diff -r 2b32b535705c -r 2885b2c3ff59 RelaxNG/Xml/Documents/demi-douce.xml --- a/RelaxNG/Xml/Documents/demi-douce.xml sam. juin 11 01:26:31 2011 +0200 +++ /dev/null jeu. janv. 01 00:00:00 1970 +0000 @@ -1,1291 +0,0 @@ - - - - - - La demi-douce - Récit - - HenriOstrowiecki - - Les éditions des Rosiers - - - - C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans - ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'. - - - Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents - dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un - milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et - chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études - supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve - en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à - vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat - après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité - ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du - geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors - qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études. - - - Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des - siècles de silence. Un récit précis et passionnant. - - - - - - - - La demi-douce - Récit - - HenriOstrowiecki - - -
- Préface de Georges Bensoussan - -
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- - - - - Copyright - -
- Les Éditions des Rosiers - 10, rue Champfleury - 92310 Sèvres, France - Tél/Fax. : 01 45 07 27 49 - contact@editionsdesrosiers.fr - www.editionsdesrosiers.fr -
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- © Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011 - Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah - Conception graphique : Isabelle Benoit - ISBN : 979-10-90108-02-8 -
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- - - - - Dédicace - -
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- - - - - Épigraphe - -
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- L'écriture est le souvenir - de leur mort et l'affirmation de ma vie. - Georges Pérec -
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- L'homme pense parce qu'il a des mains. - Anaxagore -
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- Sylvia, toi qui as su - entendre mes silences… -
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- - - - - Remerciements - -
- Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé - sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à - Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par - effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je - pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ? Tant pis si la liste - est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma - reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un - générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus - uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le - début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser. -
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- Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et - maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois - personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre, - Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec - Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous - avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre - après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui - constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir - faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler - de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur - la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du - film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion - du 50e anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années - plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon - travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers - d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son - enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me - remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne - douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre, - grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de - cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail - d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition, - son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je - partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas - juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui, - dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux - conseils. -
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- Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon - entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer - par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène, - Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et - envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent - les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier, - Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise - Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri - Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan, - Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky, - sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette - histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs - s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je - veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter - soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice - Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman, - Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum, - Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz, - Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France - Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène - Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et - Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette - belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au - long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet. -
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- - - - - Préface - -
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- C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant - qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits - inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans - le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école - primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une - absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans - ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' » - quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier - français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner - et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des - gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans - ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort - dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de - souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les - traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos - égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se - déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le - sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques - jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à - sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à - l'hôpital Rothschild. -
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- Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait - partie intégrante du récit. -
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- Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du - début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son - oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel, - le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le - monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de - la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail - bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie - des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses - d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et - d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de - France. -
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- Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu - adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et - mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde - arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura - seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle, - aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et - l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces - moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant, - les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du - Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement - aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive - ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à - la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux - visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux - qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit - des nuages de la mélancolie. -
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- Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une - victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait - les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la - France », comme les déportés-résistants. « Morts pour la France » ? - Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane, - H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte - d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela. -
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- Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de - vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend - progressivement que via des policiers français et des Allemands en - nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie - ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer, - comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ». -
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- Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À - l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout, - reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant. La - peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu - alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant - d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du - 16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots - laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin, - dans la Varsovie d'août 1942Hillel - Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de - l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710 - pages.comme dans le Paris de ce même été de - désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ». -
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- Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent - envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique - de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle - leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent. -
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- C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le - récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie - défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à - visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à - l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture - qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin - ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour - laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les - visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés - par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils - viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture - enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne - jamais avoir cinq ans. -
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- Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin - redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le - gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la - conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de - la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut - pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent - à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain - déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit - qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance » - disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée. - Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des - ébranlés. -
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- « À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet - adolescent parler à ses frèresJean-Paul - Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte, - 1960.. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser - la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce - qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement - coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire - de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles - de silence. -
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- - - - - 1 — Le chrono - -
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- À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait - encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments - contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté - sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud, - Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais - depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par - dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas - rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et - d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de - l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille - composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque - côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques - réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux - imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui - m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée - dans la fabrication de matériel électrique destiné aux - télécommunications. -
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- L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il - restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie - annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent - comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la - pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux - ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de - pointage. Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais - me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –, - personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les - ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie - de chacun. -
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- Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et - le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait - retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de - passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le - règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes, - c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit - stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons - disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible - d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette - partie de l'usine. -
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- D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre - encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des - vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse, - j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les - tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en - quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles - découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste - l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où - l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère - était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange - d'huile brûlée et de tabac froid. -
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- La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque - machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint - comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de - l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse, - le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier - qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un - pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton - de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la - pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal - sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie - active. -
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- L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de - travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais - affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de - mécanique. La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur - d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On - entendait à peine un ronronnement. -
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- Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en - longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à - celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine - d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts - tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au - contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague - rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la - rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants - coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il - appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux - épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite - taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les - tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il - m'invita à le suivre. -
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- Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis - un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur - travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils - faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le - chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place - inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de - l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une - rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient - apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à - gauche, une série de mille pièces était en attente. -
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- — Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot, - c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une - armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui - supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées, - il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est - Madame Jaubert qui te fournira ton travail. -
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- Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui, - sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et - un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en - stéatite. -
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- — Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en - acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle - et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits - coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu - fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies - avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en - contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois - millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te - faut une loupe ! -
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- Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix - calme, presque paternelle. -
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- — Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de - travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être - payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en - blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte - d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail - pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs - différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le - service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est - comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un - temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée - 35/100e, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la - série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te - grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont - comptés plutôt larges. Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni, - c'est le maxi… -
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- En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je - venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail - « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard - comme un étonnement : -
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- — Ça veut dire quoi 35/100e ? -
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- — Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en - centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la - paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je - crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque - chose ne va pas, tu m'appelles… -
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- Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès - de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande - et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix - plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté - d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une - petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite : - rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une - force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait - bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable - impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si - j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez, - vas-y, n'aie pas peur ! » -
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- D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en - stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en - cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo - dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une - chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche - trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les - lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du - mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas - assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je - parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais - pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la - première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la - case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une - troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à - petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa - lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait - duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé) - accompli. -
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- Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en - blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de - moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai - naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me - voulait : -
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- — Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne - change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas - là. -
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- Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je - fait pour qu'il vienne me voir, moi ? Pour le coup, j'avais la - désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de - continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus - de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement - bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet - métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon - travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que - possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à - intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de - sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À - mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé - dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était - plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de - moi ? -
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- Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner - normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait - entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la - martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un - léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de - l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son - bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La - peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de - l'homme à la planchette. Puis sans crier gare, il partit comme il - était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son - départ, Madame Jaubert vint me voir : -
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- — Alors mon p'tit, comment ça va ? - T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de - tendresse. -
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- — Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce - qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même - pas dit bonjour ni au revoir. -
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- — C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois - qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même - chose. -
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- — Et maintenant, qu'est-ce qui va se - passer ? -
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- — J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux, - surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est - dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le - savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te - l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut - toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils - préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi - quand j'ai commencé, ça m'est arrivé. -
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- La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours - plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma - rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à - chaque pièce. -
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- Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans - réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule - chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le - temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni, - refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans - l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun - tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque - série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce - comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je - trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter - sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller, - manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce - cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et - l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon - adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse - républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri - apportait tous les jours à la maison ? -
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- Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne - passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières : -
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- — Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu - t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à - nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu - peux couler ton temps, personne te dira rien. -
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- Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour - manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que - j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour - exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le - niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était - le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et - dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP - d'ajusteur en poche, pour en arriver là ! -
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- En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette - situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte, - l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était - rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait - permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du - marché du travail, il était hors de question de faire la fine - bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette - première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention - de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec - plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et - ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à - récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes - de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort, - bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il - trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que - de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou - chiffonnier. Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise - posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un - geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais - coincé. -
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- Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt - dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au - coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la - main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la - manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de - comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces - quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à - commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma, - Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard… -
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- Mon embauche dans les Établissements Ruby restera - pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me - proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au - cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi - brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre - d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs - entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en - priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas. -
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- Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP, - alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les - copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof - d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à - la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait - pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la - responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait - pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous - surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le - poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce - monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait - devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la - bouche, il m'avait accueilli avec un sourire : -
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- — Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi, - m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites - bien à Gentilly ? -
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- — Oui, pourquoi ? -
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- — Parc'que… comme elle est dans le - 13e arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé - que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il - ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot, - il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à - toi. -
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- Après un court silence, il avait continué presque - sur le ton de la confidence : -
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- — Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très - jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir - d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton - boulot tranquillement et comme ça tout ira bien. -
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- Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que - je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il - s'agissait. -
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- Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma - sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés - rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place - Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de - travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles - n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant - l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les - conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi - tranquille et comme ça, tout ira bien… ». Muni de la lettre de - recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la - main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que - mal. -
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- Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui - menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que - j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle - machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais - même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son - visage. Était-elle jolie ? -
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- — Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit, - je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir. -
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- Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe - d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur - moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à - gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla. - Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me - poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse, - étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me - lança : -
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- — Et vos parents, que font-ils ? -
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- Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en - suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale. Je lui - répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et - chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété. Après quoi, il - daigna un regard vers moi et me dit : -
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- — Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites - partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir - subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous - serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le - responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer - votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour - commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous - verrons. -
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- À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait - surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que - celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot. « Mécanicien », - cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où - tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les - moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou - moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons - attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que - j'étais. -
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- Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire, - d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu - d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir - son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de - couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers - ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je - pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une - dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en - béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche - était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour - ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au - ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents - qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate. -
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- En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient - stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines - apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes - d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des - extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait - le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les - machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés : - d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une - vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à - polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied, - surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux - de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes - tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et - toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes, - douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du - parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à - plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes - tailles. -
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- D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place - Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un - étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon - regard : -
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- — Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des - années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont - encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en - débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles - aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les - voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la - graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout, - fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières, - partout. -
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- S'il s'était agi d'une blague ou d'une - plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais - manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me - laissant seul face à ma « noble » tâche. -
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- Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout - aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me - demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la - marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde, - pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on - me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le - monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là - et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à - m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et - retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une - explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes - seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un - d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans - prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine ! -
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- Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot - à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je - disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt - devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer. C'était - la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes - femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne - m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à - battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de - poussière m'interdisaient d'en savoir davantage. -
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- Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon - chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans - ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout - couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant - que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus - qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune - portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou, - à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai - glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse - serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de - ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à - pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en - fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir - brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir, - disparaître dans mon sous-sol. -
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- C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le - mystère entourant cette entreprise : -
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- — Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en - partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de - serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes - femmes. -
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- D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur - Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son - silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il - lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se - cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple - manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les - mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la - manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots - ronflants. -
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- Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la - veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à - Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il - n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale - boîte. -
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- - - - - 2 — Daniel - -
- Après ce contact pour le moins rugueux avec le - monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter - d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette - humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas - comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient - mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver - un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant - à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en - troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan. -
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- Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine - Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle - Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la - disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée - dans la vie active : -
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- — Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il - pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit. -
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- Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle - supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors - qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la - Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la - Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de - chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent - nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous - distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit - « Riri ». -
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- À cette époque, les congés payés des salariés - duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de - dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est - qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine. - Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable - événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois - me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient - pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils - faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le - GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps - après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait - partie : son but était de permettre la pratique du ski et de - l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la - montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il - satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres. -
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- Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été - quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus - naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait. - Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes - cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande - partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres - instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade, - le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement - complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs - moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour. - Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de - moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait - jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre - d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant, - le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de - sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur - avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas - être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte : - j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à - l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos - échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards - furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais - en tête-à-tête. -
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- C'est Daniel qui m'avait permis de faire la - connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart. - C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union - des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien - plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle - complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait - nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du - Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais - notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père, - militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme - résistant ! -
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- Début août, je partais pour la Corse rejoindre le - groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un - voyage sans histoire, mais un dépaysement total. -
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- Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté. Sur les - cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si - entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques - entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les - ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de - voyage, ont été construits par les Génois au - xiiie siècle, pour protéger l'île - d'éventuels envahisseurs. -
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- En arrivant à Porto abasourdi par les interminables - virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au - fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais - imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie - de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus, - avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt - offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres - couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un - géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos. - Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu - d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque - d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine - de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard, - malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains - d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous - fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos - amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après - ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse. -
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- Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je - retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La - Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel - vint vers moi : -
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- — Pose vite tes affaires dans la tente, je - vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des - criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient - dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe. - Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête - dans la flotte… -
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- Le séjour se présentait sous les meilleurs - auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je - repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais - de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je - jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me - rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais - toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré - son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se - fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être, - chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part - les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir, - l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades, - siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du - restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car - souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le - ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille - femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle - passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et - légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel - de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du - village. -
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- Nous étions une vingtaine de garçons et filles, - presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur - carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous - étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du - même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées - que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de - vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus - juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on - disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un - monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les - entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la - classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du - prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité - quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me - faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il - s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la - classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et - apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne - souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette - situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne - supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades - qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais - obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit - l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une - oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui - pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ? - Une seule solution : le silence. -
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- Parmi toutes les soirées passées en Corse, une - allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient - échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière - était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou - absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de - comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout - le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la - majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au - cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses - arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels - que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon - coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la - tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances. -
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- Fort heureusement, il n'y avait pas que la - politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur - la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions - des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de - Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là, - entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus - beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais - définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que - j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient. -
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- La fin du séjour approchait et la plus grande - partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans - notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un - d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini » - dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto. - Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette - femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai - naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait - proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah, - parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ». - Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle - Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme - héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et - sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes - dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause - du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et, - qui plus est, celui de son village natal ? -
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- À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant - que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient - pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent - qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe - insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez - « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous - permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez, - nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme - symbole… -
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- Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison - située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre - surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très - gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui - avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle, - voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé - par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait - aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air - rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à - imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se - rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre - eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en - connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que - leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque - arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner - un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait - pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière - l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été - communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon - camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la - mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer - une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à - l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de - combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ? - Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la - question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille - d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre - mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je - n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je - savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et - uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de - question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait - encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de - Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à - Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père, - celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même - avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse - brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs - alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils - barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une - lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque - village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant - jusqu'à la mer. -
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