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     5     <metadata>
       
     6       <title>La demi-douce</title>
       
     7       <subtitle>Récit</subtitle>
       
     8       <author>
       
     9         <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
       
    10       </author>
       
    11       <publisher>Les éditions des Rosiers</publisher>
       
    12       <language xml:lang="fr"/>
       
    13       <abstract>
       
    14         <parag>
       
    15           C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans
       
    16           ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'.
       
    17         </parag>
       
    18         <parag>
       
    19           Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents
       
    20           dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un
       
    21           milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et
       
    22           chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études
       
    23           supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve
       
    24           en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à
       
    25           vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat
       
    26           après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité
       
    27           ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du
       
    28           geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors
       
    29           qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études.
       
    30         </parag>
       
    31         <parag>
       
    32           Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des
       
    33           siècles de silence. Un récit précis et passionnant.
       
    34         </parag>
       
    35       </abstract>
       
    36     </metadata>
       
    37 
       
    38     <!-- ================================================================== -->
       
    39     <topic type="title-page">
       
    40       <metadata>
       
    41         <title>La demi-douce</title>
       
    42         <subtitle>Récit</subtitle>
       
    43         <author>
       
    44           <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
       
    45         </author>
       
    46       </metadata>
       
    47       <section>
       
    48         <parag>Préface de Georges Bensoussan</parag>
       
    49         <media><image id="editionsdesrosiers_logo"/></media>
       
    50       </section>
       
    51     </topic>
       
    52     
       
    53     <!-- ================================================================== -->
       
    54     <topic type="copyright-page">
       
    55       <metadata>
       
    56         <title>Copyright</title>
       
    57       </metadata>
       
    58       <section>
       
    59         <parag>Les Éditions des Rosiers</parag>
       
    60         <parag>10, rue Champfleury</parag>
       
    61         <parag>92310 Sèvres, France</parag>
       
    62         <parag>Tél/Fax. : 01 45 07 27 49</parag>
       
    63         <parag>contact@editionsdesrosiers.fr</parag>
       
    64         <parag>www.editionsdesrosiers.fr</parag>
       
    65       </section>
       
    66       <section>
       
    67         <parag>© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011</parag>
       
    68         <parag>Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah</parag>
       
    69         <parag>Conception graphique : Isabelle Benoit</parag>
       
    70         <parag>ISBN : 979-10-90108-02-8</parag>
       
    71       </section>
       
    72       <section>
       
    73         <media><image id="fms_logo"/></media>
       
    74       </section>
       
    75     </topic>
       
    76     
       
    77     <!-- ================================================================== -->
       
    78     <topic type="dedication">
       
    79       <metadata>
       
    80         <title>Dédicace</title>
       
    81       </metadata>
       
    82       <section>
       
    83        <media><image id="chil_chaja"/></media>
       
    84      </section>
       
    85     </topic>
       
    86 
       
    87     <!-- ================================================================== -->
       
    88     <topic type="epigraph">
       
    89       <metadata>
       
    90         <title>Épigraphe</title>
       
    91       </metadata>
       
    92       <section>
       
    93         <section>
       
    94           <parag>L'écriture est le souvenir</parag>
       
    95           <parag>de leur mort et l'affirmation de ma vie.</parag>
       
    96           <parag><name>Georges Pérec</name></parag>
       
    97         </section>
       
    98         <section>
       
    99           <parag>L'homme pense parce qu'il a des mains.</parag>
       
   100           <parag><name>Anaxagore</name></parag>
       
   101         </section>
       
   102       </section>
       
   103       <section>
       
   104         <parag>Sylvia, toi qui as su</parag>
       
   105         <parag>entendre mes silences…</parag>
       
   106       </section>
       
   107     </topic>
       
   108     
       
   109     <!-- ================================================================== -->
       
   110     <topic type="acknowledgements">
       
   111       <metadata>
       
   112         <title>Remerciements</title>
       
   113       </metadata>
       
   114       <section>
       
   115         <parag>Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé
       
   116         sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à
       
   117         Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par
       
   118         effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je
       
   119         pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ?  Tant pis si la liste
       
   120         est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma
       
   121         reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un
       
   122         générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus
       
   123         uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le
       
   124         début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.</parag>
       
   125       </section>
       
   126       <section>
       
   127         <parag>Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et
       
   128         maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois
       
   129         personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre,
       
   130         Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec
       
   131         Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous
       
   132         avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre
       
   133         après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui
       
   134         constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir
       
   135         faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler
       
   136         de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur
       
   137         la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du
       
   138         film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion
       
   139         du 50<sup>e</sup> anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années
       
   140         plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon
       
   141         travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers
       
   142         d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son
       
   143         enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me
       
   144         remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne
       
   145         douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre,
       
   146         grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de
       
   147         cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail
       
   148         d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition,
       
   149         son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je
       
   150         partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas
       
   151         juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui,
       
   152         dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux
       
   153         conseils.</parag>
       
   154       </section>
       
   155       <section>
       
   156         <parag>Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon
       
   157         entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer
       
   158         par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène,
       
   159         Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et
       
   160         envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent
       
   161         les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier,
       
   162         Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise
       
   163         Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri
       
   164         Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan,
       
   165         Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky,
       
   166         sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette
       
   167         histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs
       
   168         s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je
       
   169         veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter
       
   170         soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice
       
   171         Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman,
       
   172         Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum,
       
   173         Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz,
       
   174         Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France
       
   175         Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène
       
   176         Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et
       
   177         Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette
       
   178         belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au
       
   179         long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.</parag>
       
   180       </section>
       
   181     </topic>
       
   182 
       
   183     <!-- ================================================================== -->
       
   184     <topic type="preface">
       
   185       <metadata>
       
   186         <title>Préface</title>
       
   187       </metadata>
       
   188       <section>
       
   189         <section>
       
   190           <parag>C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant
       
   191           qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits
       
   192           inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans
       
   193           le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école
       
   194           primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une
       
   195           absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans
       
   196           ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' »
       
   197           quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier
       
   198           français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner
       
   199           et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des
       
   200           gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans
       
   201           ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort
       
   202           dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de
       
   203           souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les
       
   204           traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos
       
   205           égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se
       
   206           déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le
       
   207           sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques
       
   208           jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à
       
   209           sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à
       
   210           l'hôpital Rothschild.</parag>
       
   211         </section>
       
   212         <section>
       
   213           <parag>Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait
       
   214           partie intégrante du récit.</parag>
       
   215         </section>
       
   216       </section>
       
   217       <section>
       
   218         <section>
       
   219           <parag>Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du
       
   220           début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son
       
   221           oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel,
       
   222           le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le
       
   223           monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de
       
   224           la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail
       
   225           bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie
       
   226           des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses
       
   227           d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et
       
   228           d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de
       
   229           France.</parag>
       
   230         </section>
       
   231         <section>
       
   232           <parag>Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu
       
   233           adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et
       
   234           mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde
       
   235           arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura
       
   236           seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle,
       
   237           aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et
       
   238           l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces
       
   239           moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant,
       
   240           les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du
       
   241           Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement
       
   242           aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive
       
   243           ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à
       
   244           la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux
       
   245           visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux
       
   246           qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit
       
   247           des nuages de la mélancolie.</parag>
       
   248         </section>
       
   249       </section>
       
   250       <section>
       
   251         <section>
       
   252           <parag>Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une
       
   253           victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait
       
   254           les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la
       
   255           France », comme les déportés-résistants.  « Morts pour la France » ?
       
   256           Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane,
       
   257           H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte
       
   258           d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.</parag>
       
   259         </section>
       
   260         <section>
       
   261           <parag>Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de
       
   262           vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend
       
   263           progressivement que via des policiers français et des Allemands en
       
   264           nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie
       
   265           ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer,
       
   266           comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».</parag>
       
   267         </section>
       
   268         <section>
       
   269           <parag>Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À
       
   270           l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout,
       
   271           reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant.  La
       
   272           peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu
       
   273           alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant
       
   274           d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du
       
   275           16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots
       
   276           laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin,
       
   277           dans la Varsovie d'août 1942<footnote><parag>Hillel
       
   278           Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de
       
   279           l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710
       
   280           pages.</parag></footnote>comme dans le Paris de ce même été de
       
   281           désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».</parag>
       
   282         </section>
       
   283         <section>
       
   284           <parag>Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent
       
   285           envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique
       
   286           de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle
       
   287           leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.</parag>
       
   288         </section>
       
   289       </section>
       
   290       <section>
       
   291         <section>
       
   292           <parag>C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le
       
   293           récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie
       
   294           défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à
       
   295           visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à
       
   296           l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture
       
   297           qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin
       
   298           ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour
       
   299           laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les
       
   300           visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés
       
   301           par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils
       
   302           viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture
       
   303           enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne
       
   304           jamais avoir cinq ans.</parag>
       
   305         </section>
       
   306         <section>
       
   307           <parag>Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin
       
   308           redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le
       
   309           gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la
       
   310           conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de
       
   311           la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut
       
   312           pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent
       
   313           à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain
       
   314           déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit
       
   315           qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance »
       
   316           disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée.
       
   317           Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des
       
   318           ébranlés.</parag>
       
   319         </section>
       
   320       </section>
       
   321       <section>
       
   322         <section>
       
   323           <parag>« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet
       
   324           adolescent parler à ses frères<footnote><parag>Jean-Paul
       
   325           Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte,
       
   326           1960.</parag></footnote>. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser
       
   327           la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce
       
   328           qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement
       
   329           coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire
       
   330           de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles
       
   331           de silence.</parag>
       
   332         </section>
       
   333       </section>
       
   334     </topic>
       
   335     
       
   336     <!-- ================================================================== -->
       
   337     <topic>
       
   338       <metadata>
       
   339         <title>1 — Le chrono</title>
       
   340       </metadata>
       
   341       <section>
       
   342         <section>
       
   343           <parag>À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait
       
   344           encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments
       
   345           contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté
       
   346           sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud,
       
   347           Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais
       
   348           depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par
       
   349           dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas
       
   350           rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et
       
   351           d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de
       
   352           l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille
       
   353           composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque
       
   354           côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques
       
   355           réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux
       
   356           imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui
       
   357           m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée
       
   358           dans la fabrication de matériel électrique destiné aux
       
   359           télécommunications.</parag>
       
   360         </section>
       
   361         <section>
       
   362           <parag>L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il
       
   363           restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie
       
   364           annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent
       
   365           comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la
       
   366           pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux
       
   367           ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de
       
   368           pointage.  Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais
       
   369           me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –,
       
   370           personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les
       
   371           ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie
       
   372           de chacun.</parag>
       
   373         </section>
       
   374       </section>
       
   375       <section>
       
   376         <section>
       
   377           <parag>Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et
       
   378           le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait
       
   379           retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de
       
   380           passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le
       
   381           règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes,
       
   382           c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit
       
   383           stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons
       
   384           disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible
       
   385           d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette
       
   386           partie de l'usine.</parag>
       
   387         </section>
       
   388         <section>
       
   389           <parag>D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre
       
   390           encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des
       
   391           vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse,
       
   392           j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les
       
   393           tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en
       
   394           quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles
       
   395           découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste
       
   396           l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où
       
   397           l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère
       
   398           était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange
       
   399           d'huile brûlée et de tabac froid.</parag>
       
   400         </section>
       
   401         <section>
       
   402           <parag>La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque
       
   403           machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint
       
   404           comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de
       
   405           l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse,
       
   406           le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier
       
   407           qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un
       
   408           pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton
       
   409           de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la
       
   410           pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal
       
   411           sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie
       
   412           active.</parag>
       
   413         </section>
       
   414         <section>
       
   415           <parag>L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de
       
   416           travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais
       
   417           affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de
       
   418           mécanique.  La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur
       
   419           d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On
       
   420           entendait à peine un ronronnement.</parag>
       
   421         </section>
       
   422         <section>
       
   423           <parag>Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en
       
   424           longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à
       
   425           celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine
       
   426           d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts
       
   427           tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au
       
   428           contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague
       
   429           rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la
       
   430           rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants
       
   431           coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il
       
   432           appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux
       
   433           épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite
       
   434           taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les
       
   435           tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il
       
   436           m'invita à le suivre.</parag>
       
   437         </section>
       
   438         <section>
       
   439           <parag>Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis
       
   440           un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur
       
   441           travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils
       
   442           faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le
       
   443           chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place
       
   444           inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de
       
   445           l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une
       
   446           rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient
       
   447           apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à
       
   448           gauche, une série de mille pièces était en attente.</parag>
       
   449         </section>
       
   450         <section>
       
   451           <parag>— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot,
       
   452           c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une
       
   453           armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui
       
   454           supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées,
       
   455           il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est
       
   456           Madame Jaubert qui te fournira ton travail.</parag>
       
   457         </section>
       
   458         <section>
       
   459           <parag>Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui,
       
   460           sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et
       
   461           un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en
       
   462           stéatite.</parag>
       
   463         </section>
       
   464         <section>
       
   465           <parag>— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en
       
   466           acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle
       
   467           et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits
       
   468           coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu
       
   469           fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies
       
   470           avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en
       
   471           contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois
       
   472           millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te
       
   473           faut une loupe !</parag>
       
   474         </section>
       
   475         <section>
       
   476           <parag>Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix
       
   477           calme, presque paternelle.</parag>
       
   478         </section>
       
   479         <section>
       
   480           <parag>— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de
       
   481           travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être
       
   482           payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en
       
   483           blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte
       
   484           d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail
       
   485           pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs
       
   486           différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le
       
   487           service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est
       
   488           comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un
       
   489           temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée
       
   490           35/100<sup>e</sup>, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la
       
   491           série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te
       
   492           grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont
       
   493           comptés plutôt larges.  Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni,
       
   494           c'est le maxi…</parag>
       
   495         </section>
       
   496         <section>
       
   497           <parag>En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je
       
   498           venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail
       
   499           « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard
       
   500           comme un étonnement :</parag>
       
   501         </section>
       
   502         <section>
       
   503           <parag>— Ça veut dire quoi 35/100<sup>e</sup> ?</parag>
       
   504         </section>
       
   505         <section>
       
   506           <parag>— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en
       
   507           centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la
       
   508           paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je
       
   509           crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque
       
   510           chose ne va pas, tu m'appelles…</parag>
       
   511         </section>
       
   512 
       
   513       </section>
       
   514       <section>
       
   515         <section>
       
   516           <parag>Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès
       
   517           de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande
       
   518           et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix
       
   519           plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté
       
   520           d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une
       
   521           petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite :
       
   522           rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une
       
   523           force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait
       
   524           bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable
       
   525           impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si
       
   526           j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez,
       
   527           vas-y, n'aie pas peur ! »</parag>
       
   528         </section>
       
   529         <section>
       
   530           <parag>D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en
       
   531           stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en
       
   532           cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo
       
   533           dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une
       
   534           chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche
       
   535           trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les
       
   536           lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du
       
   537           mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas
       
   538           assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je
       
   539           parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais
       
   540           pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la
       
   541           première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la
       
   542           case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une
       
   543           troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à
       
   544           petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa
       
   545           lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait
       
   546           duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé)
       
   547           accompli.</parag>
       
   548         </section>
       
   549 
       
   550       </section>
       
   551       <section>
       
   552         <section>
       
   553           <parag>Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en
       
   554           blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de
       
   555           moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai
       
   556           naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me
       
   557           voulait :</parag>
       
   558         </section>
       
   559         <section>
       
   560           <parag>— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne
       
   561           change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas
       
   562           là.</parag>
       
   563         </section>
       
   564         <section>
       
   565           <parag>Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je
       
   566           fait pour qu'il vienne me voir, moi ?  Pour le coup, j'avais la
       
   567           désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de
       
   568           continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus
       
   569           de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement
       
   570           bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet
       
   571           métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon
       
   572           travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que
       
   573           possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à
       
   574           intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de
       
   575           sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À
       
   576           mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé
       
   577           dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était
       
   578           plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de
       
   579           moi ?</parag>
       
   580         </section>
       
   581         <section>
       
   582           <parag>Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner
       
   583           normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait
       
   584           entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la
       
   585           martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un
       
   586           léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de
       
   587           l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son
       
   588           bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La
       
   589           peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de
       
   590           l'homme à la planchette.  Puis sans crier gare, il partit comme il
       
   591           était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son
       
   592           départ, Madame Jaubert vint me voir :</parag>
       
   593         </section>
       
   594         <section>
       
   595           <parag>— Alors mon p'tit, comment ça va ?
       
   596           T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de
       
   597           tendresse.</parag>
       
   598         </section>
       
   599         <section>
       
   600           <parag>— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce
       
   601           qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même
       
   602           pas dit bonjour ni au revoir.</parag>
       
   603         </section>
       
   604         <section>
       
   605           <parag>— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois
       
   606           qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même
       
   607           chose.</parag>
       
   608         </section>
       
   609         <section>
       
   610           <parag>— Et maintenant, qu'est-ce qui va se
       
   611           passer ?</parag>
       
   612         </section>
       
   613         <section>
       
   614           <parag>— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux,
       
   615           surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est
       
   616           dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le
       
   617           savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te
       
   618           l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut
       
   619           toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils
       
   620           préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi
       
   621           quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.</parag>
       
   622         </section>
       
   623         <section>
       
   624           <parag>La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours
       
   625           plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma
       
   626           rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à
       
   627           chaque pièce.</parag>
       
   628         </section>
       
   629 
       
   630       </section>
       
   631       <section>
       
   632         <section>
       
   633           <parag>Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans
       
   634           réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule
       
   635           chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le
       
   636           temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni,
       
   637           refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans
       
   638           l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun
       
   639           tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque
       
   640           série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce
       
   641           comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je
       
   642           trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter
       
   643           sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller,
       
   644           manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce
       
   645           cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et
       
   646           l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon
       
   647           adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse
       
   648           républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri
       
   649           apportait tous les jours à la maison ?</parag>
       
   650         </section>
       
   651         <section>
       
   652           <parag>Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne
       
   653           passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :</parag>
       
   654         </section>
       
   655         <section>
       
   656           <parag>— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu
       
   657           t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à
       
   658           nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu
       
   659           peux couler ton temps, personne te dira rien.</parag>
       
   660         </section>
       
   661         <section>
       
   662           <parag>Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour
       
   663           manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que
       
   664           j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour
       
   665           exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le
       
   666           niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était
       
   667           le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et
       
   668           dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP
       
   669           d'ajusteur en poche, pour en arriver là !</parag>
       
   670         </section>
       
   671 
       
   672       </section>
       
   673       <section>
       
   674         <section>
       
   675           <parag>En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette
       
   676           situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte,
       
   677           l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était
       
   678           rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait
       
   679           permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du
       
   680           marché du travail, il était hors de question de faire la fine
       
   681           bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette
       
   682           première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention
       
   683           de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec
       
   684           plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et
       
   685           ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à
       
   686           récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes
       
   687           de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort,
       
   688           bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il
       
   689           trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que
       
   690           de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou
       
   691           chiffonnier.  Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise
       
   692           posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un
       
   693           geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais
       
   694           coincé.</parag>
       
   695         </section>
       
   696       </section>
       
   697       <section>
       
   698         <section>
       
   699           <parag>Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt
       
   700           dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au
       
   701           coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la
       
   702           main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la
       
   703           manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de
       
   704           comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces
       
   705           quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à
       
   706           commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma,
       
   707           Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…</parag>
       
   708         </section>
       
   709       </section>
       
   710       <section>
       
   711         <section>
       
   712           <parag>Mon embauche dans les Établissements Ruby restera
       
   713           pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me
       
   714           proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au
       
   715           cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi
       
   716           brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre
       
   717           d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs
       
   718           entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en
       
   719           priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.</parag>
       
   720         </section>
       
   721         <section>
       
   722           <parag>Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP,
       
   723           alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les
       
   724           copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof
       
   725           d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à
       
   726           la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait
       
   727           pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la
       
   728           responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait
       
   729           pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous
       
   730           surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le
       
   731           poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce
       
   732           monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait
       
   733           devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la
       
   734           bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :</parag>
       
   735         </section>
       
   736         <section>
       
   737           <parag>— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi,
       
   738           m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites
       
   739           bien à Gentilly ?</parag>
       
   740         </section>
       
   741         <section>
       
   742           <parag>— Oui, pourquoi ?</parag>
       
   743         </section>
       
   744         <section>
       
   745           <parag>— Parc'que… comme elle est dans le
       
   746           13<sup>e</sup> arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé
       
   747           que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il
       
   748           ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot,
       
   749           il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à
       
   750           toi.</parag>
       
   751         </section>
       
   752         <section>
       
   753           <parag>Après un court silence, il avait continué presque
       
   754           sur le ton de la confidence :</parag>
       
   755         </section>
       
   756         <section>
       
   757           <parag>— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très
       
   758           jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir
       
   759           d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton
       
   760           boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.</parag>
       
   761         </section>
       
   762         <section>
       
   763           <parag>Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que
       
   764           je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il
       
   765           s'agissait.</parag>
       
   766         </section>
       
   767       </section>
       
   768       <section>
       
   769         <section>
       
   770           <parag>Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma
       
   771           sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés
       
   772           rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place
       
   773           Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de
       
   774           travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles
       
   775           n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant
       
   776           l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les
       
   777           conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi
       
   778           tranquille et comme ça, tout ira bien… ».  Muni de la lettre de
       
   779           recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la
       
   780           main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que
       
   781           mal.</parag>
       
   782         </section>
       
   783         <section>
       
   784           <parag>Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui
       
   785           menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que
       
   786           j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle
       
   787           machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais
       
   788           même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son
       
   789           visage. Était-elle jolie ?</parag>
       
   790         </section>
       
   791         <section>
       
   792           <parag>— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit,
       
   793           je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.</parag>
       
   794         </section>
       
   795         <section>
       
   796           <parag>Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe
       
   797           d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur
       
   798           moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à
       
   799           gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla.
       
   800           Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me
       
   801           poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse,
       
   802           étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me
       
   803           lança :</parag>
       
   804         </section>
       
   805         <section>
       
   806           <parag>— Et vos parents, que font-ils ?</parag>
       
   807         </section>
       
   808         <section>
       
   809           <parag>Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en
       
   810           suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale.  Je lui
       
   811           répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et
       
   812           chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété.  Après quoi, il
       
   813           daigna un regard vers moi et me dit :</parag>
       
   814         </section>
       
   815         <section>
       
   816           <parag>— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites
       
   817           partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir
       
   818           subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous
       
   819           serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le
       
   820           responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer
       
   821           votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour
       
   822           commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous
       
   823           verrons.</parag>
       
   824         </section>
       
   825         <section>
       
   826           <parag>À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait
       
   827           surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que
       
   828           celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot.  « Mécanicien »,
       
   829           cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où
       
   830           tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les
       
   831           moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou
       
   832           moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons
       
   833           attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que
       
   834           j'étais.</parag>
       
   835         </section>
       
   836       </section>
       
   837       <section>
       
   838         <section>
       
   839           <parag>Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire,
       
   840           d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu
       
   841           d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir
       
   842           son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de
       
   843           couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers
       
   844           ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je
       
   845           pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une
       
   846           dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en
       
   847           béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche
       
   848           était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour
       
   849           ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au
       
   850           ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents
       
   851           qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.</parag>
       
   852         </section>
       
   853         <section>
       
   854           <parag>En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient
       
   855           stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines
       
   856           apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes
       
   857           d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des
       
   858           extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait
       
   859           le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les
       
   860           machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés :
       
   861           d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une
       
   862           vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à
       
   863           polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied,
       
   864           surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux
       
   865           de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes
       
   866           tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et
       
   867           toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes,
       
   868           douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du
       
   869           parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à
       
   870           plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes
       
   871           tailles.</parag>
       
   872         </section>
       
   873         <section>
       
   874           <parag>D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place
       
   875           Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un
       
   876           étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon
       
   877           regard :</parag>
       
   878         </section>
       
   879         <section>
       
   880           <parag>— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des
       
   881           années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont
       
   882           encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en
       
   883           débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles
       
   884           aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les
       
   885           voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la
       
   886           graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout,
       
   887           fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières,
       
   888           partout.</parag>
       
   889         </section>
       
   890         <section>
       
   891           <parag>S'il s'était agi d'une blague ou d'une
       
   892           plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais
       
   893           manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me
       
   894           laissant seul face à ma « noble » tâche.</parag>
       
   895         </section>
       
   896       </section>
       
   897       <section>
       
   898         <section>
       
   899           <parag>Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout
       
   900           aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me
       
   901           demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la
       
   902           marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde,
       
   903           pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on
       
   904           me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le
       
   905           monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là
       
   906           et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à
       
   907           m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et
       
   908           retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une
       
   909           explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes
       
   910           seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un
       
   911           d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans
       
   912           prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !</parag>
       
   913         </section>
       
   914         <section>
       
   915           <parag>Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot
       
   916           à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je
       
   917           disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt
       
   918           devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer.  C'était
       
   919           la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes
       
   920           femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne
       
   921           m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à
       
   922           battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de
       
   923           poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.</parag>
       
   924         </section>
       
   925 
       
   926       </section>
       
   927       <section>
       
   928         <section>
       
   929           <parag>Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon
       
   930           chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans
       
   931           ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout
       
   932           couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant
       
   933           que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus
       
   934           qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune
       
   935           portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou,
       
   936           à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai
       
   937           glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse
       
   938           serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de
       
   939           ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à
       
   940           pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en
       
   941           fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir
       
   942           brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir,
       
   943           disparaître dans mon sous-sol.</parag>
       
   944         </section>
       
   945 
       
   946       </section>
       
   947       <section>
       
   948         <section>
       
   949           <parag>C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le
       
   950           mystère entourant cette entreprise :</parag>
       
   951         </section>
       
   952         <section>
       
   953           <parag>— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en
       
   954           partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de
       
   955           serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes
       
   956           femmes.</parag>
       
   957         </section>
       
   958         <section>
       
   959           <parag>D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur
       
   960           Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son
       
   961           silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il
       
   962           lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se
       
   963           cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple
       
   964           manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les
       
   965           mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la
       
   966           manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots
       
   967           ronflants.</parag>
       
   968         </section>
       
   969 
       
   970       </section>
       
   971       <section>
       
   972         <section>
       
   973           <parag>Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la
       
   974           veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à
       
   975           Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il
       
   976           n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale
       
   977           boîte.</parag>
       
   978         </section>
       
   979       </section>
       
   980     </topic>
       
   981     
       
   982     <!-- ================================================================== -->
       
   983     <topic>
       
   984       <metadata>
       
   985         <title>2 — Daniel</title>
       
   986       </metadata>
       
   987       <section><section>
       
   988         <parag>Après ce contact pour le moins rugueux avec le
       
   989         monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter
       
   990         d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette
       
   991         humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas
       
   992         comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient
       
   993         mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver
       
   994         un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant
       
   995         à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en
       
   996         troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.</parag>
       
   997       </section>
       
   998 
       
   999       </section>
       
  1000       <section>
       
  1001         <section>
       
  1002           <parag>Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine
       
  1003           Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle
       
  1004           Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la
       
  1005           disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée
       
  1006           dans la vie active :</parag>
       
  1007         </section>
       
  1008         <section>
       
  1009           <parag>— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il
       
  1010           pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.</parag>
       
  1011         </section>
       
  1012         <section>
       
  1013           <parag>Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle
       
  1014           supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors
       
  1015           qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la
       
  1016           Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la
       
  1017           Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de
       
  1018           chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent
       
  1019           nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous
       
  1020           distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit
       
  1021           « Riri ».</parag>
       
  1022         </section>
       
  1023         <section>
       
  1024           <parag>À cette époque, les congés payés des salariés
       
  1025           duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de
       
  1026           dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est
       
  1027           qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine.
       
  1028           Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable
       
  1029           événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois
       
  1030           me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient
       
  1031           pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils
       
  1032           faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le
       
  1033           GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps
       
  1034           après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait
       
  1035           partie : son but était de permettre la pratique du ski et de
       
  1036           l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la
       
  1037           montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il
       
  1038           satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.</parag>
       
  1039         </section>
       
  1040       </section>
       
  1041       <section>
       
  1042         <section>
       
  1043           <parag>Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été
       
  1044           quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus
       
  1045           naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait.
       
  1046           Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes
       
  1047           cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande
       
  1048           partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres
       
  1049           instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade,
       
  1050           le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement
       
  1051           complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs
       
  1052           moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour.
       
  1053           Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de
       
  1054           moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait
       
  1055           jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre
       
  1056           d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant,
       
  1057           le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de
       
  1058           sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur
       
  1059           avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas
       
  1060           être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte :
       
  1061           j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à
       
  1062           l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos
       
  1063           échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards
       
  1064           furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais
       
  1065           en tête-à-tête.</parag>
       
  1066         </section>
       
  1067         <section>
       
  1068           <parag>C'est Daniel qui m'avait permis de faire la
       
  1069           connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart.
       
  1070           C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union
       
  1071           des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien
       
  1072           plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle
       
  1073           complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait
       
  1074           nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du
       
  1075           Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais
       
  1076           notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père,
       
  1077           militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme
       
  1078           résistant !</parag>
       
  1079         </section>
       
  1080       </section>
       
  1081       <section>
       
  1082         <section>
       
  1083           <parag>Début août, je partais pour la Corse rejoindre le
       
  1084           groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un
       
  1085           voyage sans histoire, mais un dépaysement total.</parag>
       
  1086         </section>
       
  1087         <section>
       
  1088           <parag>Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté.  Sur les
       
  1089           cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si
       
  1090           entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques
       
  1091           entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les
       
  1092           ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de
       
  1093           voyage, ont été construits par les Génois au
       
  1094           <romannum>xiii</romannum><sup>e</sup> siècle, pour protéger l'île
       
  1095           d'éventuels envahisseurs.</parag>
       
  1096         </section>
       
  1097         <section>
       
  1098           <parag>En arrivant à Porto abasourdi par les interminables
       
  1099           virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au
       
  1100           fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais
       
  1101           imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie
       
  1102           de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus,
       
  1103           avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt
       
  1104           offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres
       
  1105           couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un
       
  1106           géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos.
       
  1107           Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu
       
  1108           d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque
       
  1109           d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine
       
  1110           de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard,
       
  1111           malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains
       
  1112           d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous
       
  1113           fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos
       
  1114           amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après
       
  1115           ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.</parag>
       
  1116         </section>
       
  1117         <section>
       
  1118           <parag>Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je
       
  1119           retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La
       
  1120           Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel
       
  1121           vint vers moi :</parag>
       
  1122         </section>
       
  1123         <section>
       
  1124           <parag>— Pose vite tes affaires dans la tente, je
       
  1125           vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des
       
  1126           criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient
       
  1127           dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe.
       
  1128           Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête
       
  1129           dans la flotte…</parag>
       
  1130         </section>
       
  1131       </section>
       
  1132       <section>
       
  1133         <section>
       
  1134           <parag>Le séjour se présentait sous les meilleurs
       
  1135           auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je
       
  1136           repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais
       
  1137           de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je
       
  1138           jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me
       
  1139           rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais
       
  1140           toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré
       
  1141           son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se
       
  1142           fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être,
       
  1143           chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part
       
  1144           les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir,
       
  1145           l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades,
       
  1146           siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du
       
  1147           restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car
       
  1148           souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le
       
  1149           ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille
       
  1150           femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle
       
  1151           passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et
       
  1152           légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel
       
  1153           de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du
       
  1154           village.</parag>
       
  1155         </section>
       
  1156         <section>
       
  1157           <parag>Nous étions une vingtaine de garçons et filles,
       
  1158           presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur
       
  1159           carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous
       
  1160           étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du
       
  1161           même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées
       
  1162           que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de
       
  1163           vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus
       
  1164           juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on
       
  1165           disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un
       
  1166           monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les
       
  1167           entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la
       
  1168           classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du
       
  1169           prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité
       
  1170           quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me
       
  1171           faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il
       
  1172           s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la
       
  1173           classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et
       
  1174           apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne
       
  1175           souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette
       
  1176           situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne
       
  1177           supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades
       
  1178           qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais
       
  1179           obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit
       
  1180           l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une
       
  1181           oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui
       
  1182           pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ?
       
  1183           Une seule solution : le silence.</parag>
       
  1184         </section>
       
  1185         <section>
       
  1186           <parag>Parmi toutes les soirées passées en Corse, une
       
  1187           allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient
       
  1188           échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière
       
  1189           était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou
       
  1190           absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de
       
  1191           comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout
       
  1192           le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la
       
  1193           majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au
       
  1194           cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses
       
  1195           arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels
       
  1196           que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon
       
  1197           coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la
       
  1198           tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.</parag>
       
  1199         </section>
       
  1200         <section>
       
  1201           <parag>Fort heureusement, il n'y avait pas que la
       
  1202           politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur
       
  1203           la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions
       
  1204           des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de
       
  1205           Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là,
       
  1206           entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus
       
  1207           beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais
       
  1208           définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que
       
  1209           j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.</parag>
       
  1210         </section>
       
  1211       </section>
       
  1212       <section>
       
  1213         <section>
       
  1214           <parag>La fin du séjour approchait et la plus grande
       
  1215           partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans
       
  1216           notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un
       
  1217           d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini »
       
  1218           dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto.
       
  1219           Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette
       
  1220           femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai
       
  1221           naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait
       
  1222           proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah,
       
  1223           parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ».
       
  1224           Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle
       
  1225           Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme
       
  1226           héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et
       
  1227           sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes
       
  1228           dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause
       
  1229           du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et,
       
  1230           qui plus est, celui de son village natal ?</parag>
       
  1231         </section>
       
  1232         <section>
       
  1233           <parag>À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant
       
  1234           que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient
       
  1235           pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent
       
  1236           qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe
       
  1237           insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez
       
  1238           « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous
       
  1239           permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez,
       
  1240           nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme
       
  1241           symbole…</parag>
       
  1242         </section>
       
  1243         <section>
       
  1244           <parag>Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison
       
  1245           située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre
       
  1246           surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très
       
  1247           gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui
       
  1248           avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle,
       
  1249           voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé
       
  1250           par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait
       
  1251           aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air
       
  1252           rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à
       
  1253           imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se
       
  1254           rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre
       
  1255           eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en
       
  1256           connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que
       
  1257           leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque
       
  1258           arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner
       
  1259           un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait
       
  1260           pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière
       
  1261           l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été
       
  1262           communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon
       
  1263           camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la
       
  1264           mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer
       
  1265           une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à
       
  1266           l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de
       
  1267           combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ?
       
  1268           Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la
       
  1269           question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille
       
  1270           d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre
       
  1271           mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je
       
  1272           n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je
       
  1273           savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et
       
  1274           uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de
       
  1275           question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait
       
  1276           encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de
       
  1277           Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à
       
  1278           Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père,
       
  1279           celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même
       
  1280           avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse
       
  1281           brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs
       
  1282           alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils
       
  1283           barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une
       
  1284           lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque
       
  1285           village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant
       
  1286           jusqu'à la mer.</parag>
       
  1287         </section>
       
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