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- <title>La demi-douce</title>
- <subtitle>Récit</subtitle>
- <language xml:lang="fr"/>
- <author>
- <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
- </author>
- <publisher><label>Les éditions des Rosiers</label></publisher>
- <abstract>
- <p>
- C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans
- ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'.
- </p>
- <p>
- Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents
- dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un
- milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et
- chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études
- supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve
- en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à
- vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat
- après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité
- ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du
- geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors
- qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études.
- </p>
- <p>
- Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des
- siècles de silence. Un récit précis et passionnant.
- </p>
- </abstract>
- </head>
-
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- <title>La demi-douce</title>
- <subtitle>Récit</subtitle>
- <author>
- <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
- </author>
- </head>
- <section>
- <p>Préface de Georges Bensoussan</p>
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- </section>
- </topic>
-
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- <topic type="copyright">
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- <title>Copyright</title>
- </head>
- <section>
- <p>Les Éditions des Rosiers</p>
- <p>10, rue Champfleury</p>
- <p>92310 Sèvres, France</p>
- <p>Tél/Fax. : 01 45 07 27 49</p>
- <p>contact@editionsdesrosiers.fr</p>
- <p>www.editionsdesrosiers.fr</p>
- </section>
- <section>
- <p>© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011</p>
- <p>Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah</p>
- <p>Conception graphique : Isabelle Benoit</p>
- <p>ISBN : 979-10-90108-02-8</p>
- </section>
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- </topic>
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- <title>Dédicace</title>
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- </section>
- </topic>
-
- <!-- ================================================================== -->
- <topic type="epigraph">
- <head>
- <title>Épigraphe</title>
- </head>
- <section>
- <section>
- <p>L'écriture est le souvenir</p>
- <p>de leur mort et l'affirmation de ma vie.</p>
- <p><name>Georges Pérec</name></p>
- </section>
- <section>
- <p>L'homme pense parce qu'il a des mains.</p>
- <p><name>Anaxagore</name></p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <p>Sylvia, toi qui as su</p>
- <p>entendre mes silences…</p>
- </section>
- </topic>
-
- <!-- ================================================================== -->
- <topic type="acknowledgements">
- <head>
- <title>Remerciements</title>
- </head>
- <section>
- <p>Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé
- sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à
- Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par
- effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je
- pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ? Tant pis si la liste
- est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma
- reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un
- générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus
- uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le
- début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et
- maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois
- personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre,
- Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec
- Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous
- avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre
- après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui
- constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir
- faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler
- de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur
- la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du
- film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion
- du 50<sup>e</sup> anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années
- plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon
- travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers
- d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son
- enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me
- remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne
- douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre,
- grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de
- cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail
- d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition,
- son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je
- partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas
- juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui,
- dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux
- conseils.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon
- entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer
- par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène,
- Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et
- envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent
- les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier,
- Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise
- Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri
- Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan,
- Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky,
- sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette
- histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs
- s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je
- veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter
- soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice
- Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman,
- Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum,
- Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz,
- Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France
- Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène
- Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et
- Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette
- belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au
- long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.</p>
- </section>
- </topic>
-
- <!-- ================================================================== -->
- <topic type="preface">
- <head>
- <title>Préface</title>
- </head>
- <section>
- <section>
- <p>C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant
- qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits
- inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans
- le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école
- primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une
- absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans
- ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' »
- quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier
- français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner
- et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des
- gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans
- ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort
- dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de
- souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les
- traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos
- égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se
- déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le
- sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques
- jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à
- sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à
- l'hôpital Rothschild.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait
- partie intégrante du récit.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du
- début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son
- oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel,
- le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le
- monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de
- la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail
- bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie
- des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses
- d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et
- d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de
- France.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu
- adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et
- mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde
- arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura
- seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle,
- aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et
- l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces
- moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant,
- les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du
- Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement
- aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive
- ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à
- la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux
- visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux
- qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit
- des nuages de la mélancolie.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une
- victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait
- les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la
- France », comme les déportés-résistants. « Morts pour la France » ?
- Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane,
- H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte
- d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de
- vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend
- progressivement que via des policiers français et des Allemands en
- nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie
- ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer,
- comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».</p>
- </section>
- <section>
- <p>Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À
- l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout,
- reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant. La
- peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu
- alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant
- d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du
- 16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots
- laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin,
- dans la Varsovie d'août 1942<note><p>Hillel
- Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de
- l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710
- pages.</p></note>comme dans le Paris de ce même été de
- désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».</p>
- </section>
- <section>
- <p>Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent
- envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique
- de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle
- leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le
- récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie
- défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à
- visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à
- l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture
- qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin
- ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour
- laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les
- visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés
- par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils
- viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture
- enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne
- jamais avoir cinq ans.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin
- redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le
- gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la
- conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de
- la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut
- pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent
- à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain
- déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit
- qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance »
- disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée.
- Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des
- ébranlés.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet
- adolescent parler à ses frères<note><p>Jean-Paul
- Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte,
- 1960.</p></note>. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser
- la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce
- qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement
- coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire
- de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles
- de silence.</p>
- </section>
- </section>
- </topic>
-
- <!-- ================================================================== -->
- <topic>
- <head>
- <title>1 — Le chrono</title>
- </head>
- <section>
- <section>
- <p>À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait
- encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments
- contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté
- sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud,
- Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais
- depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par
- dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas
- rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et
- d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de
- l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille
- composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque
- côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques
- réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux
- imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui
- m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée
- dans la fabrication de matériel électrique destiné aux
- télécommunications.</p>
- </section>
- <section>
- <p>L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il
- restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie
- annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent
- comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la
- pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux
- ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de
- pointage. Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais
- me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –,
- personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les
- ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie
- de chacun.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et
- le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait
- retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de
- passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le
- règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes,
- c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit
- stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons
- disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible
- d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette
- partie de l'usine.</p>
- </section>
- <section>
- <p>D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre
- encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des
- vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse,
- j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les
- tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en
- quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles
- découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste
- l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où
- l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère
- était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange
- d'huile brûlée et de tabac froid.</p>
- </section>
- <section>
- <p>La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque
- machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint
- comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de
- l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse,
- le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier
- qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un
- pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton
- de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la
- pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal
- sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie
- active.</p>
- </section>
- <section>
- <p>L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de
- travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais
- affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de
- mécanique. La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur
- d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On
- entendait à peine un ronronnement.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en
- longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à
- celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine
- d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts
- tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au
- contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague
- rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la
- rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants
- coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il
- appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux
- épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite
- taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les
- tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il
- m'invita à le suivre.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis
- un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur
- travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils
- faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le
- chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place
- inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de
- l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une
- rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient
- apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à
- gauche, une série de mille pièces était en attente.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot,
- c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une
- armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui
- supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées,
- il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est
- Madame Jaubert qui te fournira ton travail.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui,
- sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et
- un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en
- stéatite.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en
- acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle
- et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits
- coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu
- fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies
- avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en
- contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois
- millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te
- faut une loupe !</p>
- </section>
- <section>
- <p>Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix
- calme, presque paternelle.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de
- travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être
- payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en
- blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte
- d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail
- pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs
- différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le
- service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est
- comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un
- temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée
- 35/100<sup>e</sup>, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la
- série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te
- grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont
- comptés plutôt larges. Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni,
- c'est le maxi…</p>
- </section>
- <section>
- <p>En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je
- venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail
- « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard
- comme un étonnement :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Ça veut dire quoi 35/100<sup>e</sup> ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en
- centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la
- paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je
- crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque
- chose ne va pas, tu m'appelles…</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès
- de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande
- et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix
- plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté
- d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une
- petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite :
- rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une
- force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait
- bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable
- impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si
- j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez,
- vas-y, n'aie pas peur ! »</p>
- </section>
- <section>
- <p>D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en
- stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en
- cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo
- dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une
- chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche
- trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les
- lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du
- mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas
- assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je
- parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais
- pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la
- première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la
- case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une
- troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à
- petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa
- lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait
- duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé)
- accompli.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en
- blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de
- moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai
- naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me
- voulait :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne
- change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas
- là.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je
- fait pour qu'il vienne me voir, moi ? Pour le coup, j'avais la
- désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de
- continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus
- de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement
- bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet
- métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon
- travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que
- possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à
- intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de
- sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À
- mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé
- dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était
- plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de
- moi ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner
- normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait
- entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la
- martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un
- léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de
- l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son
- bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La
- peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de
- l'homme à la planchette. Puis sans crier gare, il partit comme il
- était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son
- départ, Madame Jaubert vint me voir :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Alors mon p'tit, comment ça va ?
- T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de
- tendresse.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce
- qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même
- pas dit bonjour ni au revoir.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois
- qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même
- chose.</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Et maintenant, qu'est-ce qui va se
- passer ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux,
- surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est
- dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le
- savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te
- l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut
- toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils
- préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi
- quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.</p>
- </section>
- <section>
- <p>La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours
- plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma
- rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à
- chaque pièce.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans
- réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule
- chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le
- temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni,
- refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans
- l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun
- tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque
- série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce
- comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je
- trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter
- sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller,
- manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce
- cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et
- l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon
- adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse
- républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri
- apportait tous les jours à la maison ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne
- passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu
- t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à
- nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu
- peux couler ton temps, personne te dira rien.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour
- manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que
- j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour
- exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le
- niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était
- le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et
- dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP
- d'ajusteur en poche, pour en arriver là !</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette
- situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte,
- l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était
- rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait
- permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du
- marché du travail, il était hors de question de faire la fine
- bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette
- première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention
- de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec
- plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et
- ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à
- récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes
- de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort,
- bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il
- trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que
- de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou
- chiffonnier. Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise
- posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un
- geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais
- coincé.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt
- dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au
- coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la
- main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la
- manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de
- comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces
- quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à
- commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma,
- Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Mon embauche dans les Établissements Ruby restera
- pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me
- proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au
- cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi
- brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre
- d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs
- entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en
- priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP,
- alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les
- copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof
- d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à
- la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait
- pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la
- responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait
- pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous
- surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le
- poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce
- monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait
- devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la
- bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi,
- m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites
- bien à Gentilly ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Oui, pourquoi ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Parc'que… comme elle est dans le
- 13<sup>e</sup> arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé
- que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il
- ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot,
- il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à
- toi.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Après un court silence, il avait continué presque
- sur le ton de la confidence :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très
- jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir
- d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton
- boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que
- je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il
- s'agissait.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma
- sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés
- rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place
- Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de
- travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles
- n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant
- l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les
- conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi
- tranquille et comme ça, tout ira bien… ». Muni de la lettre de
- recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la
- main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que
- mal.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui
- menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que
- j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle
- machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais
- même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son
- visage. Était-elle jolie ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit,
- je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe
- d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur
- moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à
- gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla.
- Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me
- poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse,
- étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me
- lança :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Et vos parents, que font-ils ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en
- suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale. Je lui
- répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et
- chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété. Après quoi, il
- daigna un regard vers moi et me dit :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites
- partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir
- subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous
- serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le
- responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer
- votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour
- commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous
- verrons.</p>
- </section>
- <section>
- <p>À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait
- surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que
- celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot. « Mécanicien »,
- cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où
- tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les
- moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou
- moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons
- attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que
- j'étais.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire,
- d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu
- d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir
- son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de
- couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers
- ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je
- pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une
- dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en
- béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche
- était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour
- ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au
- ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents
- qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.</p>
- </section>
- <section>
- <p>En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient
- stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines
- apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes
- d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des
- extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait
- le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les
- machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés :
- d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une
- vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à
- polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied,
- surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux
- de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes
- tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et
- toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes,
- douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du
- parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à
- plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes
- tailles.</p>
- </section>
- <section>
- <p>D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place
- Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un
- étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon
- regard :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des
- années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont
- encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en
- débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles
- aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les
- voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la
- graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout,
- fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières,
- partout.</p>
- </section>
- <section>
- <p>S'il s'était agi d'une blague ou d'une
- plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais
- manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me
- laissant seul face à ma « noble » tâche.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout
- aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me
- demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la
- marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde,
- pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on
- me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le
- monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là
- et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à
- m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et
- retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une
- explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes
- seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un
- d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans
- prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !</p>
- </section>
- <section>
- <p>Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot
- à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je
- disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt
- devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer. C'était
- la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes
- femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne
- m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à
- battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de
- poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon
- chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans
- ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout
- couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant
- que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus
- qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune
- portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou,
- à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai
- glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse
- serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de
- ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à
- pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en
- fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir
- brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir,
- disparaître dans mon sous-sol.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le
- mystère entourant cette entreprise :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en
- partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de
- serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes
- femmes.</p>
- </section>
- <section>
- <p>D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur
- Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son
- silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il
- lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se
- cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple
- manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les
- mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la
- manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots
- ronflants.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la
- veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à
- Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il
- n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale
- boîte.</p>
- </section>
- </section>
- </topic>
-
- <!-- ================================================================== -->
- <topic>
- <head>
- <title>2 — Daniel</title>
- </head>
- <section><section>
- <p>Après ce contact pour le moins rugueux avec le
- monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter
- d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette
- humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas
- comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient
- mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver
- un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant
- à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en
- troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.</p>
- </section>
-
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine
- Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle
- Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la
- disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée
- dans la vie active :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il
- pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle
- supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors
- qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la
- Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la
- Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de
- chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent
- nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous
- distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit
- « Riri ».</p>
- </section>
- <section>
- <p>À cette époque, les congés payés des salariés
- duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de
- dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est
- qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine.
- Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable
- événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois
- me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient
- pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils
- faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le
- GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps
- après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait
- partie : son but était de permettre la pratique du ski et de
- l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la
- montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il
- satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été
- quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus
- naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait.
- Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes
- cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande
- partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres
- instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade,
- le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement
- complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs
- moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour.
- Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de
- moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait
- jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre
- d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant,
- le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de
- sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur
- avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas
- être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte :
- j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à
- l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos
- échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards
- furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais
- en tête-à-tête.</p>
- </section>
- <section>
- <p>C'est Daniel qui m'avait permis de faire la
- connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart.
- C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union
- des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien
- plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle
- complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait
- nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du
- Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais
- notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père,
- militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme
- résistant !</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Début août, je partais pour la Corse rejoindre le
- groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un
- voyage sans histoire, mais un dépaysement total.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté. Sur les
- cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et
- si entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques
- entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les
- ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de
- voyage, ont été construits par les Génois au <number
- type="roman">xiii</number><sup>e</sup> siècle, pour protéger l'île
- d'éventuels envahisseurs.</p>
- </section>
- <section>
- <p>En arrivant à Porto abasourdi par les interminables
- virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au
- fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais
- imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie
- de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus,
- avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt
- offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres
- couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un
- géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos.
- Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu
- d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque
- d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine
- de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard,
- malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains
- d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous
- fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos
- amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après
- ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je
- retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La
- Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel
- vint vers moi :</p>
- </section>
- <section>
- <p>— Pose vite tes affaires dans la tente, je
- vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des
- criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient
- dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe.
- Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête
- dans la flotte…</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>Le séjour se présentait sous les meilleurs
- auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je
- repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais
- de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je
- jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me
- rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais
- toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré
- son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se
- fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être,
- chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part
- les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir,
- l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades,
- siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du
- restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car
- souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le
- ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille
- femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle
- passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et
- légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel
- de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du
- village.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Nous étions une vingtaine de garçons et filles,
- presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur
- carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous
- étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du
- même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées
- que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de
- vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus
- juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on
- disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un
- monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les
- entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la
- classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du
- prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité
- quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me
- faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il
- s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la
- classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et
- apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne
- souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette
- situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne
- supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades
- qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais
- obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit
- l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une
- oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui
- pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ?
- Une seule solution : le silence.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Parmi toutes les soirées passées en Corse, une
- allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient
- échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière
- était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou
- absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de
- comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout
- le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la
- majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au
- cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses
- arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels
- que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon
- coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la
- tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.</p>
- </section>
- <section>
- <p>Fort heureusement, il n'y avait pas que la
- politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur
- la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions
- des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de
- Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là,
- entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus
- beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais
- définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que
- j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.</p>
- </section>
- </section>
- <section>
- <section>
- <p>La fin du séjour approchait et la plus grande
- partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans
- notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un
- d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini »
- dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto.
- Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette
- femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai
- naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait
- proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah,
- parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ».
- Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle
- Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme
- héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et
- sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes
- dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause
- du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et,
- qui plus est, celui de son village natal ?</p>
- </section>
- <section>
- <p>À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant
- que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient
- pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent
- qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe
- insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez
- « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous
- permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez,
- nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme
- symbole…</p>
- </section>
- <section>
- <p>Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison
- située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre
- surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très
- gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui
- avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle,
- voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé
- par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait
- aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air
- rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à
- imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se
- rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre
- eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en
- connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que
- leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque
- arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner
- un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait
- pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière
- l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été
- communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon
- camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la
- mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer
- une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à
- l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de
- combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ?
- Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la
- question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille
- d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre
- mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je
- n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je
- savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et
- uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de
- question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait
- encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de
- Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à
- Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père,
- celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même
- avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse
- brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs
- alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils
- barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une
- lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque
- village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant
- jusqu'à la mer.</p>
- </section>
- </section>
- </topic>
- </document>
-</publidoc>