diff -r 7141fd097b97 -r 79713ffae179 Xml/Documents/demi-douce.xml --- a/Xml/Documents/demi-douce.xml dim. juin 12 14:28:07 2011 +0200 +++ b/Xml/Documents/demi-douce.xml dim. juin 12 15:21:35 2011 +0200 @@ -2,7 +2,7 @@ - + La demi-douce Récit @@ -11,11 +11,11 @@ Les éditions des Rosiers - +

C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'. - - +

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Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et @@ -27,47 +27,47 @@ ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études. - - +

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Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des siècles de silence. Un récit précis et passionnant. - +

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+ - + La demi-douce Récit HenriOstrowiecki - +
- Préface de Georges Bensoussan +

Préface de Georges Bensoussan

- + Copyright - +
- Les Éditions des Rosiers - 10, rue Champfleury - 92310 Sèvres, France - Tél/Fax. : 01 45 07 27 49 - contact@editionsdesrosiers.fr - www.editionsdesrosiers.fr +

Les Éditions des Rosiers

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10, rue Champfleury

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92310 Sèvres, France

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Tél/Fax. : 01 45 07 27 49

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contact@editionsdesrosiers.fr

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www.editionsdesrosiers.fr

- © Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011 - Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah - Conception graphique : Isabelle Benoit - ISBN : 979-10-90108-02-8 +

© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011

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Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

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Conception graphique : Isabelle Benoit

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ISBN : 979-10-90108-02-8

@@ -76,9 +76,9 @@ - + Dédicace - +
@@ -86,33 +86,33 @@ - + Épigraphe - +
- L'écriture est le souvenir - de leur mort et l'affirmation de ma vie. - Georges Pérec +

L'écriture est le souvenir

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de leur mort et l'affirmation de ma vie.

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Georges Pérec

- L'homme pense parce qu'il a des mains. - Anaxagore +

L'homme pense parce qu'il a des mains.

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Anaxagore

- Sylvia, toi qui as su - entendre mes silences… +

Sylvia, toi qui as su

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entendre mes silences…

- + Remerciements - +
- Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé +

Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je @@ -121,10 +121,10 @@ reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le - début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser. + début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.

- Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et +

Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre, Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec @@ -150,10 +150,10 @@ partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui, dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux - conseils. + conseils.

- Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon +

Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène, Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et @@ -176,18 +176,18 @@ Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au - long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet. + long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.

- + Préface - +
- C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant +

C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école @@ -207,16 +207,16 @@ sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à - l'hôpital Rothschild. + l'hôpital Rothschild.

- Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait - partie intégrante du récit. +

Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait + partie intégrante du récit.

- Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du +

Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel, le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le @@ -226,10 +226,10 @@ des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de - France. + France.

- Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu +

Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura @@ -244,29 +244,29 @@ la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit - des nuages de la mélancolie. + des nuages de la mélancolie.

- Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une +

Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la France », comme les déportés-résistants. « Morts pour la France » ? Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane, H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte - d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela. + d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.

- Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de +

Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend progressivement que via des policiers français et des Allemands en nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer, - comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ». + comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».

- Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À +

Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout, reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant. La peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu @@ -274,22 +274,22 @@ d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du 16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin, - dans la Varsovie d'août 1942Hillel + dans la Varsovie d'août 1942

Hillel Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710 - pages.comme dans le Paris de ce même été de - désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ». + pages.

comme dans le Paris de ce même été de + désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».

- Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent +

Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle - leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent. + leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.

- C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le +

C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à @@ -301,10 +301,10 @@ par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne - jamais avoir cinq ans. + jamais avoir cinq ans.

- Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin +

Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de @@ -315,32 +315,32 @@ qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance » disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée. Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des - ébranlés. + ébranlés.

- « À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet - adolescent parler à ses frèresJean-Paul +

« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet + adolescent parler à ses frères

Jean-Paul Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte, - 1960.. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser + 1960.

. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles - de silence.
+ de silence.

- + 1 — Le chrono - +
- À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait +

À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud, @@ -356,10 +356,10 @@ imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée dans la fabrication de matériel électrique destiné aux - télécommunications. + télécommunications.

- L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il +

L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la @@ -369,12 +369,12 @@ me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –, personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie - de chacun. + de chacun.

- Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et +

Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le @@ -383,10 +383,10 @@ stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette - partie de l'usine. + partie de l'usine.

- D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre +

D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse, j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les @@ -396,10 +396,10 @@ l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange - d'huile brûlée et de tabac froid. + d'huile brûlée et de tabac froid.

- La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque +

La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse, @@ -409,18 +409,18 @@ de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie - active. + active.

- L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de +

L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de mécanique. La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On - entendait à peine un ronronnement. + entendait à peine un ronronnement.

- Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en +

Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts @@ -433,10 +433,10 @@ épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il - m'invita à le suivre. + m'invita à le suivre.

- Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis +

Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le @@ -445,24 +445,24 @@ l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à - gauche, une série de mille pièces était en attente. + gauche, une série de mille pièces était en attente.

- — Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot, +

— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot, c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées, il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est - Madame Jaubert qui te fournira ton travail. + Madame Jaubert qui te fournira ton travail.

- Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui, +

Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui, sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en - stéatite. + stéatite.

- — Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en +

— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu @@ -470,14 +470,14 @@ avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te - faut une loupe ! + faut une loupe !

- Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix - calme, presque paternelle. +

Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix + calme, presque paternelle.

- — Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de +

— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte @@ -491,29 +491,29 @@ série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont comptés plutôt larges. Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni, - c'est le maxi… + c'est le maxi…

- En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je +

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard - comme un étonnement : + comme un étonnement :

- — Ça veut dire quoi 35/100e ? +

— Ça veut dire quoi 35/100e ?

- — Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en +

— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque - chose ne va pas, tu m'appelles… + chose ne va pas, tu m'appelles…

- Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès +

Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté @@ -524,10 +524,10 @@ bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez, - vas-y, n'aie pas peur ! » + vas-y, n'aie pas peur ! »

- D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en +

D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une @@ -544,25 +544,25 @@ petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé) - accompli. + accompli.

- Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en +

Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me - voulait : + voulait :

- — Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne +

— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas - là. + là.

- Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je +

Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je fait pour qu'il vienne me voir, moi ? Pour le coup, j'avais la désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus @@ -576,10 +576,10 @@ mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de - moi ? + moi ?

- Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner +

Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un @@ -589,48 +589,48 @@ peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de l'homme à la planchette. Puis sans crier gare, il partit comme il était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son - départ, Madame Jaubert vint me voir : + départ, Madame Jaubert vint me voir :

- — Alors mon p'tit, comment ça va ? +

— Alors mon p'tit, comment ça va ? T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de - tendresse. + tendresse.

- — Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce +

— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même - pas dit bonjour ni au revoir. + pas dit bonjour ni au revoir.

- — C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois +

— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même - chose. + chose.

- — Et maintenant, qu'est-ce qui va se - passer ? +

— Et maintenant, qu'est-ce qui va se + passer ?

- — J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux, +

— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux, surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi - quand j'ai commencé, ça m'est arrivé. + quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.

- La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours +

La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à - chaque pièce. + chaque pièce.

- Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans +

Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni, @@ -646,33 +646,33 @@ l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri - apportait tous les jours à la maison ? + apportait tous les jours à la maison ?

- Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne - passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières : +

Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne + passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :

- — Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu +

— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu - peux couler ton temps, personne te dira rien. + peux couler ton temps, personne te dira rien.

- Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour +

Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP - d'ajusteur en poche, pour en arriver là ! + d'ajusteur en poche, pour en arriver là !

- En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette +

En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte, l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait @@ -691,12 +691,12 @@ chiffonnier. Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais - coincé. + coincé.

- Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt +

Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la @@ -704,22 +704,22 @@ comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma, - Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard… + Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…

- Mon embauche dans les Établissements Ruby restera +

Mon embauche dans les Établissements Ruby restera pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en - priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas. + priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.

- Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP, +

Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP, alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à @@ -731,43 +731,43 @@ poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la - bouche, il m'avait accueilli avec un sourire : + bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :

- — Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi, +

— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi, m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites - bien à Gentilly ? + bien à Gentilly ?

- — Oui, pourquoi ? +

— Oui, pourquoi ?

- — Parc'que… comme elle est dans le +

— Parc'que… comme elle est dans le 13e arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot, il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à - toi. + toi.

- Après un court silence, il avait continué presque - sur le ton de la confidence : +

Après un court silence, il avait continué presque + sur le ton de la confidence :

- — Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très +

— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton - boulot tranquillement et comme ça tout ira bien. + boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.

- Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que +

Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il - s'agissait. + s'agissait.

- Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma +

Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de @@ -778,52 +778,52 @@ tranquille et comme ça, tout ira bien… ». Muni de la lettre de recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que - mal. + mal.

- Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui +

Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son - visage. Était-elle jolie ? + visage. Était-elle jolie ?

- — Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit, - je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir. +

— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit, + je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.

- Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe +

Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla. Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse, étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me - lança : + lança :

- — Et vos parents, que font-ils ? +

— Et vos parents, que font-ils ?

- Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en +

Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale. Je lui répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété. Après quoi, il - daigna un regard vers moi et me dit : + daigna un regard vers moi et me dit :

- — Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites +

— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous - verrons. + verrons.

- À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait +

À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot. « Mécanicien », cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où @@ -831,12 +831,12 @@ moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que - j'étais. + j'étais.

- Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire, +

Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire, d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de @@ -848,10 +848,10 @@ était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents - qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate. + qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.

- En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient +

En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des @@ -868,16 +868,16 @@ douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes - tailles. + tailles.

- D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place +

D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon - regard : + regard :

- — Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des +

— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles @@ -885,18 +885,18 @@ voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout, fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières, - partout. + partout.

- S'il s'était agi d'une blague ou d'une +

S'il s'était agi d'une blague ou d'une plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me - laissant seul face à ma « noble » tâche. + laissant seul face à ma « noble » tâche.

- Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout +

Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde, @@ -909,10 +909,10 @@ explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans - prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine ! + prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !

- Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot +

Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer. C'était @@ -920,13 +920,13 @@ femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de - poussière m'interdisaient d'en savoir davantage. + poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.

- Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon +

Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant @@ -940,23 +940,23 @@ pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir, - disparaître dans mon sous-sol. + disparaître dans mon sous-sol.

- C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le - mystère entourant cette entreprise : +

C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le + mystère entourant cette entreprise :

- — Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en +

— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes - femmes. + femmes.

- D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur +

D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se @@ -964,28 +964,28 @@ manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots - ronflants. + ronflants.

- Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la +

Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale - boîte. + boîte.

- + 2 — Daniel - +
- Après ce contact pour le moins rugueux avec le +

Après ce contact pour le moins rugueux avec le monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas @@ -993,24 +993,24 @@ mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en - troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan. + troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.

- Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine +

Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée - dans la vie active : + dans la vie active :

- — Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il - pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit. +

— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il + pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.

- Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle +

Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la @@ -1018,10 +1018,10 @@ chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit - « Riri ». + « Riri ».

- À cette époque, les congés payés des salariés +

À cette époque, les congés payés des salariés duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine. @@ -1035,12 +1035,12 @@ partie : son but était de permettre la pratique du ski et de l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il - satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres. + satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.

- Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été +

Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait. Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes @@ -1062,10 +1062,10 @@ l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais - en tête-à-tête. + en tête-à-tête.

- C'est Daniel qui m'avait permis de faire la +

C'est Daniel qui m'avait permis de faire la connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart. C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien @@ -1075,27 +1075,27 @@ Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père, militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme - résistant ! + résistant !

- Début août, je partais pour la Corse rejoindre le +

Début août, je partais pour la Corse rejoindre le groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un - voyage sans histoire, mais un dépaysement total. + voyage sans histoire, mais un dépaysement total.

- Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté. Sur les +

Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté. Sur les cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de voyage, ont été construits par les Génois au xiiie siècle, pour protéger l'île - d'éventuels envahisseurs. + d'éventuels envahisseurs.

- En arrivant à Porto abasourdi par les interminables +

En arrivant à Porto abasourdi par les interminables virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie @@ -1112,26 +1112,26 @@ d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après - ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse. + ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.

- Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je +

Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel - vint vers moi : + vint vers moi :

- — Pose vite tes affaires dans la tente, je +

— Pose vite tes affaires dans la tente, je vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe. Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête - dans la flotte… + dans la flotte…

- Le séjour se présentait sous les meilleurs +

Le séjour se présentait sous les meilleurs auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je @@ -1151,10 +1151,10 @@ passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du - village. + village.

- Nous étions une vingtaine de garçons et filles, +

Nous étions une vingtaine de garçons et filles, presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du @@ -1180,10 +1180,10 @@ l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ? - Une seule solution : le silence. + Une seule solution : le silence.

- Parmi toutes les soirées passées en Corse, une +

Parmi toutes les soirées passées en Corse, une allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou @@ -1195,10 +1195,10 @@ arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la - tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances. + tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.

- Fort heureusement, il n'y avait pas que la +

Fort heureusement, il n'y avait pas que la politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de @@ -1206,12 +1206,12 @@ entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que - j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient. + j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.

- La fin du séjour approchait et la plus grande +

La fin du séjour approchait et la plus grande partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini » @@ -1227,10 +1227,10 @@ sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et, - qui plus est, celui de son village natal ? + qui plus est, celui de son village natal ?

- À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant +

À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe @@ -1238,10 +1238,10 @@ « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez, nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme - symbole… + symbole…

- Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison +

Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui @@ -1283,7 +1283,7 @@ barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant - jusqu'à la mer. + jusqu'à la mer.