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author Patrick PIERRE <patrick.pierre@prismallia.fr>
dim., 05 juin 2011 12:02:50 +0200
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    <metadata>
      <title>La demi-douce</title>
      <subtitle>Récit</subtitle>
      <author>
        <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
      </author>
      <publisher>Les éditions des Rosiers</publisher>
      <language xml:lang="fr"/>
      <abstract>
        <parag>
          C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans
          ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'.
        </parag>
        <parag>
          Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents
          dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un
          milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et
          chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études
          supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve
          en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à
          vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat
          après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité
          ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du
          geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors
          qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études.
        </parag>
        <parag>
          Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des
          siècles de silence. Un récit précis et passionnant.
        </parag>
      </abstract>
    </metadata>

    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="title-page">
      <metadata>
        <title>La demi-douce</title>
        <subtitle>Récit</subtitle>
        <author>
          <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
        </author>
      </metadata>
      <section>
        <parag>Préface de Georges Bensoussan</parag>
        <media><image id="editionsdesrosiers_logo"/></media>
      </section>
    </topic>
    
    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="copyright-page">
      <metadata>
        <title>Copyright</title>
      </metadata>
      <section>
        <parag>Les Éditions des Rosiers</parag>
        <parag>10, rue Champfleury</parag>
        <parag>92310 Sèvres, France</parag>
        <parag>Tél/Fax. : 01 45 07 27 49</parag>
        <parag>contact@editionsdesrosiers.fr</parag>
        <parag>www.editionsdesrosiers.fr</parag>
      </section>
      <section>
        <parag>© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011</parag>
        <parag>Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah</parag>
        <parag>Conception graphique : Isabelle Benoit</parag>
        <parag>ISBN : 979-10-90108-02-8</parag>
      </section>
      <section>
        <media><image id="fms_logo"/></media>
      </section>
    </topic>
    
    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="dedication">
      <metadata>
        <title>Dédicace</title>
      </metadata>
      <section>
       <media><image id="chil_chaja"/></media>
     </section>
    </topic>

    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="epigraph">
      <metadata>
        <title>Épigraphe</title>
      </metadata>
      <section>
        <section>
          <parag>L'écriture est le souvenir</parag>
          <parag>de leur mort et l'affirmation de ma vie.</parag>
          <parag><name>Georges Pérec</name></parag>
        </section>
        <section>
          <parag>L'homme pense parce qu'il a des mains.</parag>
          <parag><name>Anaxagore</name></parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <parag>Sylvia, toi qui as su</parag>
        <parag>entendre mes silences…</parag>
      </section>
    </topic>
    
    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="acknowledgements">
      <metadata>
        <title>Remerciements</title>
      </metadata>
      <section>
        <parag>Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé
        sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à
        Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par
        effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je
        pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ?  Tant pis si la liste
        est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma
        reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un
        générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus
        uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le
        début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.</parag>
      </section>
      <section>
        <parag>Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et
        maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois
        personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre,
        Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec
        Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous
        avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre
        après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui
        constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir
        faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler
        de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur
        la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du
        film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion
        du 50<sup>e</sup> anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années
        plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon
        travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers
        d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son
        enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me
        remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne
        douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre,
        grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de
        cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail
        d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition,
        son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je
        partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas
        juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui,
        dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux
        conseils.</parag>
      </section>
      <section>
        <parag>Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon
        entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer
        par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène,
        Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et
        envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent
        les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier,
        Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise
        Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri
        Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan,
        Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky,
        sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette
        histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs
        s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je
        veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter
        soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice
        Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman,
        Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum,
        Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz,
        Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France
        Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène
        Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et
        Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette
        belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au
        long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.</parag>
      </section>
    </topic>

    <!-- ================================================================== -->
    <topic type="preface">
      <metadata>
        <title>Préface</title>
      </metadata>
      <section>
        <section>
          <parag>C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant
          qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits
          inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans
          le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école
          primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une
          absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans
          ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' »
          quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier
          français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner
          et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des
          gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans
          ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort
          dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de
          souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les
          traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos
          égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se
          déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le
          sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques
          jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à
          sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à
          l'hôpital Rothschild.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait
          partie intégrante du récit.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du
          début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son
          oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel,
          le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le
          monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de
          la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail
          bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie
          des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses
          d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et
          d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de
          France.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu
          adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et
          mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde
          arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura
          seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle,
          aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et
          l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces
          moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant,
          les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du
          Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement
          aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive
          ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à
          la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux
          visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux
          qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit
          des nuages de la mélancolie.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une
          victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait
          les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la
          France », comme les déportés-résistants.  « Morts pour la France » ?
          Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane,
          H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte
          d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de
          vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend
          progressivement que via des policiers français et des Allemands en
          nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie
          ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer,
          comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À
          l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout,
          reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant.  La
          peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu
          alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant
          d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du
          16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots
          laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin,
          dans la Varsovie d'août 1942<footnote><parag>Hillel
          Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de
          l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710
          pages.</parag></footnote>comme dans le Paris de ce même été de
          désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent
          envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique
          de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle
          leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le
          récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie
          défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à
          visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à
          l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture
          qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin
          ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour
          laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les
          visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés
          par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils
          viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture
          enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne
          jamais avoir cinq ans.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin
          redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le
          gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la
          conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de
          la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut
          pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent
          à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain
          déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit
          qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance »
          disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée.
          Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des
          ébranlés.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet
          adolescent parler à ses frères<footnote><parag>Jean-Paul
          Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte,
          1960.</parag></footnote>. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser
          la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce
          qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement
          coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire
          de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles
          de silence.</parag>
        </section>
      </section>
    </topic>
    
    <!-- ================================================================== -->
    <topic>
      <metadata>
        <title>1 — Le chrono</title>
      </metadata>
      <section>
        <section>
          <parag>À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait
          encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments
          contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté
          sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud,
          Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais
          depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par
          dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas
          rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et
          d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de
          l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille
          composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque
          côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques
          réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux
          imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui
          m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée
          dans la fabrication de matériel électrique destiné aux
          télécommunications.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il
          restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie
          annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent
          comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la
          pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux
          ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de
          pointage.  Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais
          me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –,
          personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les
          ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie
          de chacun.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et
          le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait
          retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de
          passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le
          règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes,
          c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit
          stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons
          disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible
          d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette
          partie de l'usine.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre
          encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des
          vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse,
          j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les
          tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en
          quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles
          découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste
          l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où
          l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère
          était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange
          d'huile brûlée et de tabac froid.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque
          machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint
          comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de
          l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse,
          le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier
          qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un
          pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton
          de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la
          pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal
          sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie
          active.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de
          travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais
          affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de
          mécanique.  La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur
          d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On
          entendait à peine un ronronnement.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en
          longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à
          celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine
          d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts
          tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au
          contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague
          rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la
          rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants
          coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il
          appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux
          épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite
          taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les
          tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il
          m'invita à le suivre.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis
          un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur
          travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils
          faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le
          chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place
          inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de
          l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une
          rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient
          apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à
          gauche, une série de mille pièces était en attente.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot,
          c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une
          armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui
          supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées,
          il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est
          Madame Jaubert qui te fournira ton travail.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui,
          sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et
          un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en
          stéatite.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en
          acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle
          et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits
          coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu
          fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies
          avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en
          contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois
          millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te
          faut une loupe !</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix
          calme, presque paternelle.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de
          travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être
          payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en
          blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte
          d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail
          pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs
          différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le
          service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est
          comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un
          temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée
          35/100<sup>e</sup>, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la
          série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te
          grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont
          comptés plutôt larges.  Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni,
          c'est le maxi…</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je
          venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail
          « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard
          comme un étonnement :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Ça veut dire quoi 35/100<sup>e</sup> ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en
          centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la
          paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je
          crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque
          chose ne va pas, tu m'appelles…</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès
          de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande
          et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix
          plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté
          d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une
          petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite :
          rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une
          force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait
          bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable
          impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si
          j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez,
          vas-y, n'aie pas peur ! »</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en
          stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en
          cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo
          dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une
          chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche
          trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les
          lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du
          mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas
          assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je
          parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais
          pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la
          première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la
          case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une
          troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à
          petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa
          lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait
          duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé)
          accompli.</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en
          blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de
          moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai
          naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me
          voulait :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne
          change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas
          là.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je
          fait pour qu'il vienne me voir, moi ?  Pour le coup, j'avais la
          désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de
          continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus
          de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement
          bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet
          métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon
          travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que
          possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à
          intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de
          sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À
          mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé
          dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était
          plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de
          moi ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner
          normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait
          entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la
          martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un
          léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de
          l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son
          bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La
          peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de
          l'homme à la planchette.  Puis sans crier gare, il partit comme il
          était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son
          départ, Madame Jaubert vint me voir :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Alors mon p'tit, comment ça va ?
          T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de
          tendresse.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce
          qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même
          pas dit bonjour ni au revoir.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois
          qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même
          chose.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Et maintenant, qu'est-ce qui va se
          passer ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux,
          surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est
          dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le
          savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te
          l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut
          toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils
          préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi
          quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours
          plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma
          rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à
          chaque pièce.</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans
          réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule
          chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le
          temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni,
          refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans
          l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun
          tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque
          série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce
          comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je
          trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter
          sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller,
          manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce
          cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et
          l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon
          adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse
          républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri
          apportait tous les jours à la maison ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne
          passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu
          t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à
          nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu
          peux couler ton temps, personne te dira rien.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour
          manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que
          j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour
          exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le
          niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était
          le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et
          dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP
          d'ajusteur en poche, pour en arriver là !</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette
          situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte,
          l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était
          rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait
          permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du
          marché du travail, il était hors de question de faire la fine
          bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette
          première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention
          de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec
          plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et
          ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à
          récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes
          de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort,
          bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il
          trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que
          de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou
          chiffonnier.  Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise
          posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un
          geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais
          coincé.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt
          dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au
          coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la
          main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la
          manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de
          comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces
          quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à
          commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma,
          Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Mon embauche dans les Établissements Ruby restera
          pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me
          proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au
          cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi
          brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre
          d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs
          entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en
          priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP,
          alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les
          copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof
          d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à
          la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait
          pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la
          responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait
          pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous
          surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le
          poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce
          monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait
          devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la
          bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi,
          m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites
          bien à Gentilly ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Oui, pourquoi ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Parc'que… comme elle est dans le
          13<sup>e</sup> arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé
          que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il
          ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot,
          il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à
          toi.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Après un court silence, il avait continué presque
          sur le ton de la confidence :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très
          jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir
          d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton
          boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que
          je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il
          s'agissait.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma
          sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés
          rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place
          Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de
          travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles
          n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant
          l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les
          conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi
          tranquille et comme ça, tout ira bien… ».  Muni de la lettre de
          recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la
          main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que
          mal.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui
          menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que
          j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle
          machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais
          même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son
          visage. Était-elle jolie ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit,
          je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe
          d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur
          moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à
          gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla.
          Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me
          poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse,
          étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me
          lança :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Et vos parents, que font-ils ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en
          suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale.  Je lui
          répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et
          chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété.  Après quoi, il
          daigna un regard vers moi et me dit :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites
          partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir
          subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous
          serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le
          responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer
          votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour
          commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous
          verrons.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait
          surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que
          celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot.  « Mécanicien »,
          cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où
          tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les
          moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou
          moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons
          attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que
          j'étais.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire,
          d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu
          d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir
          son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de
          couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers
          ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je
          pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une
          dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en
          béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche
          était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour
          ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au
          ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents
          qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient
          stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines
          apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes
          d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des
          extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait
          le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les
          machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés :
          d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une
          vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à
          polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied,
          surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux
          de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes
          tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et
          toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes,
          douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du
          parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à
          plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes
          tailles.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place
          Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un
          étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon
          regard :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des
          années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont
          encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en
          débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles
          aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les
          voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la
          graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout,
          fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières,
          partout.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>S'il s'était agi d'une blague ou d'une
          plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais
          manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me
          laissant seul face à ma « noble » tâche.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout
          aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me
          demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la
          marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde,
          pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on
          me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le
          monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là
          et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à
          m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et
          retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une
          explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes
          seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un
          d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans
          prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot
          à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je
          disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt
          devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer.  C'était
          la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes
          femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne
          m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à
          battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de
          poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon
          chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans
          ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout
          couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant
          que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus
          qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune
          portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou,
          à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai
          glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse
          serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de
          ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à
          pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en
          fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir
          brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir,
          disparaître dans mon sous-sol.</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le
          mystère entourant cette entreprise :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en
          partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de
          serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes
          femmes.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur
          Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son
          silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il
          lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se
          cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple
          manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les
          mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la
          manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots
          ronflants.</parag>
        </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la
          veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à
          Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il
          n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale
          boîte.</parag>
        </section>
      </section>
    </topic>
    
    <!-- ================================================================== -->
    <topic>
      <metadata>
        <title>2 — Daniel</title>
      </metadata>
      <section><section>
        <parag>Après ce contact pour le moins rugueux avec le
        monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter
        d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette
        humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas
        comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient
        mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver
        un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant
        à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en
        troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.</parag>
      </section>

      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine
          Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle
          Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la
          disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée
          dans la vie active :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il
          pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle
          supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors
          qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la
          Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la
          Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de
          chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent
          nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous
          distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit
          « Riri ».</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>À cette époque, les congés payés des salariés
          duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de
          dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est
          qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine.
          Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable
          événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois
          me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient
          pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils
          faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le
          GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps
          après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait
          partie : son but était de permettre la pratique du ski et de
          l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la
          montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il
          satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été
          quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus
          naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait.
          Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes
          cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande
          partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres
          instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade,
          le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement
          complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs
          moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour.
          Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de
          moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait
          jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre
          d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant,
          le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de
          sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur
          avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas
          être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte :
          j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à
          l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos
          échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards
          furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais
          en tête-à-tête.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>C'est Daniel qui m'avait permis de faire la
          connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart.
          C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union
          des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien
          plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle
          complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait
          nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du
          Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais
          notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père,
          militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme
          résistant !</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Début août, je partais pour la Corse rejoindre le
          groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un
          voyage sans histoire, mais un dépaysement total.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté.  Sur les
          cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si
          entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques
          entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les
          ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de
          voyage, ont été construits par les Génois au
          <romannum>xiii</romannum><sup>e</sup> siècle, pour protéger l'île
          d'éventuels envahisseurs.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>En arrivant à Porto abasourdi par les interminables
          virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au
          fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais
          imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie
          de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus,
          avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt
          offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres
          couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un
          géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos.
          Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu
          d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque
          d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine
          de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard,
          malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains
          d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous
          fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos
          amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après
          ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je
          retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La
          Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel
          vint vers moi :</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>— Pose vite tes affaires dans la tente, je
          vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des
          criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient
          dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe.
          Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête
          dans la flotte…</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>Le séjour se présentait sous les meilleurs
          auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je
          repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais
          de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je
          jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me
          rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais
          toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré
          son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se
          fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être,
          chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part
          les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir,
          l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades,
          siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du
          restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car
          souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le
          ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille
          femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle
          passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et
          légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel
          de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du
          village.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Nous étions une vingtaine de garçons et filles,
          presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur
          carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous
          étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du
          même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées
          que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de
          vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus
          juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on
          disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un
          monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les
          entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la
          classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du
          prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité
          quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me
          faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il
          s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la
          classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et
          apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne
          souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette
          situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne
          supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades
          qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais
          obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit
          l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une
          oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui
          pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ?
          Une seule solution : le silence.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Parmi toutes les soirées passées en Corse, une
          allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient
          échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière
          était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou
          absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de
          comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout
          le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la
          majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au
          cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses
          arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels
          que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon
          coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la
          tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Fort heureusement, il n'y avait pas que la
          politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur
          la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions
          des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de
          Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là,
          entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus
          beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais
          définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que
          j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.</parag>
        </section>
      </section>
      <section>
        <section>
          <parag>La fin du séjour approchait et la plus grande
          partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans
          notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un
          d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini »
          dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto.
          Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette
          femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai
          naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait
          proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah,
          parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ».
          Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle
          Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme
          héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et
          sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes
          dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause
          du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et,
          qui plus est, celui de son village natal ?</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant
          que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient
          pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent
          qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe
          insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez
          « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous
          permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez,
          nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme
          symbole…</parag>
        </section>
        <section>
          <parag>Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison
          située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre
          surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très
          gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui
          avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle,
          voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé
          par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait
          aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air
          rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à
          imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se
          rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre
          eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en
          connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que
          leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque
          arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner
          un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait
          pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière
          l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été
          communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon
          camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la
          mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer
          une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à
          l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de
          combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ?
          Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la
          question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille
          d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre
          mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je
          n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je
          savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et
          uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de
          question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait
          encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de
          Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à
          Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père,
          celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même
          avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse
          brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs
          alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils
          barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une
          lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque
          village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant
          jusqu'à la mer.</parag>
        </section>
      </section>
    </topic>
  </document>
</publidoc>