est fin 1970 que, avec huit chansons nouvelles ajoutées aux précédentes citées, notre chère Adèle enfanta de son premier album 30 centimètres. Les petites dernières avaient pour nom <i>Les Proverbes</i> (particulièrement déjantés !), <i>Fillette</i>, <i>Le bonheur, c’est toujours pour demain</i> ou <i>La porte de ta douche est restée entrouverte. </i>Ces deux dernières – tout comme <i>Quand le soleil… </i>– ne font-elles pas partie aujourd’hui de ce que d’aucuns appellent mes « incontournables » ?</p>
<p>Finalement, cette année 1970 ainsi que la suivante seraient pleines d’événements heureux qui devraient permettre à Adèle – <i>alias</i> Rebecca – de s’asseoir enfin confortablement sur son fauteuil de « pédégette », ainsi que je la baptisai. À ce moment, Félix Vitry, qui n’avait pas la mémoire courte, me rappela que, après le succès remporté à Bobino deux ans auparavant, il n’était que temps de « remettre le cou-vert », selon sa formule. Nous aurions salle comble durant quatre semaines encore cette fois-ci. La première partie ne comprendrait que des copains talentueux que je souhaitais avoir avec moi. Des surréalistes et drôlissimes Frères ennemis que j’adorais (avec lesquels j’écumais les boîtes !) jusqu’à l’ami Henri Tachan qui cheminait comme moi hors des sentiers battus, en passant par Thierry Le Luron qui faisait ici ses vrais débuts à Paris, tous eurent à leur manière un indéniable succès qui fut salué par la presse. Cette dernière fut cette fois-ci quasiment unanime à mon propos, hormis Guy Sylva qui titrait dans <i>L’Humanité</i> : « De l’eau de rose dans le <i>Tord-Boyaux</i> ». Macabiès, dans <i>France-Soir</i>, disait de la chanson <i>Le Bonheur, c’est toujours pour demain</i> qu’elle ne serait pas dédaignée par un Reggiani, et pour <i>La porte de ta douche…</i>, qu’on la jurerait échappée de la guitare de Brassens (!).</p>
<p>Dans <i>Les Lettres françaises</i>, René Bourdier gageait lui aussi que Brassens ne renierait pas <i>La porte de ta douche</i>…</p>
<p>Pour <i>L’Aurore </i>: « Pierre Perret ne ressemble à personne et c’est là la force de son talent, au même titre qu’un Brassens ou un Ferré. »</p>
<p>Enfin, les « images rabelaisiennes et les subtils couplets [qui] feraient passer l’auteur pour un élève “doué” de Brassens », c’est Paul Carrière qui l’affirmait dans <i>Le Figaro</i>. Il n’y avait donc pas moins de quatre références à Brassens sur cinq papiers, cela ne risquait-il pas encore d’attiser les braises ? Mais cela avait-il encore la moindre importance ?</p>
<p>Cette si fructueuse année 1970 fut pourtant assombrie par la pire des nouvelles que nous eussions pu imaginer. Ce fut bien sûr, pour nous, le suicide de Lucien Morisse. Le ciel nous tomba sur la tête en apprenant cela. Lucien, que j’avais vu dans son bureau à Europe 1 quelques jours plus tôt et qui tenait apparemment une forme éblouissante ! Ne me faisait-il pas, depuis que nous étions devenus amis, toujours partager ses enthousiasmes, ses coups de cœur. Je le revois encore quelques années plus tôt si heureux au retour d’un voyage au Brésil, il était si fier d’avoir ramené dans ses bagages l’une des premières bossa-nova qu’il nous fit écouter et qu’il allait faire adapter en français. Elle serait intitulée <i>Lorsque la banda passa</i>. Il avait aussi grand espoir en un titre que nous écoutâmes ensemble dans son bureau et qui allait devenir mondialement connu, il s’appelait <i>Brigitte Bardot</i>.</p>
<p>– Là, on tient deux tubes, se réjouissait-il, tel un enfant qui s’émerveille devant ses cadeaux de Noël.</p>
<p>Certes, son mariage avec Dalida en avril 1961 avait à peine duré deux ou trois ans. Il semblait pourtant s’en être remis et avoir dépassé ce cap. Le personnage lucide, pragmatique et somme toute pétri de bon sens qu’il incarnait était néanmoins fasciné par l’astrologie. Il sollicita de Madame Soleil, une astrologue qu’il avait découverte et engagée à Europe 1 – qui ne s’en souvient ? –, qu’elle lui fît son thème astral avec force digressions sur le devenir de son existence. Sans pour autant prendre cela pour argent comptant, ne murmurait-on pas alors que cette pythonisse lui avait elle-même annoncé qu’il se suiciderait un jour ? Dalida, pour laquelle j’avais aussi tant d’affection, ne nous fit-elle d’ailleurs pas le même sinistre gag quelques années plus tard ? Faut-il être habité par un insondable désespoir pour en arriver là ?</p>
<p>Comment oublier que sans Lucien je n’écrirais sans doute pas aujourd’hui le récit de ces turbulentes – à la fois périlleuses et merveilleuses – années baignées de chansons ? Son amitié attentive ne m’avait-elle pas détourné d’un découragement qui faillit bien avoir définitivement raison de ma passion ? Oui, mon vieux frangin, aujourd’hui encore, lorsqu’une décision importante pointe son nez, mon réflexe naturel n’est-il pas de me demander : « Qu’en penserait Lucien ? »</p>
<p>Ma chère et courageuse Rebecca se démenait à présent comme un beau diable pour faire vivre Adèle. Elle eut vent de certaines informations confidentielles selon lesquelles quelques imprésarios – dont notre cher Roland Ribet – répondaient aux directeurs de salle qui souhaitaient engager Pierre Perret : « Il n’est pas libre à cette date… mais je peux vous proposer… un autre artiste qui par chance se trouve disponible ce jour-là. » Cela déclencha bien entendu l’ire de mon épouse et la détermina à écrire elle-même à des milliers de directeurs de théâtre. Elle les informa qu’il était préférable de s’adresser dorénavant directement aux Éditions Adèle pour engager son chanteur de mari. Elle fit face quelque temps à cette avalanche de travail. Vu cependant la multiplicité des tâches à accomplir en temps voulu, elle finit par admettre qu’elle ne pourrait plus y parvenir seule. Elle engagea donc une secrétaire, qui serait suivie d’une seconde quelque temps plus tard. Elle dut aguerrir la première qui ignorait totalement les arcanes et les pratiques de ce métier si particulier qu’est celui du show-biz. La seconde n’était autre qu’une de ses anciennes collègues, Monique L., secrétaire chez Barclay en même temps qu’elle quelques années plus tôt. Elle fut évidemment la bienvenue au sein de notre petite maison de disques.</p>
<p>Le premier vrai succès avéré dont Adèle eut le droit de s’enorgueillir fut incontestablement gravé sur le disque suivant. C’était <i>La Cage aux oiseaux</i>. Pourtant, dès le début, ce 45 tours simple (aujourd’hui on dit <i>single</i>, c’est plus branché !) semblait boudé par les radios. Il ne comprenait que deux titres : le second était <i>Dépêche-toi, mon amour</i>. C’était le seul que l’on entendait un peu sur les ondes. C’est Rebecca qui, lors de la sortie du disque, l’avait apporté elle-même aux responsables de la programmation dans toutes les stations, dont évidemment Europe 1. Après la disparition de Lucien, Pierre Delanoë avait été nommé directeur des programmes. Ce dernier la reçut plutôt froidement dans son bureau. Il est bon de préciser qu’en ce temps-là, sitôt l’enregistrement fini, on faisait parvenir une bande sonore ou un disque souple aux radios pour leur donner la primeur de la diffusion avant la sortie du disque dans le commerce, deux ou trois semaines plus tard. Lorsque Rebecca offrit donc ce dernier qui sortait de presse à Delanoë, elle lui dit :</p>
<p>– Je vous apporte <i>La Cage aux oiseaux</i>. Vous l’avez peut-être écoutée ? On n’entend pas beaucoup cette chanson diffusée chez vous…</p>
<p>Il prit le disque dont il regarda la pochette d’un air dédaigneux avant de le rejeter sur son bureau, vers elle, en disant :</p>
<p>– Vous appelez ça une chanson ?</p>
<p>Oui, l’absence de Lucien à bien des égards se faisait cruellement sentir. La « mise en place » du disque chez les disquaires, assumée généreusement par le prosélytisme des représentants qui trouvaient le disque « formidable », se fit dans la semaine qui suivit sa sortie. De Radio Monte-Carlo à Europe 1 en passant par France-Inter ou Radio-Luxembourg (qui n’était pas encore RTL !), nulle d’entre ces stations ne diffusait alors <i>La Cage</i>. Le mois suivant, Jean-Pierre Renard – le mari à l’époque de notre amie Juliette Boisriveaud – me téléphona :</p>
<p>– Cher Pierre, j’ai un service à te demander.</p>
<p>– Dis toujours, mon vieux Jean-Pierre. Si je peux…</p>
<p>– Voilà, la télévision me demande de programmer l’émission quotidienne de Danièle Gilbert de douze heures trente à treize heures. Je souhaiterais que tu en fasses partie.</p>
<p>– Mais encore ?… </p>
<p>– Eh bien, je voudrais que tu accueilles toi aussi les invités sur le plateau, les personnalités. Bref, que tu coprésentes l’émission avec elle. Je suis sûr que ce serait un sacré plus. Tu n’auras, toi, aucun problème pour accueillir aussi bien Claude François que le professeur Montagné ou le cardinal Lustiger… De plus, tu as carte blanche pour tes chansons. Tu peux embarquer ton orchestre dans l’aventure et chanter ce que tu voudras quand tu en auras envie. J’aimerais bien aussi que tu m’écrives un générique musical, une chanson, ce qui te plaira, pour démarrer et terminer l’émission tous les jours.</p>
<p>C’était là un drôle de challenge et une sacrée preuve de confiance de sa part ! Je lui dis :</p>
<p>– Banco !</p>
<p>– As-tu un disque nouveau ? me demanda-t-il.</p>
<p>– Eh bien, justement j’ai une chanson qui s’appelle <i>La Cage aux oiseaux</i>. Je pourrais peut-être la chanter le mercredi pour les enfants.</p>
<p>– Mais oui, génial. Et pourquoi ne la chanterais-tu pas tous les jours en guise de générique ? Ou bien simplement la jouer avec ton orchestre ? Tu verras bien, c’est comme tu le sens. Tu as carte blanche, je te le répète.</p>
<p>Ou chantée ou jouée « jazzy » quotidiennement avec l’orchestre, en moins de deux semaines <i>La Cage aux oiseaux</i> devint populaire. Les enfants s’emparèrent de la chanson. Ils prirent même hélas (trop !) à la lettre les paroles du refrain, qui ne sont autres qu’une parabole, un évident chant de liberté. Dans toute la France, ils se mirent à ouvrir les cages… Je reçus dès lors cinquante lettres par jour dont une bonne dizaine d’entre elles qui m’insultaient copieusement, me traitant pour le moins de « crétin irresponsable » ! La chanson, boudée jusqu’alors par les radios, était à présent diffusée partout – sauf à Europe 1 ! (Comme l’histoire change !) Elle grimpait allègrement une fois de plus vers le sommet du hit-parade des ventes.</p>
<p>Danièle Gilbert, loin de prendre ombrage de cette « cohabitation », fut adorable avec moi. La « Grande Duduche » était et reste une pro. Les impondérables sont fréquents au cours d’une émission en direct. Elle n’était jamais débordée et prenait toujours tout avec humour. Nous dûmes faire face à la panne de micro, à l’invité en retard, à celui qui se décommandait dix minutes avant l’émission, ou qui ne venait pas sans même se décommander ! Bref, mon bon Gilou ne s’étonnait plus du tout lorsque, saisissant ma guitare, je lui lançais :</p>
<p>– On attaque <i>Le Bonheur</i>…</p>
<p>Je chantais ainsi, à l’impromptu, <i>Le Bonheur, c’est toujours pour demain</i> et à présent, familiarisé avec cette chanson, le public la reprenait avec moi, tout comme il le faisait déjà pour <i>La Cage aux oiseaux</i>.</p>
<p>Les responsables de la chaîne, me dit Jean-Pierre, étaient enchantés de l’excellente audience que nous avions, ainsi que du ton de cette émission de « bonne tenue » dont les animateurs ne se prenaient pas au sérieux. L’émission dura plusieurs mois et je pris conscience alors de la colossale influence (il n’y avait toujours que deux chaînes !) qu’avait la télévision au sein de chaque famille française. La petite Adèle prospérait, contredisant tous les Cassandre et les oiseaux de mauvais augure qui espéraient tant notre faillite. Les représentants de Sonopresse, eux, se frottaient les mains car l’album tout comme le 45 tours de <i>La Cage</i> se vendaient à présent très bien. Ils n’attendaient encore une fois que le suivant…</p>
<p>En ces années 1969, 1970 et 1971, malgré la folie des tours de chant qui s’enchaînaient d’un théâtre à l’autre, j’écrivais, j’écrivais, j’écrivais !… plus que jamais. Je transpirais tant sur la feuille blanche en Normandie que je sortis même, cette année 1971, un deuxième album ne comportant pas moins de dix chansons nouvelles sur douze. En plus de <i>La Cage</i> et de <i>Dépêche-toi, mon amour</i>, il y avait fort à parier que l’éclectisme échevelé des petites dernières allait encore copieusement dérouter les critiques. Ils allaient se faire une fois de plus les dents sur le dernier tour de chant que j’avais concocté pour ma prochaine rentrée à Paris. Oui, Félix Vitry, qui y avait pris goût, m’avait demandé une fois de plus de chanter à Bobino, du 10 décembre 1971 au 3 janvier 1972. Je ne parviendrais d’ailleurs pas malgré moi à assurer totalement mon contrat. Le soir du réveillon du 31, je me ferais massacrer le portrait à la sortie de Bobino par une bande de loubards qui avaient décidé, pour fêter le nouvel an, de taper sur le premier de l’année qui passerait dans la rue à leur portée. Je m’en tirai avec un nez et les cartilages en bouillie, et c’est le visage plâtré que je partis avec Rebecca en vacances aux Antilles durant trois semaines. Ce repos nous semblait bien mérité. J’appris dix jours plus tard qu’on avait arrêté mon principal agresseur. C’était un pitoyable petit loubard totalement inculte, violent, mais plus bête que méchant. Ses parents, que je vis à mon retour de vacances, effondrés au palais de justice, semblaient tout droit sortis de la cour des miracles. Leur fils, depuis qu’on l’avait appréhendé, avait déjà fait trois semaines de préventive, je refusai donc de porter plainte afin de ne pas bousiller l’avenir de ce crétin.</p>
<p>Ce tour de chant à Bobino, plus que le précédent, allait une fois encore ébranler les critiques professionnels. J’avais choisi une première partie composée de copains – comme d’habitude. Je retiendrais surtout les débuts de Dani dont la personnalité marginale avait des effets plus que probants sur le public. Elle était très drôle en chantant <i>Papa vient d’épouser la bonne</i>. C’était de plus une très bonne copine. Elle faisait partie des quelques artistes hors normes que nous aimions tant, Rebecca et moi, au même titre que ce cher Boby Lapointe – déjà très malade – auquel j’avais demandé de terminer ma première partie. En serait-il capable ? C’est ce que Rebecca demanda au téléphone à son médecin.</p>
<p>– Il est condamné de toute façon, lui dit-il. C’est le dernier cadeau qu’il aura reçu de la vie. Pour lui, cela ne peut que retarder l’échéance.</p>
<p>Je peinais à voir les gouttes de sueur couler le long de ses tempes durant la répétition, l’après-midi du premier jour, dans la salle vide.</p>
<p>– Ça ira, Boby ? lui avais-je demandé en essayant de masquer mon inquiétude.</p>
<p>– Ne t’en fais pas, Pierre ! me fit-il. Tu sais bien que je suis de Pézenas, le pays de Molière, mais ne crois pas pour autant que je vais mourir en scène comme lui, me dit-il en riant.</p>
<p>Je me rendais habituellement très tôt au théâtre pour y effectuer la balance. J’y arrivais pourtant tous les jours après Boby, que je surprenais déjà installé dans sa loge.</p>
<p>– Mais bon sang, Boby ! comment fais-tu pour être là si tôt ? De plus, c’est tellement compliqué pour garer sa bagnole !</p>
<p>– Oh ! ça, me répondit-il, pour moi ce n’est pas un problème ! Je fous ma caisse n’importe où, même des fois à cheval sur le trottoir ! Ils peuvent me filer autant de prunes qu’ils voudront sur le pare-brise, de toute façon je ne serai plus là pour les payer. Ils l’auront dans l’os ! conclut-il en éclatant de rire.</p>
<p>Ce pauvre Boby m’a fait rire… jaune.</p>
<p>Une fois de plus, la salle de Bobino serait tous les soirs bourrée à craquer. Le succès fut total. Le public jubilait et chantait spontanément presque toutes les chansons. La presse était à peu près partout dithyrambique dans un <i>crescendo</i> sans fin dont je ferai grâce au lecteur. En tout cas, c’était la première fois qu’on n’évoquait plus du tout Brassens ! Ouf !</p>
<p>Seul bémol, on déplorait dans le journal <i>France-Soir </i>l’éclectisme des sujets qui me faisait aujourd’hui passer de <i>Blanche</i> à <i>J’irai pas chez ma tante</i> ou de <i>Ma femme</i> aux <i>Jolies Colonies</i>. Il est vrai qu’il désarçonnait alors souvent la plupart des critiques qui d’ordinaire aimaient bien savoir à quoi s’en tenir. L’humour – « rabelaisien », disaient-ils depuis toujours ! – ou la tendre évocation du « mont Gerbier-des-Joncs » éclaboussé par la douche de mon héroïne ne faisaient pas toujours bon ménage dans l’esprit cartésien de ces messieurs. Ces chansons atypiques ainsi accolées n’étaient pourtant pour moi que le reflet de la vie telle que je la voyais, parée de ses couleurs si différentes. C’était à l’écoute précisément de ces dernières que, dans la salle, l’émotion le disputait au rire lors de chacun des concerts que je donnais. Aujourd’hui comme hier, la banale histoire du <i>Plombier</i> ou celle d’<i>Olga</i> ne dédramatisent-elles pas un tant soit peu les récits croisés de <i>La Petite Kurde</i>, de <i>Lily</i>, de <i>Mon p’tit loup</i> ou de <i>Malika</i> ? Désolé de préciser ici que ces voisinages insolites, mis en accusation, me sont chers depuis toujours.</p>
<p>Je n’ignorais pas que bon nombre de mes collègues de ce métier faisaient parfois la fine bouche devant les hardiesses verbales dont j’usais (et souvent abusais pour certains !) dans mes chansons. Je n’ai jamais souhaité être aimé de tout le monde, tant s’en faut. « Où es-tu, chère liberté d’expres-sion », ai-je écrit dans une récente chanson, <i>Liberté zéro</i>. Oui, c’est cette valeur-là que j’ai toujours préservée dans ma création. Rien ne m’est plus cher en effet que cette manière libre de m’exprimer qui a toujours été la mienne.</p>
<p>Désormais, au beau milieu de ce tumulte quotidien où les concerts s’enchaînaient à un rythme de plus en plus frénétique et où les émissions de radio succédaient à celles de télévision, il était de plus en plus difficile de ménager du temps pour vivre avec les miens. Voyager, écrire et profiter des vacances avec les enfants ou avec quelques amis, tout cela exigeait des prouesses d’organisation du calendrier. Nous y parvenions cependant, mais au prix de quelles difficultés ! Il faudrait bien que cela change un jour. J’avais parfois des nouvelles de mon frère qui était à présent grand chef de cuisine à New York au célèbre restaurant Sardy’s à Broadway. Nous irions le voir d’ailleurs un jour lui et sa petite famille, Philippe et Henri ainsi que sa vaillante et gentille épouse Pierrette. Jean-Claude était à présent un chef plus qu’apprécié aux <i>States</i>. Il était en quelque sorte lui aussi une star mais de la grande cuisine. Ne donnait-il pas des cours de gastronomie française à la télévision américaine ? Je me proposais de les inviter un jour dans un palace au bord de la mer en Guadeloupe afin de réunir autour de nous tous ceux que nous aimions. Nous y parviendrions quelques mois plus tard, en invitant nos familles – parents et enfants compris – une semaine durant au palace de La Caravelle à Pointe-à-Pitre.</p>
<p>J’avais désormais de furieuses envies de pêche en mer ou en rivière, de cueillettes de champignons trop longtemps oubliées, de lecture (ce qui me manquait le plus !), de cuisiner, d’inventer des plats, de voyager, de parler avec des inconnus, de découvrir des cultures nouvelles, des auteurs étrangers. J’avais mille envies de vivre d’autres découvertes que celles des routes de France que je connaissais par cœur. Je ne voyais plus quotidiennement que des pompistes, des hôteliers, des théâtres, des casinos, des théâtres de verdure et des arènes, tous remplis de public. D’abord, comment créer des chansons lorsque le quotidien n’est meublé « que » de cela ? Je n’avais guère envie de ne chanter « que » <i>Les Jolies Colonies de vacances</i>, <i>Le Tord-Boyaux</i>, <i>Cristobal</i>, <i>Blanche</i> ou <i>La Cage aux oiseaux</i> jusqu’à la fin de mes jours. D’aucuns s’en seraient contentés grandement. Pas moi. Je manquais cruellement de temps pour accomplir tout ce que j’avais envie de faire.</p>
<p>En ce début d’année 1973, après avoir mûrement ruminé tout cela, je demandai un beau matin à Rebecca de ne plus accepter de concerts.</p>
<p>– Nous allons prendre, lui dis-je, une année sabbatique.</p>
<p>Devant cette décision si soudaine, elle eut l’air de tomber des nues, mais néanmoins dit OK. C’est – aussi – pour cela que je l’aime.</p>
<p>– Quand veux-tu arrêter ?</p>
<p>– Le plus tôt possible. Selon le calendrier planifié, je dois encore chanter combien de temps ?</p>
<p>– Deux ans. Tu dois honorer tes contrats jusqu’à la fin de l’année 1974. Après, tu seras libre. En 1975, tu feras ce que tu voudras.</p>
<p>– C’est bien ainsi que je l’entends. Nous irons faire le tour du monde. Il y a si longtemps que cette idée me trotte dans la tête.</p>
<p>En 1972 et 1973, je continuais donc de chanter partout. Je n’occultais pas pour autant mes périodes d’écriture en Normandie. Bien au contraire. J’avais depuis quelques mois un album en préparation qui devrait voir le jour – si tout allait bien – courant 1974. En attendant, c’est au cours de cette année 1973 que je décidai pour la première fois de partir en tournée mais cette fois en récital. Je serais seul en scène avec bien entendu mes musiciens en arrière-plan. C’était un challenge que je devais tenter. Savoir si le public viendrait pour n’entendre que mes chansons près de deux heures durant me semblait important. Ce n’était sans doute pas une entreprise facile, mais je voulais tenter l’aventure. Je ne m’en prendrais qu’à moi si j’essuyais un échec.</p>
<p>Il est bon de préciser que la prestation d’un artiste seul en scène, en récital tout au long de la soirée et sans première partie, était alors peu commune. Hormis, je crois, Charles Trenet et Yves Montand au théâtre de l’Étoile, nul ne s’y était risqué en ces années d’après-guerre.</p>
<p>C’est l’ami Jacques Provence qui me donna cette occasion à Paris. Je ne chantais plus à présent dans les boîtes, bien sûr, mais si Jacques me demandait de me produire à La Tête de l’Art, si cela pouvait lui rendre service, je le ferais. J’ai sans doute bien des défauts, mais je ne suis pas ingrat. Cepen-dant, ce n’était pas à La Tête de l’Art qu’il me demandait d’assurer un mois, mais au prestigieux théâtre des Variétés – sur les boulevards –, dont il était désormais le directeur chargé de la programmation. Jacques ne me dissimula pas qu’il avait déjà demandé à Barbara de bien vouloir prendre le risque « d’essuyer les plâtres », mais que la belle avait poliment décliné son offre. Notre ami Fernand Raynaud avait réagi de même à sa proposition. « Plus tard, peut-être, mais pas moi le premier », avait-il répondu à Provence.</p>
<p>– Tu vois, mon Pierrot, me dit candidement ce dernier, il ne reste que toi dans les copains possibles.</p>
<p>– Tu sais, lui dis-je, un mois entier dans ce théâtre me semble bien long et pour tout dire hasardeux.</p>
<p>– Je suis sûr que tu le rempliras aisément, me dit-il. N’as-tu pas fait salle comble à l’Olympia durant trois semaines ? Et à Bobino ne fais-tu pas le plein à chaque fois durant un mois ? De plus, tu n’as guère besoin d’une première partie, tu peux désormais faire un récital, assurer le spectacle tout seul devant tes musicos.</p>
<p>Malgré mes hésitations et le succès incertain de cette entreprise, c’était bien ce que je comptais faire à partir de cette année. Je me sentais prêt pour cela.</p>
<p>J’en discutais avec Rebecca, qui pensait elle aussi que je pouvais remplir ce mythique théâtre durant un mois. Elle se disait persuadée que mon « matériel chansons » était à présent suffisamment important et fort pour tenter ce challenge. Je n’ignorais pas que ce serait une épreuve mais même si cela semblait tenir de la gageure, je pensais pouvoir y par-venir. C’est donc dans cinquante-cinq villes, pour ainsi dire dans toute la France, que je rodais d’abord mon futur spectacle. Modifiant tous les soirs, ou presque, l’ordre des chansons, j’améliorais ainsi l’impact de chacune d’elles sur le public. L’équilibre d’un tour de chant dépend beaucoup de la qualité et de la force des chansons, certes, mais aussi de la chronologie dans laquelle elles sont présentées. Trois chansons humoristiques, drôles ou surréalistes, chantées l’une après l’autre, peuvent se tuer. De même que trois chansons graves égrenées l’une après l’autre au beau milieu du récital peuvent irrémédiablement plomber l’ambiance dans la salle. Il est ensuite bien difficile sinon impossible de redresser la barre. Lorsqu’un certain malaise s’installe chez les spectateurs, le naufrage n’est pas loin. Pour mettre au point cette horlogerie de précision, deux mois de tournée n’étaient pas superflus.</p>
<p>Ce magnifique théâtre à l’italienne d’un petit millier de places méritait plus que tout autre son nom de Variétés. Il avait en effet accueilli, avant la guerre, de grandes figures du music-hall. Ouvrard, Fernandel, Raimu et tant d’autres ne lui avaient-ils pas donné ses lettres de noblesse ? Depuis plus de cinquante ans, accueillant ensuite les pièces de théâtre d’Édouard Bourdet, celles de Tristan Bernard ou de Sacha Guitry, les fameuses « variétés » avaient fait quelque peu oublier leur vocation en n’étant consacrées qu’au théâtre. Jacques Provence espérait ainsi renouer avec la tradition du music-hall. Moi, j’allais retrouver le trac et avoir l’honneur d’habiter tous les soirs un mois durant ce qui avait été la loge personnelle de Sacha Guitry, ouaouh !</p>
<p>En attendant, toujours escorté de mon fidèle Gilou à l’accordéon ainsi que des autres musiciens, Henri Tallourd tour à tour au trombone et au violoncelle, Diego Serrano à la basse et Claude Walch à la batterie, le récital était fignolé chaque jour durant les deux mois de la tournée pour préparer ces quatre semaines aux Variétés.</p>
<p>Le public suivit avec jubilation les tribulations de ce singulier récital. Son cheminement aux effets de douche écossaise et aux incessants rebondissements ne semblait pas le décourager, bien au contraire. À la fin, il trépignait tous les soirs et en redemandait souvent au-delà des deux heures pourtant bien remplies.</p>
<p>Le théâtre serait plein un mois durant. Le pari de Jacques Provence et celui du récital avaient été gagnés. La presse cette fois fut totalement unanime. Je ne citerai qu’un extrait du papier de Macabiès, qui là ne manifeste plus aucune restriction, et qui est une sorte de résumé de tous les éloges égrenés par ses confrères :</p>
<p>« Il y a des équilibristes qui, lassés un jour du simple coup du fil de fer, décident de faire plus fort. Par exemple, passer six mois sur une corde raide. Pierre Perret est de ceux-là : après des années de tour de chant, il se lance dans le récital : deux fois une heure de chansons, avec une guitare, deux costumes, quatre musiciens excellents et trois choristes qui n’ajoutent rien à la chose. Cette épreuve marathon, il ne l’aborde pas sans biscuits, en puisant dans les succès d’hier et ceux qui le seront demain. On pouvait craindre l’uniformité, mais l’ennui ne naît jamais de la bonne humeur. Et de la bonne humeur, l’enfant de Castelsarrasin en a les poches pleines. De malice aussi, car sa délectation gourmande, c’est de jouer à brouiller les cartes. Vous attendez <i>Les Jolies Colonies de vacances</i>, il balance <i>Quand le soleil entre dans ma maison</i>. À ce petit jeu, d’autres se casseraient immanquablement la figure. Rien n’est plus dangereux que de prendre le public à rebrousse-oreille ou à rebrousse-cœur. Perret flotte comme un bouchon sur cette marée de contradictions, sans jamais s’enliser. On l’a entendu murmurer hier soir après une grosse chanson rigolarde <i>(Le Plombier)</i> : “Maintenant à la prochaine, si vous vous marrez, c’est que j’aurai raté mon coup.” Et il a attaqué<i> Jeanine</i>. Et personne ne s’est marré, parce que ce drôle de bonhomme, mine de rien, est un grand bonhomme de scène, à l’émotion communicative, et qu’il lui suffit d’un changement d’éclairage, d’un accord de guitare, pour retourner son public et l’amener là où il veut l’amener. De la belle ouvrage en somme. »</p>
<p>Tout le restant de la critique est de ce tonneau-là.</p>
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<tit>Le Zizi</tit>
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<p>Mon travail d’écriture gravitait autour de thèmes complètement différents les uns des autres, comme à l’accoutumée. Je planchais laborieusement en Normandie, à chacun de mes séjours, sur des problèmes d’écologie – bien avant l’heure – avec <i>Donnez-nous des jardins</i>, sur l’infidélité <i>(L’Infidèle)</i>, ou sur une analyse de la société actuelle, avec une attaque de banque où tous les clients présents étaient dans l’obligation de se mettre « à poil » ! Il y avait aussi l’histoire d’une chevrette têtue et attachante, <i>La P’tite Julia</i>. Le gros morceau – si je puis ainsi m’exprimer –, celui qui me donnait le plus de fil à retordre, n’était autre qu’une longue et folle digression sur le sexe masculin. En ce temps-là, qui eût pu envisager une seconde d’écrire toute une chanson sur un sujet aussi tabou ? Cette dernière, que j’appelais <i>Le Zizi</i>, n’était qu’une suite d’évocations imagées et surréalistes du sujet principal qui n’avait pour but que de faire rire en désacralisant « l’objet ». Il nous rendait d’ordinaire tous coupables déjà par le seul et simple fait d’y faire allusion dans la vie courante. Tout le monde s’en servait pourtant de multiples manières depuis la nuit des temps mais nul n’en parlait sans honte. Eh bien moi, je souhaitais non seulement que l’on n’éprouvât plus de culpabilité en l’utilisant ou même en l’évoquant mais bien au contraire que l’on en parlât librement et surtout que l’on en rît ! Précisons toutefois que le drame du sida n’avait pas encore fait son apparition. Notre pesante et rédhibitoire éducation judéo-chrétienne avait depuis longtemps fait d’innombrables dégâts au nom de la morale bafouée à la seule évocation de cet objet. L’idée d’une espiègle provocation verbale sur ce sujet n’était pas nouvelle chez moi. Seule me retenait la terrifiante difficulté de développer le sujet, si je puis le dire ainsi. Ce dernier était trivial, certes, mais il me semblait possible de s’en amuser sans vulgarité et sans images ni formulations racoleuses.</p>
<p>Voici donc plus de trois ans que j’avais entrepris l’écriture du <i>Zizi</i> et je n’étais pas au bout de mes peines. Les dix autres chansons du futur album étaient pratiquement terminées sauf celle-là. À chaque nouvelle écoute sur mon petit magnétophone, mon mécontentement allait croissant – cent, deux cents, trois cents fois sur le métier je remis mon ouvrage. Je mis à la corbeille des dizaines de brouillons. Jamais satisfait, je changeais la structure d’un vers pour la trentième fois.</p>
<p>L’écriture de mes chansons – je l’ai dit – a toujours suscité en moi une irrépressible angoisse ainsi qu’une intense jubilation. Cette dernière, parvenue parfois à son paroxysme, peut aussi bien le lendemain retomber tel un soufflé. C’est pour cela que, depuis de nombreuses années déjà, je suis d’une extrême méfiance après l’éclosion de mes enthousiasmes subits. Il s’est avéré souvent, par ailleurs, que cet emballement était justifié (la longévité du succès de la chanson ne le prouverait-elle pas par la suite ?). La remise en question de l’écriture est dans ce cas tout à fait inutile et même préjudiciable au travail accompli. Défaire ce que l’on a fait en essayant d’obtenir du meilleur qui s’avère moins bon après réflexion n’est sans doute pas le moyen idéal d’écrire une bonne chanson. Le mot manquant ou le mot de trop peut mettre en péril l’édifice fragile de cette dernière qui s’annonçait bonne. N’en est-il pas ainsi pour le peintre et le coup de pinceau en trop sur son tableau ?</p>
<p>Je piaffais au terme de cette année 1973 si riche d’événements. Le besoin de prendre pleinement tout mon temps pour écrire, celui de rêver, de rencontrer des têtes nouvelles, de partir loin, en un mot de vivre, me semblait tous les jours un peu plus impérieux.</p>
<p>Des petits bobos nouveaux apparaissaient désormais plus fréquemment. Les fameuses crampes dans le dos que Gilou, transformé en kiné, dut masser dans ma loge à Montréal, se manifestaient à nouveau trop souvent à mon gré. Ma jambe droite, sur laquelle tout le poids de mon corps repose en scène – tandis que la gauche repliée en équerre sur un tabouret ne supporte que celui de ma guitare –, me faisait dorénavant souffrir. Je devais chanter à présent au moins un jour sur deux à longueur d’année. Rebecca me charriait gentiment et me disait, comme toujours : « Ça ira mieux demain ! »</p>
<p>En cette année 1974, la « brèche » planifiée en Normandie en plein milieu de l’été pour tenter d’achever totalement les onze chansons de mon futur album s’avéra bien remplie. Non seulement les dix premières en chantier depuis des mois et des mois avaient à présent trouvé chacune leur point d’orgue, mais la onzième, <i>Le Zizi</i> – à mon avis jusqu’à présent le canard boiteux de cette couvée –, me semblait pour la première fois aboutie. C’était du moins ressemblant à l’imagerie surréaliste recherchée, émaillée de situations dont l’outrance verbale le disputait à l’absurde et à la dérision. Constatant qu’elle dépassait les quatre minutes sur mon petit magnétophone, je dis à Rebecca : « Elle est trop longue ! » avant d’éclater de rire car je soupçonnais que dès lors la moindre allusion au titre de cette chanson prêterait à équivoque. Ce qui se produisit et se produit encore bien souvent.</p>
<p>– Tant pis, dis-je en faisant rire cette fois ma femme, je ne la couperai pas, car de toute façon les radios – qui n’aiment pas trop les chansons de plus de trois minutes – ne diffuseront jamais celle-ci qui traite d’un sujet totalement tabou !</p>
<p>Elle dut en convenir. C’est d’ailleurs ce que pensa lui aussi mon vieux complice ingénieur du son Claude Ermelin aux studios Davout. Lorsqu’il effectua les copies de bandes que l’on avait coutume d’offrir en primeur aux radios avant la sortie de l’album dans le commerce, Claude me demanda ;</p>
<p><i>– Le Zizi</i>, je ne le copie pas, bien sûr ?!</p>
<p>Voilà pourquoi j’évoquais le « canard boiteux » à l’instant, non pour la qualité de cette chanson mais parce que j’étais intimement persuadé – tout comme Rebecca et Claude – qu’elle ne serait jamais diffusée nulle part. Ermelin ne fit donc que dix copies des chansons sur un disque souple en exceptant bien entendu <i>Le Zizi</i> qui lors de l’enregistrement avait pourtant tant fait rire les musiciens. Tout comme pour <i>Le Tord-Boyaux</i>, ils avaient tous pouffé dans leur instrument en entendant les paroles dans le casque qui leur restituait ma voix.</p>
<p>J’avais enregistré mon disque en novembre, peu de temps après avoir tourné durant tout l’été dans les casinos et les théâtres en plein air. Dorénavant, j’étais libre sans plus aucun tour de chant à l’horizon. J’avais consacré une partie de septembre à mes derniers travaux d’écriture. J’avais ensuite vu mon vieux copain et complice Bernard Gérard à qui j’avais expliqué par le menu le type d’arrangements que je souhaitais avoir spécifiquement pour chacun des titres de l’album. L’hyperdoué Bernard, avec lequel j’avais noué de solides liens d’amitié lors de mon service militaire dans la musique à la caserne Dupleix, était devenu aujourd’hui un éminent chef d’orchestre. Il était, de plus, un excellent pianiste. Il était aux anges de participer à ce qui était pour lui somme toute une agréable récréation. Mes chansons des dix années qui venaient de s’écouler – depuis <i>Le Tord-Boyaux</i> en 1963 – avaient été, on s’en souvient, orchestrées par Jean Claudric. La symbiose de ses arrangements avec les mélodies et le caractère de mes chansons était indiscutable. La finesse et la coloration orchestrale de chaque titre avaient une spécificité dont peu d’arrangeurs de chansons sont capables. Ce fut hélas Jean Claudric lui-même, par des revendications extrêmes et déraisonnables, qui ne parut pas vouloir prolonger notre collaboration. C’est donc déçu mais sans hésiter que je confiai cette délicate mission à mon ami Bernard Gérard. Grand bien m’en prit. Qui n’a encore dans l’oreille les originales orchestrations non seulement du <i>Zizi</i> ou de <i>La P’tite Julia</i>, mais encore par la suite de <i>Mon p’tit loup</i>, de <i>Lily </i>et de tant d’autres titres célèbres ?</p>
<p>Excepté <i>Le Zizi</i>, puisque cette chanson n’était donc pas sur la copie réservée aux radios, la plupart des autres titres étaient à présent déjà amplement diffusés. C’est évidemment à Europe 1 qu’on les entendait le plus, depuis que Pierre Delanoë avait dû céder sa place de directeur à Jacques Ourevitch. Inutile de dire que nous ne pleurâmes pas son départ. Lors d’un rendez-vous qu’il nous avait de bonne grâce accordé dans son bureau, Jacques nous reçut très aimablement, Rebecca et moi, le jour où l’album sortit dans le commerce. Nous lui offrîmes le premier qu’il détailla sous toutes les coutures.</p>
<p>– La photo de la pochette est très sympa, dit-il, très réussie… mais nous avons déjà tout diffusé, ajouta-t-il en égrenant les titres à haute voix : <i>Les Majorettes</i>… oui… <i>La P’tite Julia</i>… oui, très charmant… <i>Donnez-nous des jardins</i>… Celle-là, elle va faire un tube… et… mais celle-ci, la dernière de la face B, <i>Le Zizi</i>, on ne l’a pas eue sur la copie ? Pourquoi ?</p>
<p>– Euh… c’est-à-dire qu’on n’a pas jugé bon d’en faire une, précisai-je, parce que je doute fort qu’elle soit diffusée un jour ici ou ailleurs !</p>
<p>– Mais je vais vous le dire tout de suite, mes enfants, dit Jacques que mon commentaire avait amusé.</p>
<p>Il posa l’album sur la platine, en sélectionnant le onzième et dernier titre.</p>
<p>– Je peux rester, monsieur ? demanda sa secrétaire.</p>
<p>– Mais bien sûr, mon petit, rien n’est interdit à Europe 1, même pas d’écouter <i>Le Zizi</i> que nous allons découvrir ensemble, dit-il en riant.</p>
<p>Jacques et son assistante étaient écroulés de rire en écoutant la chanson, tout autant que l’avaient été les musiciens au studio lors de l’enregistrement. Il consulta sa montre. Il était onze heures quarante.</p>
<p>– Venez avec moi, dit-il en arrachant le disque de la platine, on l’emporte chez Gérard, on va passer le titre en direct tout de suite. Nous serons les premiers ! Ta chanson est géniale, ajouta-t-il enfin, dans un éblouissant sourire.</p>
<p>Rebecca et moi, nous nous regardions, perplexes, n’en croyant pas nos oreilles. Elle allait être DIFFUSÉE À LA RADIO ! Brandissant la pochette à bout de bras :</p>
<p>– Voilà l’album de Pierrot, clama Jacques à l’adresse de Gérard Klein en déboulant dans le studio pendant la publicité.</p>
<p>– Oh ! pas la peine de s’exciter, dit Gérard, moqueur, à Ourevitch, il y a déjà trois semaines que l’on passe tous les titres. On les connaît par cœur !</p>
<p>– Oui, ajouta Jacques malicieusement, mais pas celui-là !</p>
<p>Ce fut à onze heures cinquante, en ce beau jour de la fin novembre 1974, que <i>Le Zizi</i> entra… dans l’histoire ! Curieux et attentif, Gérard éclata de rire à son tour dès la première strophe et surtout le premier refrain. Au bout d’une minute, les copains programmateurs qui avaient déserté leur bureau, Jean Peigné en tête, Liliane, Babar, Leibowitz, les animateurs, d’Harold Key à Viviane en passant par Vonny, tous envahirent le studio, écroulés de rire. Le standard téléphonique était saturé. Plus une seule ligne n’était disponible à Europe 1. Les auditeurs appelaient des quatre coins de France :</p>
<p>– Repassez la chanson, suppliaient-ils, on n’a pas tout bien compris !</p>
<p>Le miracle eut lieu. Le pays entier était non pas choqué, comme on le redoutait, mais se boyautait littéralement en écoutant <i>Le Zizi</i>. Jacques Ourevitch décida alors, quatre minutes avant les infos de midi, de le diffuser pour la deuxième fois en dix minutes. Ce fulgurant et colossal succès amènerait la chanson au numéro un de tous les hit-parades durant plus de la moitié de l’année 1975.</p>
<p>C’est Jacques Ourevitch lui-même, à la demande de Rebecca, qui me remit le premier disque d’or qui symbolisait le premier million d’albums. Nous nous fîmes un plaisir de lui offrir le même qui nous semblait naturellement lui revenir au nom des Éditions Adèle.</p>
<p>Côté télévision, il eût été logique de redouter une censure avec laquelle j’avais eu si souvent des problèmes. Me souvenant des <i>Jolies Colonies de vacances</i> interdites à cause de « pipi dans le lavabo », je redoutais évidemment le pire.</p>
<p>C’est Guy Lux qui fut « l’Ourevitch » de la télévision.</p>
<p>– Tu es numéro un partout, me dit-il au téléphone, il est logique que tu viennes chanter ton <i>Zizi</i> dans mon émission « Hit-Parade ».</p>
<p>– Tu es sûr que tu as écouté la chanson ?</p>
<p>– Mais oui, dit-il en éclatant de rire. C’est un bijou ! Tu vas tout casser avec ça ! Tu es déjà programmé pour ma prochaine émission !</p>
<p>C’est ainsi que l’on entendit <i>Le Zizi</i> des dizaines de fois à Antenne 2 grâce au courage et à l’inébranlable détermination de Guy Lux.</p>
<p>Fait rarissime à propos de mes chansons « dérangeantes », je n’avais pas reçu dix lettres de grincheux à propos du <i>Zizi</i>. Le courrier bien au contraire était dithyrambique concernant la drôlerie « saine » de ma chanson dont les enfants riaient de si bon cœur sans la moindre inhibition. Mon but était atteint. Depuis que le rire avait chassé la honte, on pouvait parler naturellement de cet attribut masculin.</p>
<p>J’ai évoqué maintes fois le monstrueux courrier reçu durant plus d’un an. Le comique involontaire de ces missives déclencha de nombreux fous rires au bureau des Éditions Adèle lorsque je lisais à haute voix à Rebecca et aux secrétaires les passages les plus croquignolets. Je ne rappellerai ici que les plus drôles :</p>
<p>« … votre <i>Zizi</i> qui soulève des montagnes a soulevé aussi une vraie question » ;</p>
<p>« Je peux dire que c’est votre <i>Zizi</i> qui m’a ouvert les yeux ! » ;</p>
<p>« La première fois, votre <i>Zizi</i> m’a été droit au cœur » ;</p>
<p>« Votre <i>Zizi</i> a touché tous les membres de ma famille » ;</p>
<p>« Nous avons été fous de joie quand vous avez sorti votre <i>Zizi</i> » ;</p>
<p>« Heureusement que ton <i>Zizi</i> est là pour amuser les jeunes… » ;</p>
<p>« Nous avons attendu d’entendre <i>Le Zizi</i> avant de prendre position. C’est chose faite depuis hier soir » ;</p>
<p>« Je suis une grand-mère 1900. Je ne vois rien de choquant ni d’anormal dans cette chanson amusante et pleine d’humour » ;</p>
<p>« Même mon épicière la trouve très belle… » ;</p>
<p>« Quand nous sommes tristes, nous mettons <i>Le Zizi</i> avec maman et ça va tout de suite beaucoup mieux » ;</p>
<p>« J’ai dû me tenir le ventre à deux mains parce que vous étiez trop drôle dans votre chanson du <i>Zizi</i>. Les deux fermetures Éclair faites par le chirurgien m’ont bien fait mal mais ça ne fait rien. »</p>
<p>Enfin, pour des milliers de lettres plus ou moins drôles mais toujours si aimables, voici un échantillon d’une petite dizaine d’allergiques à mes élucubrations :</p>
<p>« Nous en avons assez de toutes vos “saloperies” qui dégradent la France et défleurent notre jeunesse. »</p>
<p>C’est le même type d’individu qui m’expédia plus tard une lettre – anonyme, bien sûr ! – me demandant si je n’avais pas honte d’avoir épousé une juive alors qu’il y a tant de belles jeunes filles « bien françaises » dans notre pays !</p>
<p>Ma préférée tout de même demeure celle du monsieur qui me demanda très sérieusement :</p>
<p>« Il paraît que vous gagnez des milliards avec votre <i>Zizi</i>, dites-moi, s’il vous plaît, comment vous avez fait car le mien me coûte une fortune ! »</p>
<p>« Le succès de votre <i>Zizi</i> grossit de jour en jour, me dit un disquaire, chez moi, tout le monde se l’arrache. »</p>
<p>Un journaliste de province me dira un jour :</p>
<p>« Quel effet cela vous fait aujourd’hui que votre <i>Zizi</i> soit entré dans toutes les chaumières ? »</p>
<p>Une version du <i>Zizi</i> enregistrée en allemand et qu’ils appelèrent <i>Der postillon d’amour</i> me rappelle le fameux et lugubre <i>Aïli-aïlo</i> que j’entendais lorsque les Schleus partaient en manœuvres en passant devant le Café du Pont durant l’Occupation ! Le cher Michel Drucker la ferait même chanter dans son émission de télévision par un groupe de Japonais dans la langue de leur pays et même un jour par Mireille Mathieu qui l’interpréterait de façon très drôle… <i>Télé Journal</i>, <i>Télé Poche</i>, <i>Télé Magazine, Télé 7 Jours</i> et même <i>Match</i> me consacrèrent une couverture confortée par deux ou quatre pages intérieures. Seul <i>Match</i> se crut obligé de ponctuer la photo de couverture par un commentaire (sûrement intelligent aux yeux du rédacteur en chef de l’époque qui ne m’aimait guère !) vinaigré du type : « Il suffit d’écrire ce genre de chansons… pour gagner un milliard. » N’empêche qu’ils étaient tout miel quand ils me demandèrent de faire une photo devant notre maison que nous habitions depuis dix ans (censée illustrer la demeure du nouveau riche !) avant de « m’exécuter » proprement sur leur papier. Popularité ? Miel et venin ! Heureusement, directeurs et journalistes changent au fil du temps !</p>
<p>Bref, ainsi que me l’écrivait une admiratrice à propos de cette chanson, « je ne m’étalerai pas davantage sur le sujet ». Retenons simplement que, près de trente-cinq ans plus tard, des plus jeunes aux plus âgés, tous les spectateurs chantent cette chanson en chœur dans les salles avec moi. De plus, Rebecca ne cesse de signer des autorisations (au nom des Éditions Adèle) pour qu’elle figure dans tous les manuels de chants populaires aux côtés de <i>Lily, Mon p’tit loup</i>, <i>Tonton Cristobal</i>, <i>La Cage aux oiseaux</i>, <i>Vaisselle cassée</i> et autres <i>Jolies Colonies de vacances</i> !</p>
<p>Au beau milieu de tout ce brouhaha médiatique, les propositions de contrats pleuvaient à présent de toutes parts. Les cachets proposés étaient doublés, voire triplés, et les dates à choisir étaient à notre convenance. Cela nous amusait beaucoup, Rebecca et moi, mais toutes ces mirobolantes propositions, nous les refusions. Il n’était que temps, songions-nous, de mettre à exécution notre projet de se reposer d’abord en prenant tout le temps qu’il faudrait ! Nous irions ensuite partout où nous aurions envie d’aller. Nous emmènerions les enfants avec nous au gré de leurs vacances scolaires. C’est ainsi qu’ils découvrirent le ski dans les Alpes, la plongée sous-marine dans les Caraïbes en compagnie de nos adorables amis Jean et Zizi Bally (son épouse !). Il y eut aussi la famille Élysée, Max, Denise et leur gentille fille Fabienne, qui partagea en croisière aux îles Grenadines de si bons moments avec nous et notre fille Julie.</p>
<p>Désormais nous partions et revenions ainsi au gré de notre humeur et au fil des saisons. Je prenais le temps à chacun de nos retours d’aller cogiter huit ou dix jours dans ma maison normande. C’est ainsi qu’en cette année 1975 j’écrivis une comptine et un conte qui je l’espérais amuseraient les enfants. J’enregistrerai cet album 45 tours illustré par les superbes dessins de notre ami Loup à la fin de l’année (en novembre). Le conte s’appelait <i>Totor</i>, la chanson-comptine, <i>Vaisselle cassée</i>.</p>
<p>Je proposai un jour à Rebecca de l’emmener non pas cette fois-ci en Andalousie pour y faire du ski nautique avec Yves, Mimi et nos trois enfants comme nous l’avions déjà fait, mais au bout du monde et cela plusieurs mois durant. Nous irions découvrir tous les deux – en amoureux – l’Amérique du Sud, l’Afrique, la Nouvelle-Calédonie, Tahiti, les Tuamotu et j’en passe… Elle fut folle de joie ! Nous partîmes donc une fois de plus pour les Antilles où nous séjournâmes quelque temps chez nos copains en y dégustant les « soudons » que nous pêchions sur les fonds de sable blanc et le punch avec Jean Bally ou les crabes farcis de Denise Élysée. Comment oublier les idylliques séjours que nous fîmes également à la Vallée heureuse, ce petit hôtel des sœurs De Raynal ? Leur délicieuse demeure ombragée par un gigantesque letchi était le modèle réduit de celle d’<i>Autant en emporte le vent</i>. J’y dégustais alors de temps en temps un bon havane ponctué par quelques sublimes gorgées de vieux rhum Bally 1924 tout en discutant avec Rebecca du programme du lendemain.</p>
<p>J’avais avant notre départ concocté un projet secret avec mon copain Yves. Je souhaitais que le talentueux architecte qu’il était me dessine une aile pour l’ajouter à notre maison de Seine-et-Marne, proportionnellement aussi importante et spacieuse que le premier bâtiment. Je voulais aussi que dans l’équerre que cela formerait, il fasse creuser la piscine dont je rêvais depuis toujours. D’accord sur l’avant-projet qu’il m’avait montré à l’insu de Rebecca, je le chargeai durant notre longue absence de faire démarrer les travaux. Il avait carte blanche totale pour les surveiller durant leur exécution à partir des plans qu’il m’avait soumis.</p>
<p>Je ne raconterai pas la longue et magnifique échappée, celle que l’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Je dirai seulement que, après le doux séjour passé en Martinique, nous nous envolâmes pour l’Équateur. La magie du dépaysement, l’air que nous y respirions, les lieux insoupçonnés que nous découvrîmes alors, nous époustouflaient un peu plus chaque jour. Quito, Guayaquil ainsi que le séjour en croisière autour des îles Galápagos nous fascinèrent. Nulle de nos journées ne ressemblait à l’autre et le temps nous paraissait trop court. La cordillère des Andes, le Machu Picchu, la Bolivie, La Paz, un cahier entier ne suffirait pas pour exprimer toutes nos découvertes et toutes nos émotions. Ça n’est qu’après avoir visité le musée de l’Or à Lima, au Pérou, que nous nous envolâmes pour Rio de Janeiro. Au Brésil, c’était le plein été en février. Ce n’était pas un hasard si nous y passâmes une semaine en plein carnaval. Nous avions rencontré en partant aux Galápagos un couple de Français qui en revenait et qui effectuait son voyage de noces, c’était « les Barthélemy ». Jusqu’à l’hôtel Copacabana de Rio, où nous les retrouvâmes huit jours plus tard, ils hantèrent les mêmes lieux que nous car en effet nous suivions le même périple. Lui était un jeune homme apparemment sûr de lui, impatient partout, et en retard à tous les rendez-vous. Il voulait tout voir et, gourmand, voulait tout goûter… Elle en avait par-dessus la tête de cette lune de miel qui, depuis plus de deux mois déjà, lui paraissait n’avoir que trop duré !</p>
<p>– Mais, Jean-Louis, gémissait Micheline, quand vas-tu te décider à rentrer ? J’en ai plus que marre, moi, de cette vie-là. Vivement qu’on retrouve la maison !</p>
<p>Tout nous amusait. Même notre couple insolite de nouveaux copains lorsqu’ils se chamaillaient ! Après une semaine colorée à Bahia, que Rebecca savoura moins que moi à cause des petits voleurs à la tire et de la misère des favelas, nous repartîmes à Rio d’où nous nous envolâmes en Concorde pour Dakar, toujours flanqués de nos sympathiques copains qui ne nous quittaient plus. Après un passionnant séjour de pêche en mer à la bonite et la découverte quasi quotidienne de plats sénégalais plus originaux les uns que les autres, nous enchaînâmes sur Abidjan. Nous y retrouvâmes mon ami Jacques Allaire qui m’avait si souvent sauvé <i>in extremis </i>de la prison à la caserne Dupleix. Son grade de sergent (appelé !) et sans doute le fait qu’il m’aimait bien avaient largement facilité les fausses permes qu’il m’octroyait alors pour aller gagner quelque argent dans des figurations de film à Versailles, Boulogne ou dans d’autres studios de cinéma. Jacques et les siens furent adorables et aux petits soins pour nous. Nous logions à l’hôtel Ivoire d’Abidjan, mais toutes nos journées, nous les vivions dans la brousse avec eux. Au bout d’une semaine, les fèves de cacao, la plantation de café ainsi que l’immense bananeraie qu’il dirigeait n’avaient plus de secret pour nous. Nous trouvâmes nos amis de manque en débarquant au Maroc.</p>
<p>Rebecca était très émue de retrouver son pays. Marrakech, Rabat, Essaouira, encore non envahies par les touristes, étaient en ce temps-là pleines de charme. La fine gastro-nomie de ce pays – qui n’était pourtant pas une découverte pour nous – nous surprenait cependant dans chaque nouveau restaurant où nous dégustions couscous, méchoui ou cornes de gazelle après avoir savouré une pastilla… à chaque fois meilleure que la précédente. Nous fîmes un matin à Casa – ville natale de ma douce épouse – le crochet sentimental par la minuscule rue Prom qu’elle m’avait cent fois décrite comme au moins l’équivalent de la rue de la Paix à Paris ! Elle avait tout retrouvé, ou presque, dans la petite rue de son enfance. Le café du coin où papa Aaron allait jouer à la belote avec ses copains, l’épicier – à qui nous achetâmes de l’huile d’argan (mais ce n’était plus le même, et bien sûr il ne reconnut pas la petite Simone !) –, l’escalier de son « immeuble », conduisant à l’appartement familial lui paraissait si petit, si obscur et à vrai dire pas très reluisant !</p>
<p>– Dire que j’ai vécu là pendant des années, disait-elle. C’est déjà si loin… Cela me paraît incroyable !</p>
<p>Elle savoura des retrouvailles avec des petits cousins gentils et beaux comme des dieux qui s’apprêtaient à aller vivre à Montréal. Elle se souvint même de l’échoppe de son grand-père. Orfèvre de talent, il avait ciselé toute sa vie de magnifiques bijoux d’or et d’argent que portaient les belles Marocaines. Nous le trouvâmes devant sa porte. C’était un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix qui devait bien peser ses quatre-vingt-quinze kilos. Debout, une écuelle à la main à moitié pleine de pois chiches à l’huile, il avalait tranquillement ses graines dont il avait l’air de se régaler. Un grand sourire illumina son doux visage lorsqu’il reconnut sa petite-fille. Posant son assiette, il la prit dans ses bras. Il aurait cent ans l’année prochaine, me dit plus tard ma femme pendant qu’il versait dans sa tasse de thé vide une large rasade d’alcool de figue. Il questionnait doucement sa petite-fille tout en dégustant sa « blanche » à petites lampées. Il serait si heureux de revoir les siens ! disait-il en serrant Simone dans ses bras. Il l’étouffa de baisers au moment de nous quitter.</p>
<p>– Revenez, revenez me voir, dit-il.</p>
<p>– C’est promis, grand-père, promis juré !</p>
<p>Nous ne le revîmes jamais.</p>
<p>Quitte à repartir sans trop s’attarder, il fallut bien tout de même rentrer un jour après tous ces mois de vacances de rêve. Lorsque nous retrouvâmes la maison, les murs en pierre de l’aile, sortis de terre et (déjà !) hauts de deux mètres, époustouflèrent ma femme.</p>
<p>– Mais… mais, balbutiait Rebecca n’en croyant pas ses yeux, c’est notre maison qui est devenue comme ça ?</p>
<p>Je riais doucement certes, mais j’étais sans nul doute aussi ému et curieux qu’elle. Je revoyais le jour de l’acquisition, dix ans plus tôt, quand je lui avais promis de rembourser toutes nos dettes en vingt-cinq ans ! Oui, le temps des vaches maigres semblait aujourd’hui bien révolu. Ébahis par tout ce que nous découvrîmes à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, nous finîmes par embrasser Yves, qui nous attendait. Appa-remment à l’aise au milieu des maçons, du plombier et des « charpentiers de Paris », il nous dit, en brandissant un plan :</p>
<p>– Alors, il vous plaît, mon chantier ?</p>
<p>Nous étions fous de joie des retrouvailles avec les enfants, qui écarquillaient les yeux au fil de nos récits hauts en couleur. La promesse de les emmener la prochaine fois aux Antilles pour leurs vacances scolaires les enthousiasma. L’achat de palmes et de combinaisons sous-marines allait faire partie dès lors de leurs principales préoccupations. La fin de cette année 1975 approchait. Nous n’avions pas vu le temps passer. Rebecca, découragée par la montagne de courrier qui s’accumulait sur le bureau, décida – tout comme moi – de l’ignorer. Ayant décidé de passer quelques semaines à la maison, j’allais une partie de l’été jusqu’au bois pour y cueillir des champignons ou à la pêche avec les enfants alors en vacances. Ils adoraient déguster les petits gardons que je leur avais appris à pêcher à l’asticot ou au blé aussi bien que les poêlées de cèpes qu’ils avaient cueillis avec moi en poussant des exclamations :</p>
<p>– Papa, ici, il y en a tout un nid ! Il y en a au moins dix. Papa, papa, j’en ai encore trois devant moi ! des têtes noires !…</p>
<p>La nouvelle de notre retour momentané s’était vite répandue dans le métier. Je fus sollicité pour répondre à des flopées d’interviews que Rebecca refusait systématiquement. Un an après son avènement, <i>Le Zizi</i> faisait encore partie des meilleures ventes de disques. Les propositions des médias envahissaient à nouveau l’agenda de ma « pédégette », qui fit une draconienne sélection. Europe 1 pour la radio et Guy Lux pour la télévision eurent bien entendu la priorité. Les secrétaires de notre bureau étaient désespérées de devoir refuser tant de contrats de concerts venant des quatre coins de France. La Belgique, la Suisse et même le Canada figuraient au rang des demandeurs. En novembre, ainsi que je l’avais planifié, j’enregistrais <i>Vaisselle cassée</i> et le conte <i>Totor</i>, aux studios Davout comme d’habitude. Le disque était sorti dans le commerce début décembre et se vendait déjà comme des petits pains… Nous passâmes les fêtes de fin d’année en famille.</p>
<p>Au seuil de cette année 1976, notre maison continuait de s’agrandir. Au printemps, la piscine commença même d’être carrelée. Les secrétaires au bureau n’étaient pas débordées de travail… et pour cause, la consigne qui leur avait été donnée était toujours de TOUT refuser. Les enfants travaillaient bien à l’école. Les jumeaux à présent au collège logeaient à Paris chez leur grand-mère. Julie, qui avait déjà douze ans et qui elle aussi avait de bons résultats scolaires, n’allait pas tarder à nous quitter à son tour pour aller au collège Victor-Duruy à Paris. Mais nous avions encore un peu de temps.</p>
<p>C’est je crois au tout début des vacances de Pâques que nous repartîmes pour Tahiti mais cette fois-ci en emmenant Anne, Alain et Julie avec nous. Ils étaient bien sûr fous de joie. Notre amie Thérèse la Chinoise avait souhaité venir également avec Pierre, son compagnon. Ils firent donc partie du voyage. Partis en flânant sur la route des Indes, nous fîmes une première halte en Grèce. Le majestueux Parthénon sur l’Acropole nous impressionna tant que cela déclencha notre envie de courir d’un musée à l’autre. À la fin de ces journées, nous étions sur le flanc. Nous ne résistions pourtant pas le soir, morts de faim, à aller déguster à la Placa les délicieuses brochettes d’agneau après avoir dévoré chacun un homard rôti pour se mettre en jambes ! Tout cela arrosé du fameux petit résiné – faute de bordeaux ! – qui ne nous empêchait pas, bien au contraire, de dormir neuf heures d’affilée après la balade digestive de retour à l’hôtel… à pied.</p>
<p>La propreté de Singapour nous épata. La gentillesse de sa population aussi. Quant à la délicieuse saveur des soupes et des légumes sautés au wok, même la gourmande Thérèse – dont la gastronomie était le métier – en était soufflée. Après avoir écumé la campagne malaise, les antiquaires, les marchés multicolores et les musées épuisants, nous allions déguster dans la rue des ailes de poulets frits que nous mangions avec les doigts. À la terrasse de petits restaurants parfumés des vapeurs de coriandre fraîche qui s’échappaient des bols de bouillons fumants, nous discutions en riant du programme du lendemain.</p>
<p>À peine arrivés à Tahiti, nous fîmes aussitôt un saut de puce en avion jusque dans l’île de Moorea à dix minutes de là. La baignade, l’exploration sous-marine avec les enfants dans une mer à vingt-huit degrés alternées avec la lecture d’un bon bouquin furent d’emblée l’essentiel de nos préoccupations durant la première semaine. Les huit jours qui suivirent à Bora Bora furent paradisiaques. Nous avions tous une suite érigée en bungalow sur pilotis dans le lagon bleu et chacun de nous croyait rêver en s’éveillant le matin devant tant de beauté. Par dix mètres de fond, on pouvait voir mérous, carangues et balistes folâtrer d’un rocher à l’autre ou fouiller du museau le sable plus blanc qu’un plastron de bonne sœur. Mais ce n’était là que les hors-d’œuvre de ces magiques et inoubliables vacances.</p>
<p>Survolant une bonne partie des îles Tuamotu, nous allâmes atterrir dans la minuscule île de Manilli, chez l’ami Coco Chaze et son épouse Andrée. Coco gérait là une ferme d’huîtres perlières qui rapportait gros à son propriétaire et aussi son patron. Ces fameuses perles noires se vendaient d’ailleurs – et se vendent toujours ! – à prix d’or chez les meilleurs joailliers de la planète. Mareva et Guy Coquille, eux, s’occupaient de l’hôtel et de la restauration. Excepté les quelques familles de pêcheurs qui habitaient l’île, seuls nos amis et leur petite douzaine de clients résidaient là. Cela tombait bien – pour nous ! –, l’hôtel était vide. Nous étions les seuls sur cet atoll perdu au bout du monde.</p>
<p>– Vous voyez, nous avait dit Coco, ici, c’est la dernière île de l’archipel avant d’arriver aux Marquises. C’est là, à Ivaoa, que Jacques Brel et sa Doudou vivent peinards. Je le vois de temps en temps car c’est lui qui assure la postale jusqu’ici avec son avion. On boit des coups. C’est lui-même qui pilote et qui assure les révisions de son avion. Il n’y a pas de meilleur mécano dans tout le Pacifique !</p>
<p>Nager au beau milieu des grosses tortues, des raies manta et surtout des requins de toute sorte n’était sans doute pas très recommandé, mais c’est ce que nous faisions pourtant tous les jours, un peu imprudemment, il faut bien l’avouer.</p>
<p>C’est après dix jours dans ce paradis préservé, encore si sauvage et si hors du temps (c’est de ce lieu que je me suis inspiré pour écrire <i>Ma nouvelle adresse</i>) que nous repartîmes dans un avion à hélices jusqu’à l’île de Rangiroa. Là, nous attendait l’ami Serge Arnoux, patron, lui, du seul hôtel, composé de très confortables bungalows, sur cette île de rêve. Pour chaque habitant – ils étaient peut-être une centaine ou guère plus –, il faisait office de chef, de médecin, de conseiller, voire de juge de paix, car tout un chacun avait totale confiance en lui. L’ami Serge, grand copain de Coco, était avec ce dernier l’un des quatre fondateurs à l’origine du Club Méditerranée. Il s’était posé là. Ce n’était pas certes sans aléas que d’y vivre, mais il y était heureux et savait recevoir. Il nous le prouva amplement. Les balades quotidiennes en canot d’un atoll à l’autre, les explorations sous-marines furent sans doute ici les plus merveilleuses dans ce lagon considéré à juste titre comme l’un des plus beaux du monde. Simplement munis de palmes, tuba et masque, Serge nous lâchait tous les six à l’entrée de la passe. Les bras en croix autour d’une fine bouée, nous nous laissions emporter par le courant durant des kilomètres au milieu de myriades de poissons en bancs multicolores qui offraient un spectacle unique au monde. Rebecca, qui, derrière son masque, ne perdait pas une miette de ce paradis aquatique, me rejoignait parfois d’un coup de palmes, peu rassurée lorsqu’elle apercevait les requins qui s’approchaient de nous, un peu trop curieux, avant de s’éloigner d’un petit balancement nonchalant de la queue. Mon récit serait intarissable si je le développais jusqu’au bout car on ne voit qu’une fois dans sa vie de pareils joyaux. Ils sont à mes yeux bien plus beaux que ceux du bijoutier. Ils l’étaient tout au moins en ce temps-là. Nul n’ignore que ces lieux tout comme le reste de notre pauvre planète ont déjà dû, hélas ! être dégradés depuis ces dernières trente-cinq années…</p>
<p>Un beau matin vint la pluie tropicale. Cela nous amusa sur le moment. Cependant, Serge avait l’air inquiet. Il connaissait bien son pays.</p>
<p>– Cela pourrait bien durer, s’inquiétait-il. Je suis vraiment désolé pour vous… Nous, nous sommes accoutumés à ces pluies diluviennes, mais pour vous, non, ce n’est vraiment pas agréable passés trois ou quatre jours.</p>
<p>Prenant cela avec philosophie, nous jouions à la belote dans les bungalows. Les cris des enfants accusant leur mère de tricher ne parvenaient pas à couvrir l’épouvantable fracas du déluge qui depuis plus de cinq jours déjà dégringolait sur les tôles ondulées de nos toitures. Le sixième jour au matin, la pluie continuant de tomber à seaux, je provoquai, en accord avec Rebecca, une réunion dans notre bungalow afin d’y prendre une décision. On attend encore ou on part ? À mains levées, le vote fut unanime et rédhibitoire : on part ! Étalant sur la table une carte du monde, nous cherchions des yeux un endroit susceptible de nous séduire pour y prolonger nos vacances. Un lieu de préférence où il ne pleuvrait pas. Abracadabra, après avoir fermé les yeux, mon doigt survola la carte et se posa sur le Mexique, non loin de Cancún. Tout le monde applaudit. Le Mexique, c’est génial !… et puis, nous pourrions aller voir les temples incas, ceux d’Uxmal, de Chichén Itzá, etc. Nous pourrions même aller à Mexico ! Qui nous en empêchait ? Nul ne nous l’interdisait, effectivement. Nous étions libres.</p>
<p>Hormis Rebecca, qui n’a jamais usé beaucoup de ballerines dans les sites touristiques, nous marchâmes beaucoup dans les cités incas. Les milliers de marches que nous escaladions quotidiennement nous donnaient tous les soirs une faim de loup et nous dormions comme des bébés. Les habitants des <i>pueblos</i> étaient timides, plutôt aimables. Leur misère palpable n’avait rien de commun avec le dénuement des petits pêcheurs des Tuamotu qui semblaient moins tristes dans leur pauvreté. Ici, ce que chacun achetait sur le marché pour se nourrir – trois œufs, deux bananes, une papaye – dénotait un extrême dénuement qui serrait le cœur. Il nous arrivait de payer un poncho multicolore plus cher que le prix demandé à une vieille Mexicaine qui l’avait probablement fabriqué elle-même. Ne comprenant pas, elle se contentait du prix qu’elle avait demandé. Les enfants, remettant l’argent dans la main de la vieille, lui disaient :</p>
<p>– <i>Si, pongo lo !… Regalo para usted… Es un regalo</i><apnb id="N4" />
<i> !</i></p>
<p>À notre retour en France, début septembre, nous apprîmes que cet été 1976 avait été le plus chaud que la France ait connu depuis plus de trente ans. Il n’était pas tombé une goutte d’eau en France depuis trois mois ! Nous éclatâmes tous de rire en pensant au déluge de Rangiroa. En tout cas, ces vacances avaient été et seraient sans doute les plus belles de notre vie.</p>
<p>L’aile de notre maison était terminée mais comme toutes les « finitions », celles-ci n’en finissaient plus. La piscine, elle, était remplie. Elle était magnifique. C’était déjà ça ! Au bureau, les demandes d’émissions de radio et de télévision ne diminuaient pas, celles de concerts non plus. Dommage, car je n’avais qu’une envie, tout comme Rebecca : repartir. Je ne partis pourtant dans l’immédiat qu’en Normandie où je repris l’écriture de mes chansons en chantier, là où je l’avais laissée. <i>Ma nouvelle adresse</i>, <i>Celui d’Alice</i> ou <i>Je suis de Castelsarrasin</i> prenaient forme un peu plus à chaque séjour. Je n’avais cependant nullement l’intention de mettre le double carburateur à mon stylo pour les terminer plus vite. J’apprenais de plus en plus à faire chaque chose en son temps. Cependant que Rebecca réglait les affaires du bureau et celles de la maison, à raison d’une semaine par-ci par-là, je poursuivis donc l’écriture de mon album. Pour la première fois depuis des mois, je n’étais pas trop mécontent de mes « devoirs ». Si je continuais sur cette lancée, avec l’esprit aussi clair qu’il l’était en ce moment, je pourrais sans doute enregistrer un nouvel album vers la fin de l’année. Pourquoi pas ?</p>
<p>Nous terminâmes l’année en famille, heureux d’être tous ensemble une fois encore dans notre maison. L’hiver venu, nous partîmes de nouveau avec les enfants, mais cette fois en vacances de neige en Italie à Sestriere. Cependant que Rebecca déambulait les fesses en arrière sur ses skis, en descendant les pistes bleues de « bébés », nous arpentions les rouges sans problème, les enfants et moi, jusqu’à nous retrouver en haut des cimes aux alentours de midi. Là, on dévorait les roboratives et traditionnelles rusties sur la terrasse d’un restaurant ensoleillé tout en discutant des pistes à faire dans l’après-midi.</p>
<p>Nous étions désormais bronzés toute l’année et le simple fait de vivre notre quotidien nouveau au jour le jour ne nous déplaisait pas vraiment. C’est donc vers la fin février que nous décidâmes de louer un grand et beau voilier avec son équipage pour les prochaines vacances de Pâques. Excepté aux Tuamotu, nous n’avions jamais vu ailleurs d’archipel aussi splendide que celui des îles Grenadines, dans la Caraïbe. Toutefois, hormis l’île de Palme sur laquelle deux ou trois ans plus tôt nous avions loué une maison à dix mètres de la plage de sable blanc, nous ne connaissions pas les merveilleux fonds marins qui entouraient les dizaines d’îles satellites de Grenade. C’est ce que je proposais de découvrir cette fois-ci.</p>
<p>Nous partîmes donc jusqu’en Martinique où nous embarquâmes au passage Fabienne Élysée – Fafa –, la fille de nos amis Max et Denise, la copine de Julie. Lorsque l’on a chacune treize ou quatorze ans, n’a-t-on pas des millions de choses à se raconter ? Nous avions aussi invité notre copine Thérèse et Pierre, son compagnon, ainsi que nos amis de toujours Juliette Boisriveaud et Jean-Paul – son futur mari –, qui s’avérèrent tous être des hôtes de bonne compagnie.</p>
<p>Sur un bateau, la cohabitation n’est pas toujours évidente. Après avoir acheté tout ce que nous pouvions sur le marché de Fort-de-France, nous avions de quoi remplir abondamment les frigos du bateau. Nous partîmes en deux petits avions car un seul transportait non seulement les confits d’oie, les pâtés maison et les foies gras que nous avions apportés, mais aussi les caisses entières de ducru-beaucaillou, des magnums de montrachet et même de vieux rhum Bally que j’avais extirpés de ma cave. Nous atterrîmes dans l’île d’Union au beau milieu des Grenadines.</p>
<p>En arrivant, nous allâmes saluer l’ami Beaufranc qui était en quelque sorte le patron de l’île, un vieux loup de mer à la peau tannée. Je savais déjà qu’on pouvait demander à cet homme affable à l’aspect un peu bourru tout ce que l’on désirait, car il avait de tout. Du fuel, du pain, des bougies, des cordages, du vin, des hélices de bateau aussi bien que des ancres, des filets, des hameçons, des fusils de chasse sous-marine, des palmes et même… un restaurant où on mangeait du poisson frais aussi délicieux que ses tronçons de murène ou ses steaks de tortue. Il venait de relever ses « cordes » – des câbles aux filins d’acier tressés de trente mètres de long, au diamètre aussi gros que mon index. Il avait déposé sa pêche nocturne sur le ponton de son restaurant. Il y avait là sept ou huit requins de toutes sortes et de tous gabarits. Un redoutable requin citron devait bien peser à lui seul trois cents livres. Il voisinait avec un colossal requin-marteau tout rosé avec des sortes de petites oreilles et des mâchoires entre lesquelles on aurait pu enfourner un petit veau entier. Des crochets de boucher, encore fichés dans les joues des monstres, avaient apparemment servi d’hameçons au bout desquels il accrochait des quartiers entiers de viande ou des chapelets de tripes animales dont les requins étaient si friands.</p>
<p>– Ceux-là ne viendront plus bouffer mes chèvres sur la plage, nous déclara-t-il en guise d’ex-voto.</p>
<p>– Des chèvres ? dirent les enfants, qui n’en croyaient pas leurs oreilles. Ils peuvent avaler une chèvre entière ?</p>
<p>– Oui, mes chéris, dit Beaufranc en riant. D’ailleurs, je vais les ouvrir et les vider tout de suite, vous verrez bien ce qu’ils sont capables d’avaler. Leur tripaille me servira d’appât pour ma prochaine pêche nocturne.</p>
<p>De son impressionnant poignard effilé, il éventra le requin-marteau de haut en bas. Il extirpa de son estomac une palme en caoutchouc, ainsi que de gros poissons de toutes sortes, pesant entre trois et dix kilos chacun, dont certains n’étaient même pas mâchés ! En plus d’un vieux soulier d’homme à la semelle trouée, le gros requin citron, lui, n’avait dans le ventre qu’une chevrette d’une quinzaine de kilos qu’il avait copieusement mâchouillée de la tête aux sabots.</p>
<p>– Alors, dit Beaufranc malicieusement en s’adressant aux enfants qui écarquillaient les yeux, vous pensiez que j’étais de Marseille quand je vous disais que ces bestiaux boulottaient mes biquettes ?</p>
<p>Dès le premier jour, nous fûmes fascinés par cette mer des Caraïbes et tous les trésors qu’elle recélait. Le bateau était splendide. Le capitaine et son équipage de trois marins dont une cuisinière – cordon-bleu authentique ! – étaient tous adorables et prévenants avec nous et nos amis. La cuisine était délicieuse, et les frigos toujours bien pourvus de boissons fraîches étaient fort appréciés de tout le monde. Pierre, excellent cuisinier lui aussi, faisait souvent – en alternance avec moi – frire ou griller les poissons frais que nous pêchions abondamment à longueur de journée. À la palangrotte ou en pêche sous-marine, tous les moyens étaient bons pour ramener nos fritures à bord du bateau. Nous ne prenions d’ailleurs que ce dont nous avions besoin pour les repas, en variant nos prises autant que faire se peut. De délicieux poissons rouges à fine chair blanche plus délicate encore que celle de la sole – appelés « les juifs » (pourquoi ?…) – étaient de loin nos préférés.</p>
<p>– Que veux-tu que nous te pêchions aujourd’hui ? demandions-nous à Rebecca avant de partir le matin.</p>
<p>– Des mérous ou des juifs, ou les deux, répondait-elle invariablement.</p>
<p>Parti donc d’Union, le bateau mit le cap sur le nord. Mouillant ainsi au gré de notre humeur, nous découvrîmes d’abord la calme et pittoresque petite île de Mayereau avant de repartir pour Canouan. Cette plus importante cité où nous abordâmes dans sa capitale – Charlestown – pour les besoins de notre chef de cuisine ne nous retint qu’une grosse demi-heure avant de mettre le cap vers les îles Moustique, Baliceaux, et Bequia aux abords de laquelle nous fîmes une moisson de langoustes mouchetées qui s’avé-rèrent être des délices. Je les préparais le soir même avec une délicieuse sauce au chablis et champignons de Paris qui régala tout le monde. Nos journées, si différentes les unes des autres, étaient pourtant semblables dans leur déroulement. Baignade après le copieux petit déjeuner puis départ tous ensemble en combinaisons sous-marines pour explorer les fonds coralliens qui le disputaient en splendeur à ceux des Tuamotu. J’initiais Pierre et Jean-Paul à pêcher à la palangrotte depuis le pont du bateau. Les enfants, eux, étant des experts depuis longtemps, préféraient venir avec Juliette et moi, et parfois même leur mère (selon son humeur !), survoler les champs de coraux d’une beauté à couper le souffle. Toutes les couleurs s’y trouvaient. Les enfants grognaient d’émerveillement sous leur masque en frôlant les tortues géantes ou encore les immenses et impressionnantes raies manta qui atteignaient facilement sept ou huit mètres d’envergure. Fafa et Julie ne cessaient d’extirper leur tuba de la bouche pour nous renseigner de tout ce qui se cachait sous l’eau.</p>
<p>– Papa ! Papa, une tortue… Un gros mérou, là, sous ce rocher !</p>
<p>Anne, quant à elle, venait de s’accrocher à mon bras pour me désigner une grosse murène effrayée qui s’était réfugiée dans son trou. Je lui fis signe sous l’eau que je l’avais vue. S’approchant cependant de l’anfractuosité dans laquelle la bestiole avait disparu, elle la vit surgir à une vitesse fulgurante vers son masque. Elle n’eut que le temps de bondir hors de l’eau, verte de peur en criant « Papa ! ». Ce coup de semonce de la murène – qui n’avait pas vraiment attaqué – lui servit de leçon ainsi qu’aux autres à qui, encore effrayée, elle racontait sa mésaventure le soir sur le pont du bateau.</p>
<p>La nuit tombant d’un coup sous les tropiques dès quatre heures et demie, nous choisissions soigneusement l’endroit où nous pourrions effectuer un mouillage calme. Loin des autres rares bateaux que nous croisions parfois, nous jetions l’ancre, entre cinq et six heures du soir généralement, en un lieu idyllique et à l’abri des vents. Là, chacun à son tour préparait le rituel ti-punch pour tout le monde, excepté bien sûr les enfants qui, eux, dégustaient des cocktails de fruits tropicaux frais. Nous les préférions, ces cocktails, additionnés d’un peu de vieux rhum Bally. Nous préparions aussi parfois le classique rhum blanc (agricole) additionné d’une larme de jus de canne, d’un fin quartier de citron vert pincé et lâché dans le verre et de deux petits glaçons (les Antillais n’en mettent pas !). Nous dégustions ces punchs délicieux parfois avec des acras de poissons frits, de petits chapelets de boudins créoles tièdes ou de ces sublimes crabes farcis qu’avant de partir Denise Élysée avait amoureusement confectionnés.</p>
<p>Après avoir poussé au nord jusqu’à l’île Saint-Vincent, qui nous parut bien trop importante pour retenir notre attention, nous repartîmes délibérément de nouveau vers le sud, au-delà d’Union. De l’île de la petite Martinique jusqu’à Grenade en passant par Cariacou, nous avions ainsi écumé une grande partie de l’archipel des Grenadines. Deux semaines se seraient bientôt écoulées depuis notre départ. Il nous semblait être partis la veille de Fort-de-France.</p>
</dev>
<defnotes>
<ntb id="N4">
<p><sup></sup>. « Prenez-le, c’est un cadeau pour vous ! »</p>
<p></p>
</ntb>
</defnotes>
</chap>
<chap>
<tit>Jacques Brel</tit>
<dev>
<p>Remontant à présent vers Union d’où nous ne prendrions l’avion que trois jours plus tard pour regagner la Martinique, nous décidâmes un soir de mouiller notre voilier derrière un magnifique gros caillou où nulle trace de vie n’était visible à des lieues à la ronde.</p>
<p>– Là, nous serons bien, dit sentencieusement Pierre.</p>
<p>– Et pas emmerdés par les voisins, renchérit Jean-Paul, qui commençait à décoffrer les glaçons pour le punch.</p>
<p>Rebecca, qui venait de rapporter le boudin créole de la cuisine, dit :</p>
<p>– Je crois que vous avez parlé trop vite ! Regardez le bateau qui vient de mouiller à deux cents mètres.</p>
<p>Un « merde ! » catastrophé fusa de toutes les bouches présentes, y compris de celles des enfants.</p>
<p>– Oh ! dit Juliette, même s’ils dansent le charleston, de là où ils sont, on ne les entendra pas !</p>
<p>– Allez, oublions, dit Rebecca. Santé tout le monde, ajouta-t-elle en levant son verre.</p>
<p>– Santé ! avions-nous tous dit en écho.</p>
<p>Alain dit soudain :</p>
<p>– Papa, regarde, il y a quelqu’un qui vient par ici…</p>
<p>En effet, un homme sur un canot se dirigeait vers nous. Il s’approcha du bastingage en souriant.</p>
<p>– Ohé ! salut tout le monde.</p>
<p>– Salut ! on peut faire quelque chose pour vous ?</p>
<p>– Ben… Si on veut, me répondit le gars, toujours d’un air amusé. Je suis avec quelqu’un qui est le patron de ce bateau, dit-il en le désignant, et il aimerait bien vous voir. Ça lui ferait même très plaisir !… et à vous aussi, j’en suis sûr ! Vous êtes bien Pierre Perret ?</p>
<p>C’est pas possible ! pensai-je. Mais comment ont-ils fait pour venir nous dénicher en un endroit pareil… Je répondis tout de même :</p>
<p>– Eh bien oui ! je suis Pierre Perret, mais vous savez, nous sommes ici en vacances et…</p>
<p>– Oh ! enchaîna cet énigmatique visiteur qui arborait un sourire de plus en plus grand, vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas envie de voir Jacques Brel !</p>
<p>Je tombai d’en haut du mât !</p>
<p>– C’est pas possible !</p>
<p>Ma stupeur, la nôtre à tous, l’amusa beaucoup.</p>
<p>– Mais si, bien sûr ! il vous attend. Il est avec la Doudou. Allez, venez avec moi. Je vous ramènerai quand vous le souhaiterez.</p>
<p>Je partis avec lui.</p>
<p>Nous sommes bien sûr tombés dans les bras l’un de l’autre Jacques et moi. J’embrassais aussi la Doudou, qu’il me présenta dans la foulée. Son inséparable compagne avait elle-même tenu la barre du bateau depuis Le Havre. Après sa première opération du cancer, Jacques – on le comprend – n’avait guère souhaité s’attarder à l’hôpital. Cependant qu’il était couché dans son bateau durant la traversée de l’Atlantique, c’était la Doudou toute seule qui avait vaillamment tenu la barre du Havre jusqu’à Pointe-à-Pitre.</p>
<p>– On part aux Antilles, avait-il annoncé tout à trac à la Doudou. Je ne veux plus moisir ici. Tu sauras tout de même bien barrer le rafiot jusque dans ta Guadeloupe natale ? lui avait dit Jacques en la charriant (elle avait l’habitude !).</p>
<p>– Repose-toi, lui avait dit la Doudou. Je m’occupe de tout.</p>
<p>Et elle l’avait fait. Elle avait tenu le cap droit sur Pointe-à-Pitre. Elle avait même fait la tambouille et essuyé des coups de tabac en route. Toute seule, sans jamais se plaindre. C’est de tout ça qu’il me parlait, l’artiste, en sirotant le punch copieux qu’il venait lui-même de confectionner et de nous servir.</p>
<p>– Ah ! on n’en fait plus des comme ça, dit-il en tapotant les fesses rebondies de la Doudou.</p>
<p>– Arrête ! espèce de satyre, fit-elle en riant à nouveau.</p>
<p>Elle l’aimait, son Jacques.</p>
<p>Je les quittai vers neuf heures. Avant de regagner mon bateau, nous nous étions promis de passer la journée du lendemain tous ensemble.</p>
<p>– Vous viendrez sur notre voilier, leur dis-je. Il est très spacieux. Pour y cuisiner, on y est très à l’aise.</p>
<p>– Parce que c’est toi qui vas nous faire la tambouille ? me dit Jacques. Tu sais t’y prendre, tu aimes ça ?</p>
<p>– Mais bien sûr que j’aime ça ! et Rebecca et toute la famille aussi aiment ça. Vous verrez, je m’occuperai bien de vous.</p>
<p>Le lendemain matin, dès huit heures, j’emmenais les enfants sur un champ d’oursins que j’avais repéré la veille à l’approche du mouillage. Dans trente centimètres d’eau, chaussés de bottillons en caoutchouc et protégés par de gros gants en toile, nous en cueillîmes trois immenses seaux en plastique, pleins à ras bord. Une fois décortiqués – tout le monde s’y mit ! –, il me restait une immense et haute marmite pleine de languettes d’oursins blancs plus grosses que mon doigt.</p>
<p>Jacques arriva juste au moment où je posais la marmite sur le feu.</p>
<p>– Mais qu’est-ce que tu fabriques là, sacré Pierrot ?</p>
<p>– Eh bien, tu le vois, je suis en train de vous préparer un blaff d’oursins. Je ne sais si tu aimes ça ! Mais tu sais sans doute le faire toi-même. Tu manges bien le poisson que tu pêches !</p>
<p>Il éclata de rire :</p>
<p>– Tu es fou ! J’ai horreur de la pêche ! Je ne saurais quoi faire d’un poisson qui frétille au bout de ma canne. Le tuer ? Avec quoi ?</p>
<p>– Alors comment fais-tu pour manger du poisson frais sur ton bateau ?</p>
<p>– Mais tu me fais marrer, je ne mange jamais de poisson frais ! Seulement des maquereaux en boîte ou des sardines à l’huile à la rigueur. Et encore !</p>
<p>– Alors tu ne vas pas aimer mes oursins ?… </p>
<p>– Mais si, on va les aimer, tes oursins ! Rien qu’à voir avec quel amour tu les prépares, on est même sûrs qu’on va adorer ça. Pas vrai, la Doudou ?</p>
<p>– T’as raison, Gaston, dit-elle, regarde de quoi il nous menace, le Pierrot…</p>
<p>Je venais en effet d’ouvrir deux magnums de grand-montrachet dont trois bons verres étaient destinés à faire ma sauce.</p>
<p>– Du montrachet ! s’exclama Jacques… juste pour faire ta sauce ! Mais tu ne vas tout de même pas tout mettre ? ajouta-t-il en gémissant tout en contrôlant le niveau du premier magnum d’un œil inquiet.</p>
<p>– Mais non ! ne t’inquiète pas, le rassurai-je en éclatant de rire. Il y en a deux autres au frigo pour nous mouiller la glotte en dégustant le blaff.</p>
<p>– Putain ! il est vachement organisé, ton mec, dit-il en allant faire la bise à Rebecca.</p>
<p>– Oh ça, pour lui, dit-elle, c’est vrai, c’est même toujours très sérieux.</p>
<p>Pendant que nos trois amis discutaient avec les copains que je leur avais présentés, Pierre, qui m’aidait aux fourneaux, m’apparut tout à coup anormalement inquiet en scrutant le dessous de la marmite.</p>
<p>– Qu’est-ce qui se passe ?</p>
<p>– Eh bien, je crois qu’on n’a plus de gaz !…</p>
<p>– C’est pas possible !</p>
<p>Après avoir tout retourné sur le bateau, force fut de convenir qu’il ne restait plus une seule bonbonne de gaz à bord du rafiot. C’est en fin de compte avec le chalumeau alimenté par une petite bouteille, dont nous nous servions pour faire dorer le sucre des crèmes brûlées que Pierre et moi avons fini de faire cuire ce satané blaff d’oursins. Nous tenions à tour de rôle le chalumeau sous le cul de la marmite, cependant que le deuxième la tenait par les anses, tandis que Jacques, lui, se tordait de rire comme une baleine en nous regardant faire ! De l’avis général, le blaff d’oursins ponctué du divin montrachet de chez Fleurot était somptueux. Les côtes de bœuf escortées d’un magnum de château-lafite furent qualifiées, elles, de sublimes. Les enfants se régalaient mais manifestement n’attendaient que le dessert pour aller remettre palmes et tuba et replonger vers les merveilles sous-marines. Jacques assura – sans doute pour nous faire plaisir – qu’il n’avait jamais fait un repas aussi magnifique de sa vie !</p>
<p>– En tournée, on mange toujours en courant, dit-il, tu ne trouves pas ?</p>
<p>Nous évoquâmes alors ces fameuses rondes infernales et les « tourneurs », ces « rapaces de haut vol », disait Jacques en riant. Tout un panel d’individus qui avaient cheminé sur nos routes communes défilèrent alors. Nous avions évidemment connu bon nombre de galères semblables en des mêmes lieux, et, souvent, des personnages aussi marrants qu’étonnants. J’évoquai mes balbutiements à La Colombe, il me parla longuement des mémorables soirées de ses débuts au Tire-Bouchon à Montmartre. Suzy Lebrun, la folklorique patronne de L’Échelle de Jacob, réveillait en nous elle aussi des souvenirs attendrissants ou comiques. Ils étaient bien entendu soulignés par la pointe d’ironie et de dérision que seuls nous pouvions nous permettre envers nous-mêmes. Jacques semblait plein d’amertume, surtout à cause de ce harcèlement ininterrompu des « rats », ces paparazzi dont il était la victime depuis l’annonce de sa maladie.</p>
<p>– Ils me font chier ! disait-il d’un ton fataliste. Il n’y a qu’en mer qu’on est peinards ! Et encore !</p>
<p>Il nous conta alors par le menu les courses effrénées de ces charognards, le Nikon en pogne, qui le traquaient au sortir de l’hôpital. Vous ne pouvez pas savoir, disait-il, les efforts et les ruses de Sioux qu’ont dû déployer les médecins et la Doudou pour me foutre à l’abri de ces prédateurs qui ne pensaient qu’à faire leur putain de photo !</p>
<p>– Jusqu’à B., enchaîna-t-il, le navigateur ancien chanteur, que nous avons croisé en mer sur notre route la veille du dernier Noël. Il était seul…</p>
<p>– Alors, on lui a dit spontanément comme ça de se joindre à nous, ajouta la Doudou, on avait confiance.</p>
<p>– Et puis, enchaîna Jacques doucement, tandis qu’on sablait le champagne en trinquant le soir du réveillon, il a pris plein de photos.</p>
<p>– Pas qu’à ce moment-là, le coupa Doudou en colère. Il en a pris toute la soirée !</p>
<p>– Et puis cet ignoble est rentré vite à Paris pour les vendre à un torchon ! Voilà, mon Pierrot, le monde tel qu’il est. Ah ! on peut encore en écrire, des chansons. On n’a pas épuisé tous les sujets ! Les paparazzi, poursuivit-il, ils ont choisi de faire un métier de merde, d’accord ! mais lui, c’est un bel enculé qui n’est même pas paparazzo !</p>
<p>Ce récit nous a tellement écœurés tous que nous n’avons même pas osé faire ensemble la photo souvenir de cette fabuleuse journée !</p>
<p>– Quand allez-vous rentrer aux Marquises ? demandai-je.</p>
<p>– On ne sait pas trop, dit Jacques. On va flâner encore un peu avant de regagner Ivaoa. Et vous ?</p>
<p>– Oh ! nous, on va ramener les enfants qui doivent rentrer à l’école, mais on repartira sans doute sans tarder.</p>
<p>– Mais, fit Jacques, soudain intrigué, il y a combien de temps que tu as posé ta guitare ?</p>
<p>Je n’avais pas compté. Je consultais Rebecca du regard.</p>
<p>– Depuis quand sommes-nous en vadrouille ?</p>
<p>– Eh bien depuis le début 1975… Un peu plus de deux ans déjà ! Tu parles d’une overdose de vacances !</p>
<p>– Deux ans ! répéta en écho Jacques, totalement ahuri.</p>
<p>– Mais oui ! c’est vrai, approuvai-je, moi aussi interloqué. Nous sommes partis bourlinguer quelques semaines à peine après la sortie de l’album du <i>Zizi</i> !</p>
<p>– Dis donc, fit Jacques, fallait avoir les couilles pour tout laisser tomber et se tirer en vacances après le tabac d’un disque pareil !</p>
<p>– Mais nous avions planifié tout cela bien avant ce disque, lui dis-je. Son succès n’a rien changé ! Sinon que Rebecca croulait sous les propositions au bureau et qu’elle passait son temps à refuser des contrats un peu partout.</p>
<p>– Ça, c’est jouissif, dit Jacques en se marrant. Mais tu n’as tout de même pas l’intention de t’arrêter définitivement ?</p>
<p>– Mais évidemment que non !</p>
<p>– Alors écoute-moi, mon grand, reprends tout de suite. Le plus tôt possible. Crois-moi… Sinon, si tu attends encore, tu n’auras plus le courage. Je sais de quoi je parle.</p>
<p>– Mais, toi, lui dis-je, c’est bien toi qui as décidé de ne plus chanter dans les théâtres, non ?</p>
<p>– Oui, bien sûr, c’était ma décision, mais je n’en pouvais plus d’être sans arrêt à cran, mort de trouille, de vomir avant d’entrer en scène. Non, je ne regrette pas une seconde d’avoir arrêté. Mais ce dont je suis sûr, c’est que si j’avais stoppé tout pendant plus de deux ans comme tu viens de le faire, avec l’intention de reprendre, je n’aurais sûrement jamais trouvé la force de recommencer.</p>
<p>– Mais j’ai tout de même continué d’écrire, tu sais. Au moins, de ce côté-là, je ne suis pas déconnecté.</p>
<p>– C’est bien ! fit Jacques. C’est ça, l’essentiel. Moi aussi, j’écris en ce moment. J’en chie. Tu connais ?!</p>
<p>– Oui, répondis-je en riant à cette question exclamation, j’ai une vague idée de ce que tu veux dire…</p>
<p>– En tout cas, mon Pierrot, écoute-moi. Reprends, reprends vite, sinon t’auras plus le courage. À mon avis, ça serait con que tu t’arrêtes là. Comment va Georges ?</p>
<p>– Bien, je présume. Je n’ai pas de nouvelles… On se voyait souvent à une époque. Je ne suis pas absolument certain qu’il ait très envie à présent de me voir. Et je ne peux pas non plus te dire pourquoi !</p>
<p>Il resta quelques secondes dubitatif, ne sachant trop que dire. Il finit par lâcher :</p>
<p>– C’est ça, la vie !… mais parfois, c’est beau.</p>
<p>– Beau et con à la fois ! enchaînai-je ironiquement.</p>
<p>Il éclata de rire.</p>
<p>– Tu l’as dit, bouffi ! Je vois que tu connais tes classiques.</p>
<p>L’après-midi était passée trop vite. Les Trois Baudets, L’Échelle de Jacob, Canetti, Le Tire-Bouchon, Coquatrix, Charley Marouani, Coco Chaze et la postale dans les îles Tuamotu, nous évoquions encore pêle-mêle tout cela quand le soir arriva. Notre univers était le même ! Les chimères qui étaient les nôtres s’étaient retrouvées un jour comme par enchantement à l’Olympia au beau milieu des clameurs d’un public en délire. Au fil de nos souvenirs d’anciens combattants s’ajoutaient encore et toujours des éclats de rire. S’approchant de Rebecca, comme pour signifier « toi seule peux nous dire ça », Jacques demanda :</p>
<p>– Quand pourrez-vous venir nous voir à Ivaoa ?</p>
<p>– À la fin de l’été… Ou au début de l’automne… Non ? Ce ne serait pas mal, dit Rebecca tout en m’interrogeant du regard.</p>
<p>– J’espère pouvoir enregistrer un disque le plus tôt possible. On pourrait rappliquer chez vous tout de suite après, proposai-je. En tout cas, très touchés de votre invitation.</p>
<p>– Je vous préviens, dit la Doudou, ce sera sans doute un peu spartiate mais Jacques se mettra à son tour aux fourneaux pour vous mitonner ses deux ou trois spécialités. Moi, je pourrais vous faire de la cuisine antillaise si vous aimez ça !</p>
<p>– Et bien que notre frigo marche au pétrole, poursuivit Jacques, nous vous attendrons avec du champagne frais.</p>
<p>C’est sans doute à regret que nous nous éloignâmes les uns des autres après de chaudes embrassades. Sur le rafiot qui les ramenait à leur bateau, Jacques, debout, se retourna vers nous et s’adressa à moi avec ses mains en porte-voix :</p>
<p>– Pierrot, dit-il, quand tu verras Lama, dis-lui qu’il me reste encore un poumon !</p>
</dev>
</chap>
<chap>
<tit>Chacun repart de son côté</tit>
<dev>
<p>Chacun était reparti de son côté. Jacques avait eu raison de me poser la question. Aurais-je le courage de recommencer après tout ce temps ? Les salles seraient-elles encore pleines ? Le succès serait-il toujours au rendez-vous ? Je ne dormis pas de la nuit après leur départ. Deux semaines plus tard, les enfants devaient reprendre l’école. Nous retrouvâmes la maison. Je décidai de reprendre le collier dès que possible. Pour voir où j’en étais.</p>
<p>En quelques coups de fil, Rebecca mit sur pied une tournée avec l’ami Daniel Tanière d’une quinzaine de villes tests dans le Nord. Les salles pleines de nouveau ôtèrent le poids qui m’oppressait depuis déjà quelques semaines. J’écrivis cela à Jacques à Ivaoa. Je regagnai ma maison en Normandie après la tournée pour y peaufiner les chansons de mon prochain album – je mettais entre autres la dernière main à <i>Castelsarrasin</i> ainsi qu’à <i>Ma nouvelle adresse</i>. Cette dernière, bien que terminée, se vit ajouter le dernier couplet « Mon copain Jacques a mis les bouts… », suscité bien entendu par notre rencontre récente. Jacques répondit à ma lettre en disant qu’il était heureux du succès de ma reprise, ainsi que leur joie d’avoir retrouvé Ivaoa, l’avion et leur maison. Il s’apprêtait à reprendre la postale et à boire des coups avec ses copains Coco Chaze et Serge Arnoux, tout au long de ce trajet des îles Tuamotu. Jacques réitéra son invitation :</p>
<p>– On vous attend de pied ferme, disait-il. Pierrot, tu auras même du poisson si cela te fait plaisir. J’ai repris moi aussi l’écriture et ça ne marche pas trop mal… À vite.</p>
<p>Les chansons étant des petites demoiselles fragiles, il me fallut quelques mois encore avant de trousser les dernières. C’était bien au moins la douzième ou quinzième version de chacune. Je ne voyais guère, au bout de ce labeur, comment je pouvais parvenir à rendre ces mignonnes plus belles. Je décidai donc de les enregistrer telles quelles, dès que Rebecca m’aurait déniché une bonne semaine de liberté pour cela.</p>
<p>Nous déjeunions en ce temps-là assez fréquemment au Tong Yen et il m’arrivait d’échanger un petit salut discret avec Lino Ventura. Hormis ce que chacun savait de l’autre, nous ne nous connaissions pas. Il dut sans doute forcer sa timidité naturelle pour s’approcher un jour de notre table, car il me demanda de but en blanc :</p>
<p>– Pardon de vous déranger, mais avez-vous des nouvelles de Jacques ?</p>
<p>Ce dernier lui avait certainement parlé de notre rencontre dans une lettre.</p>
<p>C’est ainsi que nous devînmes amis. Les dîners chez lui à Saint-Cloud étaient toujours de grands moments d’amitié partagée, sans oublier la gastronomie ainsi que son amour et sa connaissance du vin qui acheva de nous rapprocher. Entre Odette, son épouse, et Rebecca et moi, le courant passa aussitôt. Les échanges d’agapes et d’amitié devinrent fréquents entre Nangis et Saint-Cloud où nous nous invitions à tour de rôle à chaque fois que notre emploi du temps nous le permettait.</p>
<bl v="1" />
<p>Je reçus un jour la troisième ou quatrième lettre de Jacques après leur retour aux Marquises.</p>
<p>– Alors quand le fais-tu, ce nouveau disque ? Tu me dis que tu as un boulot fou. Je vois que tu t’es laissé reprendre dans le tourbillon.</p>
<p>En effet, après l’enregistrement de ce nouvel album que je venais à peine de terminer, les concerts reprirent de plus belle aux quatre coins de l’Hexagone. Le disque fut plutôt bien accueilli dans les radios. <i>Je suis de Castelsarrasin</i> et <i>Ma nouvelle adresse</i> avaient indéniablement la préférence des programmateurs de radio car elles étaient diffusées partout.</p>
<p>Un mois après la dernière lettre de Jacques, j’en reçus une nouvelle où il m’incendiait copieusement :</p>
<p>– T’es un beau salaud, tu ne m’as même pas envoyé tes chansons nouvelles ! Heureusement que je les entends tous les jours sur Radio-Tahiti… surtout <i>Ma nouvelle adresse</i>. Mais j’ai hâte d’entendre tout le disque. Envoie-le vite ou venez l’apporter vous-mêmes !</p>
<p>J’ai expédié l’album <i>illico presto</i> à Ivaoa en expliquant à Jacques et à la Doudou que nous avions toujours l’intention d’aller les retrouver là-bas, mais que, submergés comme nous l’étions alors, nous retarderions sans doute notre venue de quelques semaines.</p>
<p>Un mois plus tard, il répondit à ma lettre, déplorant quelque peu que nous n’allions pas les voir de sitôt. En lisant sa lettre, nous ne comprîmes pas alors, ni Rebecca ni moi, le sens de cette phrase sibylline pourtant si lourde déjà de la crainte qu’il avait de rechuter – ou pire peut-être… Le savait-il ?</p>
<p>– Ne tardez pas trop tout de même, écrivait-il.</p>
<p>Il terminait en me remerciant pour l’album qu’il venait de recevoir :</p>
<p>– Ton disque est beau. Il tourne rond.</p>
<p>Nous pouvions plus ou moins gouverner notre emploi du temps. C’est même à cause de cela que nous avions décidé, Rebecca et moi, de retarder de quelques mois notre voyage aux Marquises. Jacques, lui, ne le pouvait pas. Il n’en avait plus le temps. Celui qui lui restait était compté. Il le savait. Il vint à Paris une dernière fois s’enfermer quelques semaines dans les studios Barclay. Il y enregistra son album magnifique et ultime <i>Les Marquises</i>. Charley Marouani, le dernier imprésario et sans doute son ami le plus proche, nous téléphona à la maison :</p>
<p>– Jacques a terminé son album, les chansons sont superbes. Il a été submergé de boulot, c’est pour cela qu’il ne vous a pas appelés. Il veut vous inviter à dîner demain soir aux Halles (pas encore installées à Rungis), c’est d’accord ?</p>
<p>– Banco !</p>
<p>Le lendemain soir, les premiers arrivés au restaurant, nous vîmes débarquer Charley, la Doudou et notre Jacques. En une parfaite imitation de Charlot, il faisait tournoyer une canne au ras du chapeau melon qui le coiffait et accentuait son aspect burlesque en faisant le pitre de manière plutôt insolite. Nous ne sûmes que bien plus tard que ce stick, qui avait l’air de l’amuser follement, lui servait en quelque sorte de prothèse contre le handicap que suscitait la récidive de son cancer. Le dîner fut très gai et se termina au-delà de minuit. Nous évoquâmes une fois de plus le métier avec Charley, égrenant des anecdotes qui nous amusèrent tous car il ne manquait pas d’humour lui non plus. Les grands éclats de rire de Jacques résonnaient dans la salle du restaurant, stoppés parfois par la Doudou qui, l’air faussement choquée, lui disait :</p>
<p>– Jacques… Voyons !…</p>
<p>Le meilleur moment de la soirée fut lorsque notre ami nous expliqua par le menu ses pérégrinations en avion sur la ligne Ivaoa-Tahiti lorsqu’il transportait son courrier. Nous étions tous écroulés de rire des mille et un avatars qu’il nous racontait. Rebecca, à qui il venait de promettre de lui faire connaître au plus tôt les joies de ce type d’aventure, lui demanda naïvement :</p>
<p>– Mais, Jacques, qui est-ce qui assure l’entretien de ton avion ?</p>
<p>Le fou rire le prit, suivi par la Doudou.</p>
<p>– Mais c’est moi, ma belle, qui fais l’entretien, c’est ma pomme. Qui veux-tu que ce soit d’autre ! Je mets régulièrement le nez dans le moteur pour voir évidemment s’il y a quelque chose qui cloche, mais tous les deux mois environ, je démonte tout, absolument tout. Je vérifie chaque pièce, un coup de burette… Et hop ! je remonte tout.</p>
<p>– Et tu t’y retrouves toujours ? demanda Rebecca sur un ton de doute… non dissimulé.</p>
<p>– Toujours !</p>
<p>– Oui, dit la Doudou, sauf quand il te reste une pièce sur les bras et que tu ne sais pas à quoi elle correspond !</p>
<p>Tout le monde éclata de rire.</p>
<p>– Oh ! enchaîna Jacques, ça ne m’arrive pas vraiment souvent… Une ou deux fois tout de même, ajouta-t-il sur le ton de l’espièglerie.</p>
<p>– Eh bien, conclut Rebecca qui déclencha un nouvel éclat de rire général, je ne suis pas près de monter dans ton coucou !</p>
<bl v="1" />
<p>C’est la lettre de quelqu’un de profondément blessé qu’il nous envoya dès son retour aux Marquises. Le fracassant lancement par Barclay de son nouvel album l’avait profondément choqué.</p>
<p>Voilà, jusqu’au bout les « marchands du temple » auront mis leurs gros sabots dans le plat. Son « ami » Barclay en tête du peloton. Le comportement de ce dernier ne nous surprit guère, on peut s’en douter. Il avait tellement promis à Jacques de ne pas faire de tam-tam outrancier pour la sortie de ce dernier disque !… En fin de compte, Eddie était resté égal à lui-même. Il avait donné sa parole… et fait exactement le contraire ! Entre ses dents, Rebecca ne put s’empêcher de décocher un nom d’oiseau à son adresse. Amen !</p>
<p>Nous ne t’avons plus revu, Jacques. Tu es parti seul dans cet hôpital parisien, seul sur la pointe du cœur, ce pauvre cœur si gros que tu le partageais avec la terre entière. Tu savais en y entrant que c’était là le bout du chemin. Songeas-tu alors, comme dans ta chanson <i>Le Dernier Repas </i>:</p>
<stroplg>
<verslg>
<i>Et dans l’odeur des fleurs</i></verslg>
<verslg>
<i>Qui bientôt s’éteindra</i></verslg>
<verslg>
<i>Je sais que j’aurai peur</i></verslg>
<verslg>
<i>Une dernière fois.</i></verslg>
</stroplg>
<p>Tu savais que la farce s’arrêterait là, au seuil de ce plat pays. Ces contrées inconnues, noyées dans les brouillards de morphine censée adoucir les morsures du crabe qui te rongeait.</p>
<p>Adieu, Jacques, on t’aimait bien, tu sais.</p>
<p>Sans même nous en apercevoir tant notre emploi du temps était dense, nous fîmes un saut à pieds joints dans l’année 1977. Il y avait pile vingt ans que j’avais enregistré mon premier disque, chez l’inénarrable Barclay précisément !</p>
<p>Au mois de novembre de cette même année, pour ponctuer cet anniversaire, j’enregistrai dix chansons nouvelles au studio A à Davout. <i>Le Petit Potier</i>, <i>L’Oiseau dans l’allée</i>, <i>Le Café du canal</i> et <i>Lily</i> entre autres allaient amorcer un réel et vertigineux tournant aux yeux du public. C’est Bernard Gérard qui en écrivit les sublimes orchestrations. La chanson <i>Mon p’tit loup</i>, dont la fin ne me satisfaisait pas, aurait dû faire partie de cet album. Il me fallut deux années supplémentaires d’écriture pour obtenir ce que je souhaitais. Elle ne fut donc enregistrée qu’en 1979. Toutes ces chansons nouvelles ainsi que celles à venir firent couler beaucoup d’encre, suscitèrent de nombreuses controverses, devinrent pour la plupart très populaires et même firent l’objet de dissertations dans un peu toutes les écoles de France. Mais tout ceci est une autre longue histoire que je vous raconterai peut-être un jour par le menu si les petits cochons…</p>
</dev>
</chap>
</corps>
</livre>