Suppression demi-douce
authorPatrick PIERRE <patrick.pierre@prismallia.fr>
ven., 11 nov. 2011 22:34:22 +0100
changeset 54 929fff460b1f
parent 53 37e9f6428d02
child 55 00d9c81d773f
Suppression demi-douce
Xml/Documents/Images/chil_chaja.jpg
Xml/Documents/Images/editionsdesrosiers_logo.png
Xml/Documents/Images/fms_logo.png
Xml/Documents/demi-douce.xml
Binary file Xml/Documents/Images/chil_chaja.jpg has changed
Binary file Xml/Documents/Images/editionsdesrosiers_logo.png has changed
Binary file Xml/Documents/Images/fms_logo.png has changed
--- a/Xml/Documents/demi-douce.xml	jeu. nov. 10 13:04:58 2011 +0100
+++ /dev/null	jeu. janv. 01 00:00:00 1970 +0000
@@ -1,1291 +0,0 @@
-<?xml version="1.0" encoding="utf-8"?>
-<!-- $Id$ -->
-<publidoc version="1.0">
-  <document xml:id="demi-douce" >
-    <head>
-      <title>La demi-douce</title>
-      <subtitle>Récit</subtitle>
-      <language xml:lang="fr"/>
-      <author>
-        <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
-      </author>
-      <publisher><label>Les éditions des Rosiers</label></publisher>
-      <abstract>
-        <p>
-          C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans
-          ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'.
-        </p>
-        <p>
-          Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents
-          dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un
-          milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et
-          chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études
-          supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve
-          en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à
-          vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat
-          après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité
-          ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du
-          geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors
-          qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études.
-        </p>
-        <p>
-          Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des
-          siècles de silence. Un récit précis et passionnant.
-        </p>
-      </abstract>
-    </head>
-
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="title">
-      <head>
-        <title>La demi-douce</title>
-        <subtitle>Récit</subtitle>
-        <author>
-          <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
-        </author>
-      </head>
-      <section>
-        <p>Préface de Georges Bensoussan</p>
-        <media><image id="editionsdesrosiers_logo"/></media>
-      </section>
-    </topic>
-    
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="copyright">
-      <head>
-        <title>Copyright</title>
-      </head>
-      <section>
-        <p>Les Éditions des Rosiers</p>
-        <p>10, rue Champfleury</p>
-        <p>92310 Sèvres, France</p>
-        <p>Tél/Fax. : 01 45 07 27 49</p>
-        <p>contact@editionsdesrosiers.fr</p>
-        <p>www.editionsdesrosiers.fr</p>
-      </section>
-      <section>
-        <p>© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011</p>
-        <p>Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah</p>
-        <p>Conception graphique : Isabelle Benoit</p>
-        <p>ISBN : 979-10-90108-02-8</p>
-      </section>
-      <section>
-        <media><image id="fms_logo"/></media>
-      </section>
-    </topic>
-    
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="dedication">
-      <head>
-        <title>Dédicace</title>
-      </head>
-      <section>
-       <media><image id="chil_chaja"/></media>
-     </section>
-    </topic>
-
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="epigraph">
-      <head>
-        <title>Épigraphe</title>
-      </head>
-      <section>
-        <section>
-          <p>L'écriture est le souvenir</p>
-          <p>de leur mort et l'affirmation de ma vie.</p>
-          <p><name>Georges Pérec</name></p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>L'homme pense parce qu'il a des mains.</p>
-          <p><name>Anaxagore</name></p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <p>Sylvia, toi qui as su</p>
-        <p>entendre mes silences…</p>
-      </section>
-    </topic>
-    
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="acknowledgements">
-      <head>
-        <title>Remerciements</title>
-      </head>
-      <section>
-        <p>Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé
-        sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à
-        Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par
-        effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je
-        pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ?  Tant pis si la liste
-        est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma
-        reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un
-        générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus
-        uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le
-        début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.</p>
-      </section>
-      <section>
-        <p>Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et
-        maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois
-        personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre,
-        Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec
-        Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous
-        avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre
-        après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui
-        constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir
-        faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler
-        de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur
-        la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du
-        film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion
-        du 50<sup>e</sup> anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années
-        plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon
-        travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers
-        d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son
-        enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me
-        remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne
-        douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre,
-        grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de
-        cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail
-        d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition,
-        son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je
-        partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas
-        juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui,
-        dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux
-        conseils.</p>
-      </section>
-      <section>
-        <p>Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon
-        entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer
-        par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène,
-        Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et
-        envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent
-        les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier,
-        Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise
-        Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri
-        Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan,
-        Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky,
-        sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette
-        histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs
-        s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je
-        veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter
-        soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice
-        Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman,
-        Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum,
-        Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz,
-        Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France
-        Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène
-        Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et
-        Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette
-        belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au
-        long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.</p>
-      </section>
-    </topic>
-
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic type="preface">
-      <head>
-        <title>Préface</title>
-      </head>
-      <section>
-        <section>
-          <p>C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant
-          qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits
-          inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans
-          le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école
-          primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une
-          absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans
-          ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' »
-          quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier
-          français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner
-          et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des
-          gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans
-          ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort
-          dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de
-          souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les
-          traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos
-          égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se
-          déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le
-          sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques
-          jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à
-          sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à
-          l'hôpital Rothschild.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait
-          partie intégrante du récit.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du
-          début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son
-          oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel,
-          le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le
-          monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de
-          la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail
-          bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie
-          des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses
-          d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et
-          d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de
-          France.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu
-          adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et
-          mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde
-          arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura
-          seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle,
-          aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et
-          l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces
-          moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant,
-          les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du
-          Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement
-          aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive
-          ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à
-          la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux
-          visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux
-          qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit
-          des nuages de la mélancolie.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une
-          victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait
-          les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la
-          France », comme les déportés-résistants.  « Morts pour la France » ?
-          Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane,
-          H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte
-          d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de
-          vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend
-          progressivement que via des policiers français et des Allemands en
-          nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie
-          ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer,
-          comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À
-          l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout,
-          reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant.  La
-          peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu
-          alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant
-          d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du
-          16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots
-          laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin,
-          dans la Varsovie d'août 1942<note><p>Hillel
-          Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de
-          l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710
-          pages.</p></note>comme dans le Paris de ce même été de
-          désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent
-          envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique
-          de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle
-          leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le
-          récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie
-          défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à
-          visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à
-          l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture
-          qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin
-          ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour
-          laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les
-          visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés
-          par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils
-          viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture
-          enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne
-          jamais avoir cinq ans.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin
-          redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le
-          gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la
-          conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de
-          la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut
-          pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent
-          à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain
-          déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit
-          qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance »
-          disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée.
-          Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des
-          ébranlés.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet
-          adolescent parler à ses frères<note><p>Jean-Paul
-          Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte,
-          1960.</p></note>. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser
-          la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce
-          qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement
-          coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire
-          de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles
-          de silence.</p>
-        </section>
-      </section>
-    </topic>
-    
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic>
-      <head>
-        <title>1 — Le chrono</title>
-      </head>
-      <section>
-        <section>
-          <p>À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait
-          encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments
-          contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté
-          sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud,
-          Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais
-          depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par
-          dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas
-          rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et
-          d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de
-          l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille
-          composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque
-          côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques
-          réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux
-          imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui
-          m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée
-          dans la fabrication de matériel électrique destiné aux
-          télécommunications.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il
-          restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie
-          annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent
-          comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la
-          pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux
-          ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de
-          pointage.  Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais
-          me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –,
-          personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les
-          ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie
-          de chacun.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et
-          le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait
-          retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de
-          passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le
-          règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes,
-          c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit
-          stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons
-          disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible
-          d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette
-          partie de l'usine.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre
-          encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des
-          vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse,
-          j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les
-          tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en
-          quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles
-          découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste
-          l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où
-          l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère
-          était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange
-          d'huile brûlée et de tabac froid.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque
-          machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint
-          comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de
-          l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse,
-          le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier
-          qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un
-          pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton
-          de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la
-          pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal
-          sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie
-          active.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de
-          travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais
-          affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de
-          mécanique.  La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur
-          d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On
-          entendait à peine un ronronnement.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en
-          longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à
-          celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine
-          d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts
-          tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au
-          contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague
-          rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la
-          rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants
-          coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il
-          appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux
-          épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite
-          taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les
-          tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il
-          m'invita à le suivre.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis
-          un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur
-          travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils
-          faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le
-          chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place
-          inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de
-          l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une
-          rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient
-          apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à
-          gauche, une série de mille pièces était en attente.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot,
-          c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une
-          armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui
-          supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées,
-          il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est
-          Madame Jaubert qui te fournira ton travail.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui,
-          sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et
-          un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en
-          stéatite.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en
-          acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle
-          et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits
-          coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu
-          fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies
-          avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en
-          contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois
-          millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te
-          faut une loupe !</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix
-          calme, presque paternelle.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de
-          travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être
-          payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en
-          blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte
-          d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail
-          pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs
-          différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le
-          service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est
-          comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un
-          temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée
-          35/100<sup>e</sup>, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la
-          série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te
-          grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont
-          comptés plutôt larges.  Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni,
-          c'est le maxi…</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je
-          venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail
-          « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard
-          comme un étonnement :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Ça veut dire quoi 35/100<sup>e</sup> ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en
-          centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la
-          paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je
-          crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque
-          chose ne va pas, tu m'appelles…</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès
-          de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande
-          et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix
-          plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté
-          d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une
-          petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite :
-          rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une
-          force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait
-          bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable
-          impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si
-          j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez,
-          vas-y, n'aie pas peur ! »</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en
-          stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en
-          cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo
-          dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une
-          chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche
-          trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les
-          lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du
-          mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas
-          assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je
-          parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais
-          pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la
-          première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la
-          case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une
-          troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à
-          petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa
-          lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait
-          duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé)
-          accompli.</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en
-          blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de
-          moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai
-          naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me
-          voulait :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne
-          change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas
-          là.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je
-          fait pour qu'il vienne me voir, moi ?  Pour le coup, j'avais la
-          désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de
-          continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus
-          de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement
-          bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet
-          métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon
-          travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que
-          possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à
-          intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de
-          sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À
-          mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé
-          dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était
-          plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de
-          moi ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner
-          normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait
-          entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la
-          martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un
-          léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de
-          l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son
-          bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La
-          peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de
-          l'homme à la planchette.  Puis sans crier gare, il partit comme il
-          était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son
-          départ, Madame Jaubert vint me voir :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Alors mon p'tit, comment ça va ?
-          T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de
-          tendresse.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce
-          qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même
-          pas dit bonjour ni au revoir.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois
-          qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même
-          chose.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Et maintenant, qu'est-ce qui va se
-          passer ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux,
-          surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est
-          dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le
-          savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te
-          l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut
-          toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils
-          préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi
-          quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours
-          plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma
-          rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à
-          chaque pièce.</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans
-          réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule
-          chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le
-          temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni,
-          refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans
-          l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun
-          tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque
-          série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce
-          comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je
-          trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter
-          sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller,
-          manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce
-          cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et
-          l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon
-          adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse
-          républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri
-          apportait tous les jours à la maison ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne
-          passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu
-          t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à
-          nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu
-          peux couler ton temps, personne te dira rien.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour
-          manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que
-          j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour
-          exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le
-          niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était
-          le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et
-          dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP
-          d'ajusteur en poche, pour en arriver là !</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette
-          situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte,
-          l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était
-          rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait
-          permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du
-          marché du travail, il était hors de question de faire la fine
-          bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette
-          première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention
-          de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec
-          plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et
-          ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à
-          récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes
-          de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort,
-          bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il
-          trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que
-          de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou
-          chiffonnier.  Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise
-          posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un
-          geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais
-          coincé.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt
-          dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au
-          coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la
-          main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la
-          manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de
-          comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces
-          quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à
-          commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma,
-          Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Mon embauche dans les Établissements Ruby restera
-          pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me
-          proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au
-          cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi
-          brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre
-          d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs
-          entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en
-          priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP,
-          alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les
-          copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof
-          d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à
-          la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait
-          pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la
-          responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait
-          pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous
-          surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le
-          poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce
-          monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait
-          devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la
-          bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi,
-          m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites
-          bien à Gentilly ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Oui, pourquoi ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Parc'que… comme elle est dans le
-          13<sup>e</sup> arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé
-          que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il
-          ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot,
-          il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à
-          toi.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Après un court silence, il avait continué presque
-          sur le ton de la confidence :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très
-          jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir
-          d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton
-          boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que
-          je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il
-          s'agissait.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma
-          sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés
-          rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place
-          Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de
-          travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles
-          n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant
-          l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les
-          conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi
-          tranquille et comme ça, tout ira bien… ».  Muni de la lettre de
-          recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la
-          main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que
-          mal.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui
-          menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que
-          j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle
-          machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais
-          même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son
-          visage. Était-elle jolie ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit,
-          je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe
-          d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur
-          moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à
-          gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla.
-          Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me
-          poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse,
-          étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me
-          lança :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Et vos parents, que font-ils ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en
-          suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale.  Je lui
-          répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et
-          chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété.  Après quoi, il
-          daigna un regard vers moi et me dit :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites
-          partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir
-          subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous
-          serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le
-          responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer
-          votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour
-          commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous
-          verrons.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait
-          surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que
-          celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot.  « Mécanicien »,
-          cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où
-          tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les
-          moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou
-          moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons
-          attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que
-          j'étais.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire,
-          d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu
-          d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir
-          son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de
-          couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers
-          ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je
-          pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une
-          dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en
-          béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche
-          était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour
-          ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au
-          ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents
-          qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient
-          stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines
-          apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes
-          d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des
-          extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait
-          le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les
-          machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés :
-          d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une
-          vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à
-          polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied,
-          surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux
-          de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes
-          tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et
-          toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes,
-          douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du
-          parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à
-          plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes
-          tailles.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place
-          Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un
-          étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon
-          regard :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des
-          années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont
-          encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en
-          débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles
-          aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les
-          voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la
-          graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout,
-          fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières,
-          partout.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>S'il s'était agi d'une blague ou d'une
-          plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais
-          manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me
-          laissant seul face à ma « noble » tâche.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout
-          aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me
-          demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la
-          marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde,
-          pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on
-          me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le
-          monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là
-          et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à
-          m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et
-          retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une
-          explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes
-          seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un
-          d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans
-          prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot
-          à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je
-          disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt
-          devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer.  C'était
-          la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes
-          femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne
-          m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à
-          battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de
-          poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon
-          chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans
-          ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout
-          couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant
-          que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus
-          qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune
-          portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou,
-          à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai
-          glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse
-          serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de
-          ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à
-          pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en
-          fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir
-          brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir,
-          disparaître dans mon sous-sol.</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le
-          mystère entourant cette entreprise :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en
-          partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de
-          serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes
-          femmes.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur
-          Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son
-          silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il
-          lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se
-          cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple
-          manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les
-          mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la
-          manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots
-          ronflants.</p>
-        </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la
-          veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à
-          Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il
-          n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale
-          boîte.</p>
-        </section>
-      </section>
-    </topic>
-    
-    <!-- ================================================================== -->
-    <topic>
-      <head>
-        <title>2 — Daniel</title>
-      </head>
-      <section><section>
-        <p>Après ce contact pour le moins rugueux avec le
-        monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter
-        d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette
-        humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas
-        comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient
-        mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver
-        un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant
-        à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en
-        troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.</p>
-      </section>
-
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine
-          Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle
-          Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la
-          disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée
-          dans la vie active :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il
-          pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle
-          supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors
-          qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la
-          Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la
-          Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de
-          chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent
-          nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous
-          distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit
-          « Riri ».</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>À cette époque, les congés payés des salariés
-          duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de
-          dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est
-          qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine.
-          Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable
-          événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois
-          me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient
-          pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils
-          faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le
-          GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps
-          après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait
-          partie : son but était de permettre la pratique du ski et de
-          l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la
-          montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il
-          satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été
-          quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus
-          naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait.
-          Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes
-          cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande
-          partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres
-          instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade,
-          le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement
-          complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs
-          moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour.
-          Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de
-          moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait
-          jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre
-          d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant,
-          le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de
-          sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur
-          avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas
-          être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte :
-          j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à
-          l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos
-          échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards
-          furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais
-          en tête-à-tête.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>C'est Daniel qui m'avait permis de faire la
-          connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart.
-          C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union
-          des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien
-          plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle
-          complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait
-          nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du
-          Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais
-          notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père,
-          militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme
-          résistant !</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Début août, je partais pour la Corse rejoindre le
-          groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un
-          voyage sans histoire, mais un dépaysement total.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté.  Sur les
-          cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et
-          si entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques
-          entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les
-          ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de
-          voyage, ont été construits par les Génois au <number
-          type="roman">xiii</number><sup>e</sup> siècle, pour protéger l'île
-          d'éventuels envahisseurs.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>En arrivant à Porto abasourdi par les interminables
-          virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au
-          fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais
-          imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie
-          de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus,
-          avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt
-          offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres
-          couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un
-          géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos.
-          Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu
-          d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque
-          d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine
-          de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard,
-          malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains
-          d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous
-          fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos
-          amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après
-          ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je
-          retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La
-          Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel
-          vint vers moi :</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>— Pose vite tes affaires dans la tente, je
-          vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des
-          criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient
-          dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe.
-          Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête
-          dans la flotte…</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>Le séjour se présentait sous les meilleurs
-          auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je
-          repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais
-          de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je
-          jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me
-          rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais
-          toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré
-          son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se
-          fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être,
-          chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part
-          les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir,
-          l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades,
-          siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du
-          restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car
-          souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le
-          ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille
-          femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle
-          passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et
-          légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel
-          de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du
-          village.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Nous étions une vingtaine de garçons et filles,
-          presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur
-          carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous
-          étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du
-          même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées
-          que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de
-          vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus
-          juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on
-          disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un
-          monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les
-          entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la
-          classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du
-          prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité
-          quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me
-          faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il
-          s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la
-          classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et
-          apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne
-          souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette
-          situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne
-          supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades
-          qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais
-          obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit
-          l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une
-          oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui
-          pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ?
-          Une seule solution : le silence.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Parmi toutes les soirées passées en Corse, une
-          allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient
-          échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière
-          était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou
-          absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de
-          comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout
-          le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la
-          majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au
-          cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses
-          arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels
-          que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon
-          coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la
-          tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Fort heureusement, il n'y avait pas que la
-          politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur
-          la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions
-          des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de
-          Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là,
-          entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus
-          beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais
-          définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que
-          j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.</p>
-        </section>
-      </section>
-      <section>
-        <section>
-          <p>La fin du séjour approchait et la plus grande
-          partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans
-          notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un
-          d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini »
-          dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto.
-          Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette
-          femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai
-          naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait
-          proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah,
-          parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ».
-          Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle
-          Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme
-          héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et
-          sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes
-          dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause
-          du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et,
-          qui plus est, celui de son village natal ?</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant
-          que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient
-          pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent
-          qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe
-          insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez
-          « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous
-          permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez,
-          nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme
-          symbole…</p>
-        </section>
-        <section>
-          <p>Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison
-          située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre
-          surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très
-          gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui
-          avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle,
-          voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé
-          par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait
-          aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air
-          rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à
-          imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se
-          rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre
-          eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en
-          connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que
-          leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque
-          arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner
-          un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait
-          pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière
-          l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été
-          communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon
-          camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la
-          mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer
-          une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à
-          l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de
-          combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ?
-          Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la
-          question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille
-          d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre
-          mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je
-          n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je
-          savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et
-          uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de
-          question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait
-          encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de
-          Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à
-          Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père,
-          celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même
-          avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse
-          brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs
-          alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils
-          barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une
-          lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque
-          village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant
-          jusqu'à la mer.</p>
-        </section>
-      </section>
-    </topic>
-  </document>
-</publidoc>