patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: La demi-douce patrick@0: Récit patrick@0: patrick@0: HenriOstrowiecki patrick@0: patrick@0: Les éditions des Rosiers patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans patrick@0: ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'. patrick@0: patrick@0: patrick@0: Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents patrick@0: dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un patrick@0: milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et patrick@0: chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études patrick@0: supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve patrick@0: en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à patrick@0: vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat patrick@0: après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité patrick@0: ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du patrick@0: geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors patrick@0: qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études. patrick@0: patrick@0: patrick@0: Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des patrick@0: siècles de silence. Un récit précis et passionnant. patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: La demi-douce patrick@0: Récit patrick@0: patrick@0: HenriOstrowiecki patrick@0: patrick@0: patrick@0:
patrick@0: Préface de Georges Bensoussan patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: Copyright patrick@0: patrick@0:
patrick@0: Les Éditions des Rosiers patrick@0: 10, rue Champfleury patrick@0: 92310 Sèvres, France patrick@0: Tél/Fax. : 01 45 07 27 49 patrick@0: contact@editionsdesrosiers.fr patrick@0: www.editionsdesrosiers.fr patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: © Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011 patrick@0: Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah patrick@0: Conception graphique : Isabelle Benoit patrick@0: ISBN : 979-10-90108-02-8 patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: Dédicace patrick@0: patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: Épigraphe patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: L'écriture est le souvenir patrick@0: de leur mort et l'affirmation de ma vie. patrick@0: Georges Pérec patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: L'homme pense parce qu'il a des mains. patrick@0: Anaxagore patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Sylvia, toi qui as su patrick@0: entendre mes silences… patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: Remerciements patrick@0: patrick@0:
patrick@0: Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé patrick@0: sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à patrick@0: Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par patrick@0: effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je patrick@0: pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ? Tant pis si la liste patrick@0: est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma patrick@0: reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un patrick@0: générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus patrick@0: uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le patrick@0: début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et patrick@0: maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois patrick@0: personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre, patrick@0: Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec patrick@0: Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous patrick@0: avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre patrick@0: après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui patrick@0: constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir patrick@0: faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler patrick@0: de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur patrick@0: la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du patrick@0: film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion patrick@0: du 50e anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années patrick@0: plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon patrick@0: travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers patrick@0: d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son patrick@0: enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me patrick@0: remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne patrick@0: douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre, patrick@0: grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de patrick@0: cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail patrick@0: d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition, patrick@0: son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je patrick@0: partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas patrick@0: juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui, patrick@0: dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux patrick@0: conseils. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon patrick@0: entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer patrick@0: par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène, patrick@0: Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et patrick@0: envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent patrick@0: les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier, patrick@0: Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise patrick@0: Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri patrick@0: Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan, patrick@0: Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky, patrick@0: sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette patrick@0: histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs patrick@0: s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je patrick@0: veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter patrick@0: soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice patrick@0: Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman, patrick@0: Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum, patrick@0: Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz, patrick@0: Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France patrick@0: Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène patrick@0: Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et patrick@0: Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette patrick@0: belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au patrick@0: long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: Préface patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant patrick@0: qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits patrick@0: inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans patrick@0: le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école patrick@0: primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une patrick@0: absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans patrick@0: ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' » patrick@0: quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier patrick@0: français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner patrick@0: et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des patrick@0: gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans patrick@0: ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort patrick@0: dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de patrick@0: souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les patrick@0: traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos patrick@0: égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se patrick@0: déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le patrick@0: sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques patrick@0: jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à patrick@0: sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à patrick@0: l'hôpital Rothschild. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait patrick@0: partie intégrante du récit. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du patrick@0: début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son patrick@0: oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel, patrick@0: le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le patrick@0: monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de patrick@0: la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail patrick@0: bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie patrick@0: des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses patrick@0: d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et patrick@0: d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de patrick@0: France. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu patrick@0: adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et patrick@0: mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde patrick@0: arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura patrick@0: seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle, patrick@0: aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et patrick@0: l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces patrick@0: moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant, patrick@0: les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du patrick@0: Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement patrick@0: aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive patrick@0: ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à patrick@0: la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux patrick@0: visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux patrick@0: qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit patrick@0: des nuages de la mélancolie. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une patrick@0: victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait patrick@0: les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la patrick@0: France », comme les déportés-résistants. « Morts pour la France » ? patrick@0: Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane, patrick@0: H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte patrick@0: d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de patrick@0: vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend patrick@0: progressivement que via des policiers français et des Allemands en patrick@0: nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie patrick@0: ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer, patrick@0: comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ». patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À patrick@0: l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout, patrick@0: reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant. La patrick@0: peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu patrick@0: alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant patrick@0: d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du patrick@0: 16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots patrick@0: laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin, patrick@0: dans la Varsovie d'août 1942Hillel patrick@0: Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de patrick@0: l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710 patrick@0: pages.comme dans le Paris de ce même été de patrick@0: désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ». patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent patrick@0: envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique patrick@0: de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle patrick@0: leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le patrick@0: récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie patrick@0: défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à patrick@0: visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à patrick@0: l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture patrick@0: qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin patrick@0: ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour patrick@0: laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les patrick@0: visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés patrick@0: par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils patrick@0: viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture patrick@0: enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne patrick@0: jamais avoir cinq ans. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin patrick@0: redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le patrick@0: gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la patrick@0: conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de patrick@0: la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut patrick@0: pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent patrick@0: à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain patrick@0: déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit patrick@0: qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance » patrick@0: disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée. patrick@0: Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des patrick@0: ébranlés. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: « À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet patrick@0: adolescent parler à ses frèresJean-Paul patrick@0: Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte, patrick@0: 1960.. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser patrick@0: la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce patrick@0: qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement patrick@0: coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire patrick@0: de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles patrick@0: de silence. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: 1 — Le chrono patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait patrick@0: encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments patrick@0: contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté patrick@0: sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud, patrick@0: Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais patrick@0: depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par patrick@0: dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas patrick@0: rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et patrick@0: d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de patrick@0: l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille patrick@0: composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque patrick@0: côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques patrick@0: réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux patrick@0: imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui patrick@0: m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée patrick@0: dans la fabrication de matériel électrique destiné aux patrick@0: télécommunications. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il patrick@0: restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie patrick@0: annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent patrick@0: comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la patrick@0: pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux patrick@0: ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de patrick@0: pointage. Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais patrick@0: me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –, patrick@0: personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les patrick@0: ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie patrick@0: de chacun. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et patrick@0: le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait patrick@0: retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de patrick@0: passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le patrick@0: règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes, patrick@0: c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit patrick@0: stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons patrick@0: disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible patrick@0: d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette patrick@0: partie de l'usine. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre patrick@0: encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des patrick@0: vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse, patrick@0: j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les patrick@0: tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en patrick@0: quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles patrick@0: découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste patrick@0: l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où patrick@0: l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère patrick@0: était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange patrick@0: d'huile brûlée et de tabac froid. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque patrick@0: machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint patrick@0: comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de patrick@0: l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse, patrick@0: le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier patrick@0: qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un patrick@0: pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton patrick@0: de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la patrick@0: pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal patrick@0: sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie patrick@0: active. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de patrick@0: travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais patrick@0: affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de patrick@0: mécanique. La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur patrick@0: d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On patrick@0: entendait à peine un ronronnement. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en patrick@0: longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à patrick@0: celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine patrick@0: d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts patrick@0: tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au patrick@0: contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague patrick@0: rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la patrick@0: rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants patrick@0: coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il patrick@0: appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux patrick@0: épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite patrick@0: taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les patrick@0: tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il patrick@0: m'invita à le suivre. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis patrick@0: un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur patrick@0: travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils patrick@0: faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le patrick@0: chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place patrick@0: inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de patrick@0: l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une patrick@0: rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient patrick@0: apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à patrick@0: gauche, une série de mille pièces était en attente. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot, patrick@0: c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une patrick@0: armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui patrick@0: supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées, patrick@0: il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est patrick@0: Madame Jaubert qui te fournira ton travail. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui, patrick@0: sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et patrick@0: un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en patrick@0: stéatite. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en patrick@0: acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle patrick@0: et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits patrick@0: coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu patrick@0: fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies patrick@0: avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en patrick@0: contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois patrick@0: millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te patrick@0: faut une loupe ! patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix patrick@0: calme, presque paternelle. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de patrick@0: travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être patrick@0: payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en patrick@0: blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte patrick@0: d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail patrick@0: pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs patrick@0: différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le patrick@0: service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est patrick@0: comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un patrick@0: temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée patrick@0: 35/100e, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la patrick@0: série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te patrick@0: grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont patrick@0: comptés plutôt larges. Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni, patrick@0: c'est le maxi… patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je patrick@0: venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail patrick@0: « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard patrick@0: comme un étonnement : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Ça veut dire quoi 35/100e ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en patrick@0: centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la patrick@0: paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je patrick@0: crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque patrick@0: chose ne va pas, tu m'appelles… patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès patrick@0: de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande patrick@0: et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix patrick@0: plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté patrick@0: d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une patrick@0: petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite : patrick@0: rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une patrick@0: force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait patrick@0: bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable patrick@0: impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si patrick@0: j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez, patrick@0: vas-y, n'aie pas peur ! » patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en patrick@0: stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en patrick@0: cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo patrick@0: dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une patrick@0: chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche patrick@0: trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les patrick@0: lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du patrick@0: mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas patrick@0: assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je patrick@0: parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais patrick@0: pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la patrick@0: première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la patrick@0: case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une patrick@0: troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à patrick@0: petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa patrick@0: lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait patrick@0: duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé) patrick@0: accompli. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en patrick@0: blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de patrick@0: moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai patrick@0: naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me patrick@0: voulait : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne patrick@0: change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas patrick@0: là. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je patrick@0: fait pour qu'il vienne me voir, moi ? Pour le coup, j'avais la patrick@0: désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de patrick@0: continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus patrick@0: de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement patrick@0: bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet patrick@0: métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon patrick@0: travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que patrick@0: possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à patrick@0: intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de patrick@0: sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À patrick@0: mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé patrick@0: dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était patrick@0: plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de patrick@0: moi ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner patrick@0: normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait patrick@0: entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la patrick@0: martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un patrick@0: léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de patrick@0: l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son patrick@0: bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La patrick@0: peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de patrick@0: l'homme à la planchette. Puis sans crier gare, il partit comme il patrick@0: était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son patrick@0: départ, Madame Jaubert vint me voir : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Alors mon p'tit, comment ça va ? patrick@0: T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de patrick@0: tendresse. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce patrick@0: qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même patrick@0: pas dit bonjour ni au revoir. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois patrick@0: qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même patrick@0: chose. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Et maintenant, qu'est-ce qui va se patrick@0: passer ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux, patrick@0: surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est patrick@0: dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le patrick@0: savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te patrick@0: l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut patrick@0: toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils patrick@0: préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi patrick@0: quand j'ai commencé, ça m'est arrivé. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours patrick@0: plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma patrick@0: rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à patrick@0: chaque pièce. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans patrick@0: réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule patrick@0: chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le patrick@0: temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni, patrick@0: refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans patrick@0: l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun patrick@0: tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque patrick@0: série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce patrick@0: comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je patrick@0: trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter patrick@0: sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller, patrick@0: manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce patrick@0: cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et patrick@0: l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon patrick@0: adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse patrick@0: républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri patrick@0: apportait tous les jours à la maison ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne patrick@0: passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu patrick@0: t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à patrick@0: nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu patrick@0: peux couler ton temps, personne te dira rien. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour patrick@0: manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que patrick@0: j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour patrick@0: exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le patrick@0: niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était patrick@0: le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et patrick@0: dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP patrick@0: d'ajusteur en poche, pour en arriver là ! patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette patrick@0: situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte, patrick@0: l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était patrick@0: rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait patrick@0: permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du patrick@0: marché du travail, il était hors de question de faire la fine patrick@0: bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette patrick@0: première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention patrick@0: de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec patrick@0: plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et patrick@0: ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à patrick@0: récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes patrick@0: de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort, patrick@0: bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il patrick@0: trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que patrick@0: de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou patrick@0: chiffonnier. Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise patrick@0: posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un patrick@0: geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais patrick@0: coincé. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt patrick@0: dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au patrick@0: coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la patrick@0: main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la patrick@0: manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de patrick@0: comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces patrick@0: quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à patrick@0: commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma, patrick@0: Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard… patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Mon embauche dans les Établissements Ruby restera patrick@0: pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me patrick@0: proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au patrick@0: cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi patrick@0: brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre patrick@0: d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs patrick@0: entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en patrick@0: priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP, patrick@0: alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les patrick@0: copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof patrick@0: d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à patrick@0: la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait patrick@0: pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la patrick@0: responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait patrick@0: pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous patrick@0: surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le patrick@0: poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce patrick@0: monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait patrick@0: devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la patrick@0: bouche, il m'avait accueilli avec un sourire : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi, patrick@0: m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites patrick@0: bien à Gentilly ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Oui, pourquoi ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Parc'que… comme elle est dans le patrick@0: 13e arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé patrick@0: que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il patrick@0: ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot, patrick@0: il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à patrick@0: toi. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Après un court silence, il avait continué presque patrick@0: sur le ton de la confidence : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très patrick@0: jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir patrick@0: d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton patrick@0: boulot tranquillement et comme ça tout ira bien. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que patrick@0: je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il patrick@0: s'agissait. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma patrick@0: sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés patrick@0: rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place patrick@0: Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de patrick@0: travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles patrick@0: n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant patrick@0: l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les patrick@0: conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi patrick@0: tranquille et comme ça, tout ira bien… ». Muni de la lettre de patrick@0: recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la patrick@0: main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que patrick@0: mal. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui patrick@0: menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que patrick@0: j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle patrick@0: machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais patrick@0: même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son patrick@0: visage. Était-elle jolie ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit, patrick@0: je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe patrick@0: d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur patrick@0: moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à patrick@0: gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla. patrick@0: Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me patrick@0: poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse, patrick@0: étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me patrick@0: lança : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Et vos parents, que font-ils ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en patrick@0: suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale. Je lui patrick@0: répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et patrick@0: chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété. Après quoi, il patrick@0: daigna un regard vers moi et me dit : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites patrick@0: partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir patrick@0: subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous patrick@0: serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le patrick@0: responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer patrick@0: votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour patrick@0: commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous patrick@0: verrons. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait patrick@0: surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que patrick@0: celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot. « Mécanicien », patrick@0: cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où patrick@0: tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les patrick@0: moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou patrick@0: moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons patrick@0: attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que patrick@0: j'étais. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire, patrick@0: d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu patrick@0: d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir patrick@0: son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de patrick@0: couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers patrick@0: ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je patrick@0: pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une patrick@0: dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en patrick@0: béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche patrick@0: était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour patrick@0: ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au patrick@0: ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents patrick@0: qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient patrick@0: stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines patrick@0: apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes patrick@0: d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des patrick@0: extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait patrick@0: le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les patrick@0: machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés : patrick@0: d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une patrick@0: vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à patrick@0: polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied, patrick@0: surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux patrick@0: de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes patrick@0: tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et patrick@0: toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes, patrick@0: douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du patrick@0: parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à patrick@0: plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes patrick@0: tailles. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place patrick@0: Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un patrick@0: étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon patrick@0: regard : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des patrick@0: années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont patrick@0: encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en patrick@0: débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles patrick@0: aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les patrick@0: voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la patrick@0: graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout, patrick@0: fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières, patrick@0: partout. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: S'il s'était agi d'une blague ou d'une patrick@0: plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais patrick@0: manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me patrick@0: laissant seul face à ma « noble » tâche. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout patrick@0: aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me patrick@0: demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la patrick@0: marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde, patrick@0: pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on patrick@0: me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le patrick@0: monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là patrick@0: et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à patrick@0: m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et patrick@0: retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une patrick@0: explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes patrick@0: seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un patrick@0: d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans patrick@0: prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine ! patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot patrick@0: à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je patrick@0: disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt patrick@0: devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer. C'était patrick@0: la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes patrick@0: femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne patrick@0: m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à patrick@0: battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de patrick@0: poussière m'interdisaient d'en savoir davantage. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon patrick@0: chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans patrick@0: ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout patrick@0: couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant patrick@0: que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus patrick@0: qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune patrick@0: portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou, patrick@0: à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai patrick@0: glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse patrick@0: serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de patrick@0: ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à patrick@0: pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en patrick@0: fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir patrick@0: brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir, patrick@0: disparaître dans mon sous-sol. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le patrick@0: mystère entourant cette entreprise : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en patrick@0: partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de patrick@0: serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes patrick@0: femmes. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur patrick@0: Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son patrick@0: silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il patrick@0: lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se patrick@0: cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple patrick@0: manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les patrick@0: mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la patrick@0: manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots patrick@0: ronflants. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la patrick@0: veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à patrick@0: Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il patrick@0: n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale patrick@0: boîte. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: patrick@0: 2 — Daniel patrick@0: patrick@0:
patrick@0: Après ce contact pour le moins rugueux avec le patrick@0: monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter patrick@0: d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette patrick@0: humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas patrick@0: comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient patrick@0: mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver patrick@0: un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant patrick@0: à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en patrick@0: troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan. patrick@0:
patrick@0: patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine patrick@0: Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle patrick@0: Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la patrick@0: disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée patrick@0: dans la vie active : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il patrick@0: pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle patrick@0: supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors patrick@0: qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la patrick@0: Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la patrick@0: Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de patrick@0: chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent patrick@0: nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous patrick@0: distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit patrick@0: « Riri ». patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: À cette époque, les congés payés des salariés patrick@0: duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de patrick@0: dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est patrick@0: qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine. patrick@0: Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable patrick@0: événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois patrick@0: me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient patrick@0: pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils patrick@0: faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le patrick@0: GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps patrick@0: après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait patrick@0: partie : son but était de permettre la pratique du ski et de patrick@0: l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la patrick@0: montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il patrick@0: satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été patrick@0: quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus patrick@0: naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait. patrick@0: Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes patrick@0: cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande patrick@0: partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres patrick@0: instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade, patrick@0: le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement patrick@0: complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs patrick@0: moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour. patrick@0: Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de patrick@0: moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait patrick@0: jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre patrick@0: d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant, patrick@0: le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de patrick@0: sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur patrick@0: avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas patrick@0: être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte : patrick@0: j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à patrick@0: l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos patrick@0: échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards patrick@0: furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais patrick@0: en tête-à-tête. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: C'est Daniel qui m'avait permis de faire la patrick@0: connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart. patrick@0: C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union patrick@0: des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien patrick@0: plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle patrick@0: complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait patrick@0: nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du patrick@0: Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais patrick@0: notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père, patrick@0: militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme patrick@0: résistant ! patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Début août, je partais pour la Corse rejoindre le patrick@0: groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un patrick@0: voyage sans histoire, mais un dépaysement total. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté. Sur les patrick@0: cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si patrick@0: entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques patrick@0: entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les patrick@0: ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de patrick@0: voyage, ont été construits par les Génois au patrick@0: xiiie siècle, pour protéger l'île patrick@0: d'éventuels envahisseurs. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: En arrivant à Porto abasourdi par les interminables patrick@0: virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au patrick@0: fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais patrick@0: imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie patrick@0: de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus, patrick@0: avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt patrick@0: offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres patrick@0: couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un patrick@0: géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos. patrick@0: Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu patrick@0: d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque patrick@0: d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine patrick@0: de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard, patrick@0: malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains patrick@0: d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous patrick@0: fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos patrick@0: amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après patrick@0: ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je patrick@0: retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La patrick@0: Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel patrick@0: vint vers moi : patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: — Pose vite tes affaires dans la tente, je patrick@0: vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des patrick@0: criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient patrick@0: dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe. patrick@0: Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête patrick@0: dans la flotte… patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Le séjour se présentait sous les meilleurs patrick@0: auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je patrick@0: repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais patrick@0: de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je patrick@0: jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me patrick@0: rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais patrick@0: toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré patrick@0: son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se patrick@0: fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être, patrick@0: chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part patrick@0: les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir, patrick@0: l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades, patrick@0: siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du patrick@0: restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car patrick@0: souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le patrick@0: ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille patrick@0: femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle patrick@0: passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et patrick@0: légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel patrick@0: de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du patrick@0: village. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Nous étions une vingtaine de garçons et filles, patrick@0: presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur patrick@0: carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous patrick@0: étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du patrick@0: même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées patrick@0: que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de patrick@0: vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus patrick@0: juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on patrick@0: disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un patrick@0: monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les patrick@0: entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la patrick@0: classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du patrick@0: prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité patrick@0: quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me patrick@0: faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il patrick@0: s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la patrick@0: classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et patrick@0: apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne patrick@0: souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette patrick@0: situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne patrick@0: supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades patrick@0: qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais patrick@0: obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit patrick@0: l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une patrick@0: oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui patrick@0: pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ? patrick@0: Une seule solution : le silence. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Parmi toutes les soirées passées en Corse, une patrick@0: allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient patrick@0: échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière patrick@0: était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou patrick@0: absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de patrick@0: comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout patrick@0: le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la patrick@0: majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au patrick@0: cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses patrick@0: arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels patrick@0: que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon patrick@0: coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la patrick@0: tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Fort heureusement, il n'y avait pas que la patrick@0: politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur patrick@0: la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions patrick@0: des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de patrick@0: Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là, patrick@0: entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus patrick@0: beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais patrick@0: définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que patrick@0: j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: La fin du séjour approchait et la plus grande patrick@0: partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans patrick@0: notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un patrick@0: d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini » patrick@0: dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto. patrick@0: Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette patrick@0: femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai patrick@0: naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait patrick@0: proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah, patrick@0: parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ». patrick@0: Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle patrick@0: Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme patrick@0: héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et patrick@0: sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes patrick@0: dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause patrick@0: du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et, patrick@0: qui plus est, celui de son village natal ? patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant patrick@0: que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient patrick@0: pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent patrick@0: qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe patrick@0: insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez patrick@0: « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous patrick@0: permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez, patrick@0: nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme patrick@0: symbole… patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison patrick@0: située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre patrick@0: surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très patrick@0: gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui patrick@0: avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle, patrick@0: voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé patrick@0: par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait patrick@0: aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air patrick@0: rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à patrick@0: imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se patrick@0: rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre patrick@0: eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en patrick@0: connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que patrick@0: leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque patrick@0: arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner patrick@0: un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait patrick@0: pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière patrick@0: l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été patrick@0: communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon patrick@0: camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la patrick@0: mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer patrick@0: une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à patrick@0: l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de patrick@0: combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ? patrick@0: Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la patrick@0: question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille patrick@0: d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre patrick@0: mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je patrick@0: n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je patrick@0: savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et patrick@0: uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de patrick@0: question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait patrick@0: encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de patrick@0: Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à patrick@0: Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père, patrick@0: celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même patrick@0: avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse patrick@0: brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs patrick@0: alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils patrick@0: barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une patrick@0: lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque patrick@0: village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant patrick@0: jusqu'à la mer. patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0:
patrick@0: