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author Patrick PIERRE <patrick.pierre@prismallia.fr>
sam., 04 juin 2011 09:01:30 +0200
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      <title>La demi-douce</title>
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      <subtitle>Récit</subtitle>
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      <author>
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        <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
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      <publisher>Les éditions des Rosiers</publisher>
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    13
      <abstract>
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    14
        <parag>
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    15
          C'est l'histoire d'un petit garçon qui faillit ne jamais avoir 5 ans
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    16
          ce 16 juillet 1942, jour de la rafle du Vel' d'Hiv'.
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    17
        </parag>
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    18
        <parag>
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    19
          Ce livre raconte l'histoire d'un petit garçon qui a perdu ses parents
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    20
          dans la Shoah. Recueilli par ses oncle et tante, il grandit dans un
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    21
          milieu de juifs polonais progressistes, négociants en métaux et
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    22
          chiffons. Alors que ses cousin et cousine font leurs études
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    23
          supérieures, il rate le concours d'entrée en sixième et se retrouve
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    24
          en centre d'apprentissage puis à l'usine. Ouvrier ajusteur jusqu'à
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    25
          vingt ans, il va vivre l'univers de l'atelier de l'immédiat
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    26
          après-guerre, l'humiliation du travail répétitif et la solidarité
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    27
          ouvrière. Il nous fait pénétrer dans le monde de la mécanique, du
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    28
          geste manuel. Une partie de sa jeunesse est captée par l'usine alors
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    29
          qu'il n'aspire qu'à retrouver le chemin des études.
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    30
        </parag>
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    31
        <parag>
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    32
          Il faut lire le texte de cet homme qui revient s'habiter après des
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    33
          siècles de silence. Un récit précis et passionnant.
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    34
        </parag>
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    35
      </abstract>
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        <title>La demi-douce</title>
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        <subtitle>Récit</subtitle>
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          <firstname>Henri</firstname><lastname>Ostrowiecki</lastname>
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      <section>
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        <parag>Préface de Georges Bensoussan</parag>
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    50
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        <title>Copyright</title>
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    59
        <parag>Les Éditions des Rosiers</parag>
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    60
        <parag>10, rue Champfleury</parag>
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    61
        <parag>92310 Sèvres, France</parag>
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    62
        <parag>Tél/Fax. : 01 45 07 27 49</parag>
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    63
        <parag>contact@editionsdesrosiers.fr</parag>
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    64
        <parag>www.editionsdesrosiers.fr</parag>
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    65
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    66
      <section>
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    67
        <parag>© Éditions des Rosiers, Sèvres, 2011</parag>
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    68
        <parag>Avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah</parag>
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    69
        <parag>Conception graphique : Isabelle Benoit</parag>
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    70
        <parag>ISBN : 979-10-90108-02-8</parag>
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    71
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        <title>Dédicace</title>
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        <title>Épigraphe</title>
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    91
      </metadata>
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    92
      <section>
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    93
        <section>
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    94
          <parag>L'écriture est le souvenir</parag>
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    95
          <parag>de leur mort et l'affirmation de ma vie.</parag>
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    96
          <parag><name>Georges Pérec</name></parag>
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    97
        </section>
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    98
        <section>
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    99
          <parag>L'homme pense parce qu'il a des mains.</parag>
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   100
          <parag><name>Anaxagore</name></parag>
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   101
        </section>
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   102
      </section>
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   103
      <section>
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   104
        <parag>Sylvia, toi qui as su</parag>
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   105
        <parag>entendre mes silences…</parag>
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   106
      </section>
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   107
    </topic>
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   108
    
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   109
    <!-- ================================================================== -->
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   110
    <topic type="acknowledgements">
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   111
      <metadata>
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   112
        <title>Remerciements</title>
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   113
      </metadata>
patrick@0
   114
      <section>
patrick@0
   115
        <parag>Il s'est écoulé un bon demi-siècle entre le premier mot déposé
patrick@0
   116
        sur une feuille de papier lors de cette fameuse nuit de garde à
patrick@0
   117
        Bizerte, nuit où l'écriture s'est « invitée » dans ma vie comme par
patrick@0
   118
        effraction, et la parution de ce texte. De combien de personnes n'ai-je
patrick@0
   119
        pas sollicité l'avis, le conseil, le soutien ?  Tant pis si la liste
patrick@0
   120
        est longue, mais je tiens à les remercier toutes pour leur témoigner ma
patrick@0
   121
        reconnaissance et ma gratitude, comme au cinéma à la manière d'un
patrick@0
   122
        générique de film. Bien sûr, il y aura d'inévitables oublis dus
patrick@0
   123
        uniquement au grand nombre d'années qui se sont écoulées depuis le
patrick@0
   124
        début de cette histoire, qu'ils veuillent bien m'en excuser.</parag>
patrick@0
   125
      </section>
patrick@0
   126
      <section>
patrick@0
   127
        <parag>Avant tout, si ce texte a pu prendre la forme d'un manuscrit et
patrick@0
   128
        maintenant celle d'un livre, je le dois essentiellement à trois
patrick@0
   129
        personnes avec qui j'ai travaillé durant des mois : Bernard Lehembre,
patrick@0
   130
        Geneviève Pichon et Anne Quesemand. Il y a plus de vingt ans, avec
patrick@0
   131
        Anne, reprenant un travail écrit une dizaine d'années auparavant, nous
patrick@0
   132
        avons entrepris le premier travail critique, ligne par ligne, chapitre
patrick@0
   133
        après chapitre, m'obligeant même à écrire l'événement essentiel qui
patrick@0
   134
        constitue le nœud, le tournant de mon récit dont je pensais pouvoir
patrick@0
   135
        faire « discrètement » l'impasse, par peur de l'aborder. Je veux parler
patrick@0
   136
        de ma rencontre avec Alexis, de sa désertion et de ses conséquences sur
patrick@0
   137
        la suite de ma vie. C'est d'ailleurs ce travail qui fut à l'origine du
patrick@0
   138
        film « Belleville Drancy, par Grenelle », tourné par Anne à l'occasion
patrick@0
   139
        du 50<sup>e</sup> anniversaire de la rafle du Vel' d'Hiv'. Des années
patrick@0
   140
        plus tard, Katy, ma deuxième femme, après avoir lu et apprécié mon
patrick@0
   141
        travail, me fit rencontrer Geneviève Pichon, animatrice des ateliers
patrick@0
   142
        d'écriture à l'OSE (Œuvre de secours aux enfants), qui, grâce à son
patrick@0
   143
        enthousiasme, sa gentillesse et sa persuasion sut me convaincre de me
patrick@0
   144
        remettre à l'ouvrage, lequel était resté inachevé durant une bonne
patrick@0
   145
        douzaine d'années. Plus récemment, ma rencontre avec Bernard Lehembre,
patrick@0
   146
        grâce à l'amicale entremise de Patrick Ferrage, fut le point d'orgue de
patrick@0
   147
        cette longue et belle aventure. Il vint parachever ce travail
patrick@0
   148
        d'accompagnement en apportant sa connaissance du monde de l'édition,
patrick@0
   149
        son expérience de tuteur et d'homme de lettres engagé avec qui je
patrick@0
   150
        partage une certaine complicité militante. Enfin, il ne serait pas
patrick@0
   151
        juste de ne pas mentionner l'active participation de Thierry Lopez qui,
patrick@0
   152
        dans la dernière période, me donna de pertinents et précieux
patrick@0
   153
        conseils.</parag>
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   154
      </section>
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   155
      <section>
patrick@0
   156
        <parag>Durant toutes ces années, je n'ai cessé de recevoir de mon
patrick@0
   157
        entourage, amical et familial, conseils et encouragements, à commencer
patrick@0
   158
        par ceux d'Alice, ma première femme, et de mes trois enfants, Hélène,
patrick@0
   159
        Thomas et Bertrand, qui surent faire une place à la toute nouvelle et
patrick@0
   160
        envahissante activité de leur père. En élargissant le cercle, vinrent
patrick@0
   161
        les premiers amis et collègues de travail : Dominique Cartier,
patrick@0
   162
        Catherine Constant, Jacqueline Narboni, Francis Rumpf, Marie-Françoise
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   163
        Fontaine, Patrice Ranjard, Dominique Létoquart, Pauline Blachair, Henri
patrick@0
   164
        Rackzymov, Laurence Podselver, Jean Baumgarten, Michèle Jordan,
patrick@0
   165
        Frédérique Laubenheimer, Marie-Odile Babier-Bouvet, Claude Ostrowetsky,
patrick@0
   166
        sans oublier ma cousine Sylvia, qui tient une place centrale dans cette
patrick@0
   167
        histoire. En avançant dans le temps, la liste des lecteurs attentifs
patrick@0
   168
        s'est considérablement allongée, et c'est avec grand plaisir que je
patrick@0
   169
        veux remercier tous ceux qui ont pris de leur temps pour m'apporter
patrick@0
   170
        soutien et critiques : Gérard Villemain, Nicole, Isabelle et Béatrice
patrick@0
   171
        Martelly, Denis Guedj, André Kaspi, Jean-Louis Garreau, Laurent Berman,
patrick@0
   172
        Alice Chalanset, Marie-Claude Bénard, Didier et Irène Epelmaum,
patrick@0
   173
        Michelle Ourévitch, Michèle Rechtman, Hervé Prévost, Mathieu Elbaz,
patrick@0
   174
        Georges Bensoussan, Annette Bursztein, Monique Novodosqui, Marie-France
patrick@0
   175
        Cristofari, Bruno Marielle, Alain Deniau, Michèle Fellous, Hélène
patrick@0
   176
        Monneret, Danièle Chambionnat, Jacques Pierrin, Laurent Mandeix et
patrick@0
   177
        Hervé Tenot pour la photo de mes parents. Merci à tous, merci à cette
patrick@0
   178
        belle mosaïque de noms et de visages, d'histoires croisées qui, tout au
patrick@0
   179
        long de ces années, m'aura permis de mener à bien ce projet.</parag>
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   180
      </section>
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   181
    </topic>
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   182
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   183
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   184
    <topic type="preface">
patrick@0
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patrick@0
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        <title>Préface</title>
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   187
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patrick@0
   188
      <section>
patrick@0
   189
        <section>
patrick@0
   190
          <parag>C'est l'histoire d'un homme que le silence aura protégé autant
patrick@0
   191
          qu'altéré, et abîmé autant que secouru dans les nuits
patrick@0
   192
          inquiètes. L'histoire d'une errance d'enfance et d'adolescence dans
patrick@0
   193
          le pays de nulle part et dans le temps de personne, entre école
patrick@0
   194
          primaire et internat, oncle et tante tuteurs, et souvenir d'une
patrick@0
   195
          absence. L'histoire d'un enfant qui faillit ne jamais avoir cinq ans
patrick@0
   196
          ce 16 juillet 1942, premier jour de la « rafle du Vel' d'Hiv' »
patrick@0
   197
          quand, grelottant de fièvre, porté dans les bras d'un policier
patrick@0
   198
          français, enveloppé dans une couverture, il voit sa mère s'éloigner
patrick@0
   199
          et monter dans un car (un fourgon ? un autobus ?). La plupart des
patrick@0
   200
          gens ne meurent qu'une fois. Lui, non. Bien vivant aujourd'hui dans
patrick@0
   201
          ce récit d'un chagrin surmonté, il est déjà mort d'une première mort
patrick@0
   202
          dont sa mémoire reconstruit les contours. Et, de ce brouillard de
patrick@0
   203
          souvenirs, surgit l'image de sa mère, cette jeune femme dont les
patrick@0
   204
          traits ont disparu et que viennent seuls rappeler trois photos
patrick@0
   205
          égarées au fond d'un sac sauvé du désastre. Ici, l'imaginaire se
patrick@0
   206
          déploie où le vrai n'a pas forcément à voir avec le réel. Sa mère le
patrick@0
   207
          sauve en ne le réclamant pas, comme elle le sauvera encore quelques
patrick@0
   208
          jours plus tard, début août 1942, en déléguant son droit parental à
patrick@0
   209
          sa belle-sœur qui pourra ce faisant chercher l'enfant encore alité à
patrick@0
   210
          l'hôpital Rothschild.</parag>
patrick@0
   211
        </section>
patrick@0
   212
        <section>
patrick@0
   213
          <parag>Cela, on le lira dans ce texte où le silence fait
patrick@0
   214
          partie intégrante du récit.</parag>
patrick@0
   215
        </section>
patrick@0
   216
      </section>
patrick@0
   217
      <section>
patrick@0
   218
        <section>
patrick@0
   219
          <parag>Un récit qui nous dit un monde oublié, celui de la banlieue du
patrick@0
   220
          début des années 1950, quand un enfant orphelin est recueilli par son
patrick@0
   221
          oncle et sa tante, à Gentilly. Le monde des Travaux de Georges Navel,
patrick@0
   222
          le monde de l'apprentissage et de la dureté grise de l'usine. Le
patrick@0
   223
          monde des vies émiettées en destins, de la solidarité ouvrière et de
patrick@0
   224
          la résignation, le monde de la mécanique de précision et du travail
patrick@0
   225
          bien fait, le monde de la « belle pièce » conjugué à la mélancolie
patrick@0
   226
          des occasions perdues. Un monde qui résonne à nos oreilles amoureuses
patrick@0
   227
          d'une France oubliée comme le dernier écho de Martin Nadaud et
patrick@0
   228
          d'Agricol Perdiguier, le monde des compagnons du Tour de
patrick@0
   229
          France.</parag>
patrick@0
   230
        </section>
patrick@0
   231
        <section>
patrick@0
   232
          <parag>Henri est orphelin. Mais c'est d'abord un enfant devenu
patrick@0
   233
          adolescent au début des années 1950, apprenti puis ouvrier… et
patrick@0
   234
          mauvais élève tant le refus d'apprendre est chez lui rejet d'un monde
patrick@0
   235
          arrêté au 16 juillet 1942. Avant d'être cette victime que l'on aura
patrick@0
   236
          seul tendance à considérer aujourd'hui, il est cet enfant espiègle,
patrick@0
   237
          aimant ou silencieux et fermé en lui-même. Un vivant que l'Europe et
patrick@0
   238
          l'Allemagne avaient voulu retrancher du monde des vivants. De là ces
patrick@0
   239
          moments épiques dans un récit rien moins que doloriste et souffrant,
patrick@0
   240
          les éclats de rire des gamins de la Bièvre, l'humiliation cocasse du
patrick@0
   241
          Balajo, la tension heureuse du Brevet professionnel, l'acharnement
patrick@0
   242
          aux cours du soir pour sortir du piège où, enfant, sa dérive
patrick@0
   243
          ascolaire l'avait plongé. Ce parcours est beau de ténacité. L'homme à
patrick@0
   244
          la belle chevelure laissée en héritage par son père, la femme au doux
patrick@0
   245
          visage, ses parents engloutis dans le délire allemand, c'est à eux
patrick@0
   246
          qu'il doit et qu'il dédie aussi la force vitale qui l'anime en dépit
patrick@0
   247
          des nuages de la mélancolie.</parag>
patrick@0
   248
        </section>
patrick@0
   249
      </section>
patrick@0
   250
      <section>
patrick@0
   251
        <section>
patrick@0
   252
          <parag>Si le rescapé d'aujourd'hui est un héros, hier c'était une
patrick@0
   253
          victime. Qui ne revendiquait pas et se cachait souvent. Qui refusait
patrick@0
   254
          les mots de « déporté racial » pour leur préférer « morts pour la
patrick@0
   255
          France », comme les déportés-résistants.  « Morts pour la France » ?
patrick@0
   256
          Les enfants aussi ? En notations éparses, presque en filigrane,
patrick@0
   257
          H.O. raconte la honte qui fut celle de tant de revenants, la honte
patrick@0
   258
          d'un destin si peu conforme et d'avoir été réduit à cela.</parag>
patrick@0
   259
        </section>
patrick@0
   260
        <section>
patrick@0
   261
          <parag>Dans le silence protecteur et tombal à la fois qui lui sert de
patrick@0
   262
          vie, seul contre le monde responsable de leur mort, Henri apprend
patrick@0
   263
          progressivement que via des policiers français et des Allemands en
patrick@0
   264
          nombre, la violence de l'antisémitisme conjuguée à la veulerie
patrick@0
   265
          ambiante auront fait en sorte qu'il ne puisse plus jamais prononcer,
patrick@0
   266
          comme il l'écrit, les mots « Papa » « Maman ».</parag>
patrick@0
   267
        </section>
patrick@0
   268
        <section>
patrick@0
   269
          <parag>Contre un monde synonyme de mort, la parole est interdite. À
patrick@0
   270
          l'absence de ses parents, impossible à accepter, la nuit surtout,
patrick@0
   271
          reste le mutisme d'une peur qui aura gangrené sa vie d'enfant.  La
patrick@0
   272
          peur de la disparition, celle de son père le 14 mai 1941, jamais revu
patrick@0
   273
          alors qu'il s'est enfui de Beaune la Rolande en août 1941 avant
patrick@0
   274
          d'être repris quelques jours plus tard, à Ménilmontant. Le gouffre du
patrick@0
   275
          16 juillet 1942 ensuite, la nuit qui tombe à midi, quand les mots
patrick@0
   276
          laissent place à cette question répétée comme un chagrin sans fin,
patrick@0
   277
          dans la Varsovie d'août 1942<footnote><parag>Hillel
patrick@0
   278
          Seidman. « Pourquoi, Hillel, pourquoi ? » In Du Fond de
patrick@0
   279
          l'abîme. Collection Terre humaine. Paris : Plon, 1998 : 710
patrick@0
   280
          pages.</parag></footnote>comme dans le Paris de ce même été de
patrick@0
   281
          désolation : « Pourquoi ? Pourquoi ? ».</parag>
patrick@0
   282
        </section>
patrick@0
   283
        <section>
patrick@0
   284
          <parag>Juif et mort. Quasi synonymes à ses yeux, ces mots lui donnent
patrick@0
   285
          envie de fuir à jamais la terreur de ce monde-là. Le délire phobique
patrick@0
   286
          de l'antisémite gangrène la vie de ses contemporains juifs et modèle
patrick@0
   287
          leurs visages aux figures d'épouvante qui l'habitent.</parag>
patrick@0
   288
        </section>
patrick@0
   289
      </section>
patrick@0
   290
      <section>
patrick@0
   291
        <section>
patrick@0
   292
          <parag>C'est là l'histoire d'un abîme, celui du 16 juillet 1942. Le
patrick@0
   293
          récit prononcé d'une voix blanche au chagrin contenu, celui d'une vie
patrick@0
   294
          défaite par ses contemporains et reconstruite à force de rencontres à
patrick@0
   295
          visage humain, de Sylvia sa cousine, jusqu'à l'usine et à
patrick@0
   296
          l'armée. Jusqu'à cette « nuit de Bizerte » enfin où, avec l'écriture
patrick@0
   297
          qui survient, la parole s'installe. Où le destin juif et le destin
patrick@0
   298
          ouvrier, ces deux figures du malheur à ses yeux, se craquellent pour
patrick@0
   299
          laisser place à un sujet qui fait de la parole et de l'écrit les
patrick@0
   300
          visages d'une même libération. Quand les mots du souvenir canalisés
patrick@0
   301
          par la pensée se mettent à penser ce qui vous écrase, quand ils
patrick@0
   302
          viennent répondre à l'impensé qui nous travaille, et quand l'écriture
patrick@0
   303
          enfin redonne forme au visage maternel et à ce matin où il faillit ne
patrick@0
   304
          jamais avoir cinq ans.</parag>
patrick@0
   305
        </section>
patrick@0
   306
        <section>
patrick@0
   307
          <parag>Quand tant de vies deviennent des destins, ici le destin
patrick@0
   308
          redevient cette vie qui reprend le chemin interdit des études. Le
patrick@0
   309
          gouffre ouvert en juillet 1942 ne sera jamais comblé. Reste la
patrick@0
   310
          conscience du monde englouti et des parents effacés de la surface de
patrick@0
   311
          la terre, la réappropriation imaginaire d'une langue perdue qui fut
patrick@0
   312
          pourtant la langue maternelle des paroles de tendresse qui protègent
patrick@0
   313
          à jamais de la précarité. Il n'est pas besoin de lointain
patrick@0
   314
          déracinement géographique pour goûter la saveur de l'exil, il suffit
patrick@0
   315
          qu'au fil de ces « vies ordinaires » dites « sans importance »
patrick@0
   316
          disparaisse un jour, dans une violence inexpliquée, la figure aimée.
patrick@0
   317
          Entre les orphelins du monde se tisse ainsi la solidarité des
patrick@0
   318
          ébranlés.</parag>
patrick@0
   319
        </section>
patrick@0
   320
      </section>
patrick@0
   321
      <section>
patrick@0
   322
        <section>
patrick@0
   323
          <parag>« À présent que les vieux se taisent, qu'ils laissent cet
patrick@0
   324
          adolescent parler à ses frères<footnote><parag>Jean-Paul
patrick@0
   325
          Sartre. Préface à Paul Nizan, Aden Arabie. Paris : La Découverte,
patrick@0
   326
          1960.</parag></footnote>. » Redevenir juif et sujet parlant. Casser
patrick@0
   327
          la gangue de cette parole blanche qui parle pour faire oublier ce
patrick@0
   328
          qu'elle pourrait dire. À ceux qui pensaient qu'un événement
patrick@0
   329
          coïncidait avec sa chronologie, à tous les autres aussi, il faut dire
patrick@0
   330
          de lire le texte d'un homme qui revient s'habiter après des siècles
patrick@0
   331
          de silence.</parag>
patrick@0
   332
        </section>
patrick@0
   333
      </section>
patrick@0
   334
    </topic>
patrick@0
   335
    
patrick@0
   336
    <!-- ================================================================== -->
patrick@0
   337
    <topic>
patrick@0
   338
      <metadata>
patrick@0
   339
        <title>1 — Le chrono</title>
patrick@0
   340
      </metadata>
patrick@0
   341
      <section>
patrick@0
   342
        <section>
patrick@0
   343
          <parag>À sept heures du matin, en ce début d'octobre 1954, il faisait
patrick@0
   344
          encore nuit noire. Je me sentais traversé par une foule de sentiments
patrick@0
   345
          contradictoires où s'entrechoquaient fierté et inquiétude. Arc-bouté
patrick@0
   346
          sur mon vélo, traversant plusieurs communes de la banlieue sud,
patrick@0
   347
          Arcueil, Montrouge, Vanves, je me rendais de Gentilly, où j'habitais
patrick@0
   348
          depuis dix ans, à Issy-les-Moulineaux. En chemin, je croisais par
patrick@0
   349
          dizaines des silhouettes qui marchaient sur les trottoirs d'un pas
patrick@0
   350
          rapide vers un même but : l'usine. Je venais d'avoir dix-sept ans et
patrick@0
   351
          d'être embauché à la Sadir-Carpentier. En les observant du coin de
patrick@0
   352
          l'œil, j'avais déjà le sentiment d'appartenir à cette famille
patrick@0
   353
          composée d'une multitude de visages anonymes. À l'entrée et de chaque
patrick@0
   354
          côté de la rue Guynemer, siège de mon futur emploi, quelques
patrick@0
   355
          réverbères diffusaient une pâle lumière sur les murs des deux
patrick@0
   356
          imposantes rangées d'usines. J'ignorais tout du travail qui
patrick@0
   357
          m'attendait, je savais seulement que l'entreprise était spécialisée
patrick@0
   358
          dans la fabrication de matériel électrique destiné aux
patrick@0
   359
          télécommunications.</parag>
patrick@0
   360
        </section>
patrick@0
   361
        <section>
patrick@0
   362
          <parag>L'heure de l'embauche se faisait à sept heures quarante. Il
patrick@0
   363
          restait encore quelques minutes avant que retentisse la sonnerie
patrick@0
   364
          annonçant le début de la journée. Le hall d'entrée était à présent
patrick@0
   365
          comble. En file indienne, les ouvriers se dirigeaient vers la
patrick@0
   366
          pointeuse, passage obligé avant les vestiaires puis l'accès aux
patrick@0
   367
          ateliers. Ce premier jour, je n'avais pas encore mon carton de
patrick@0
   368
          pointage.  Sur ma lettre d'embauche, il était précisé que je devais
patrick@0
   369
          me présenter au pointeau – je l'apprendrais par la suite –,
patrick@0
   370
          personnage important et redouté, car c'est lui qui venait dans les
patrick@0
   371
          ateliers chaque vendredi après-midi remettre en main propre la paie
patrick@0
   372
          de chacun.</parag>
patrick@0
   373
        </section>
patrick@0
   374
      </section>
patrick@0
   375
      <section>
patrick@0
   376
        <section>
patrick@0
   377
          <parag>Chaque ouvrier, d'un geste machinal, saisissait son carton et
patrick@0
   378
          le glissait dans la pointeuse, qui, à chaque passage, faisait
patrick@0
   379
          retentir un bref tintement aigu, si bien qu'il était impossible de
patrick@0
   380
          passer inaperçu auprès du pointeau. Sur le plan des horaires, le
patrick@0
   381
          règlement stipulait qu'en cas de retard supérieur à deux minutes,
patrick@0
   382
          c'était quinze minutes de la paie qui disparaissaient. De cet endroit
patrick@0
   383
          stratégique, d'un simple coup d'œil jeté sur les râteliers à cartons
patrick@0
   384
          disposés de part et d'autre de la pointeuse, il me fut possible
patrick@0
   385
          d'estimer à trois cents le nombre d'ouvriers travaillant dans cette
patrick@0
   386
          partie de l'usine.</parag>
patrick@0
   387
        </section>
patrick@0
   388
        <section>
patrick@0
   389
          <parag>D'un signe de la main, le pointeau me demanda de l'attendre
patrick@0
   390
          encore quelques instants. Au-delà du hall d'entrée, à travers des
patrick@0
   391
          vitres couvertes de crasse, mélange de poussière et de vapeur grasse,
patrick@0
   392
          j'aperçus les machines-outils de l'immense atelier, d'un côté les
patrick@0
   393
          tours de différentes tailles, de l'autre les fraiseuses alignées en
patrick@0
   394
          quinconce. Les lampes suspendues au-dessus de chacune d'elles
patrick@0
   395
          découpaient une multitude de cônes bleutés, renforçant par contraste
patrick@0
   396
          l'obscurité dans laquelle se trouvait encore le reste de l'atelier où
patrick@0
   397
          l'on distinguait avec peine la charpente métallique. L'atmosphère
patrick@0
   398
          était imprégnée d'une odeur qui me rappelait celle du métro, mélange
patrick@0
   399
          d'huile brûlée et de tabac froid.</parag>
patrick@0
   400
        </section>
patrick@0
   401
        <section>
patrick@0
   402
          <parag>La journée de travail commença. L'une après l'autre, chaque
patrick@0
   403
          machine se mit en marche. Malgré la distance, leur bruit me parvint
patrick@0
   404
          comme un roulement mêlé de sifflements provoqués par le contact de
patrick@0
   405
          l'outil sur le métal. De son bureau situé au-dessus de la pointeuse,
patrick@0
   406
          le pointeau m'adressa un léger mouvement de la tête pour me signifier
patrick@0
   407
          qu'il ne m'avait pas oublié. Combien de temps l'ai-je attendu ? D'un
patrick@0
   408
          pas pressé, il arriva sans me serrer la main en me tendant mon carton
patrick@0
   409
          de pointage. Je le glissai pour la première fois dans le bec de la
patrick@0
   410
          pointeuse. Aussitôt celle-ci me gratifia d'un bref signal
patrick@0
   411
          sonore. Voilà par quel geste je fis mon entrée dans la vie
patrick@0
   412
          active.</parag>
patrick@0
   413
        </section>
patrick@0
   414
        <section>
patrick@0
   415
          <parag>L'homme me conduisit jusqu'à mon futur poste de
patrick@0
   416
          travail. L'atelier de montage des relais téléphoniques auquel j'étais
patrick@0
   417
          affecté se trouvait à l'étage juste au-dessus de l'atelier de
patrick@0
   418
          mécanique.  La salle était vaste, calme, claire et sans aucune odeur
patrick@0
   419
          d'huile. Là, le bruit des machines-outils parvenait très atténué. On
patrick@0
   420
          entendait à peine un ronronnement.</parag>
patrick@0
   421
        </section>
patrick@0
   422
        <section>
patrick@0
   423
          <parag>Sur la moitié de l'étage, l'atelier était disposé tout en
patrick@0
   424
          longueur avec quatre rangées de tables d'une hauteur identique à
patrick@0
   425
          celle d'un comptoir de bistrot : devant chacune d'elles, une douzaine
patrick@0
   426
          d'ouvriers, en majorité des femmes, étaient assis sur de hauts
patrick@0
   427
          tabourets disposés de mètre en mètre. Le pointeau me présenta au
patrick@0
   428
          contremaître qui me tendit une main molle, accompagnée d'un vague
patrick@0
   429
          rictus en guise de sourire. Cette poignée de main contrastait avec la
patrick@0
   430
          rigidité de son apparence, accentuée par ses cheveux grisonnants
patrick@0
   431
          coupés en brosse. Après m'avoir demandé mon nom d'une voix morne, il
patrick@0
   432
          appela le chef d'équipe. Je vis arriver un petit bonhomme mince, aux
patrick@0
   433
          épaules étroites, vêtu d'une blouse grise. Une moustache droite
patrick@0
   434
          taillée à la Charlie Chaplin et de rares cheveux plaqués sur les
patrick@0
   435
          tempes lui donnaient un air presque comique, plutôt sympathique. Il
patrick@0
   436
          m'invita à le suivre.</parag>
patrick@0
   437
        </section>
patrick@0
   438
        <section>
patrick@0
   439
          <parag>Je traversai l'atelier, tout le monde était à son poste depuis
patrick@0
   440
          un bon moment. Intimidé par ces dizaines d'ouvriers penchés sur leur
patrick@0
   441
          travail, je n'osai pas regarder autour de moi et voir ce qu'ils
patrick@0
   442
          faisaient. Pour me saluer, certains esquissèrent un léger sourire. Le
patrick@0
   443
          chef d'équipe me dirigea vers la première rangée, à une place
patrick@0
   444
          inoccupée entre deux ouvrières. Là, le dos tourné au reste de
patrick@0
   445
          l'atelier, j'avais en vis-à-vis le crépis d'un mur gris sale et une
patrick@0
   446
          rangée de baies vitrées placées si haut qu'elles ne laissaient
patrick@0
   447
          apercevoir qu'une étroite bande de ciel. Sur la table de travail à
patrick@0
   448
          gauche, une série de mille pièces était en attente.</parag>
patrick@0
   449
        </section>
patrick@0
   450
        <section>
patrick@0
   451
          <parag>— Voilà ton poste de travail. Tu vas voir pour ton boulot,
patrick@0
   452
          c'est très simple, me dit le chef d'équipe en prenant une
patrick@0
   453
          armature. Quand la série t'arrive, les deux lamelles de cuivre qui
patrick@0
   454
          supportent les contacts électriques sont plus ou moins bien alignées,
patrick@0
   455
          il faudra donc que tu les mettes aussi parallèles que possible. C'est
patrick@0
   456
          Madame Jaubert qui te fournira ton travail.</parag>
patrick@0
   457
        </section>
patrick@0
   458
        <section>
patrick@0
   459
          <parag>Je glissai un coup d'œil rapide vers ma voisine de gauche qui,
patrick@0
   460
          sans se préoccuper de notre présence, continua avec une dextérité et
patrick@0
   461
          un rythme de métronome à monter l'armature mobile sur son embase en
patrick@0
   462
          stéatite.</parag>
patrick@0
   463
        </section>
patrick@0
   464
        <section>
patrick@0
   465
          <parag>— Maintenant, regarde bien, tu prends cette petite tige en
patrick@0
   466
          acier avec sa fente au bout, tu l'enfourches sur la première lamelle
patrick@0
   467
          et tu lui fais faire des petits mouvements en la tournant par petits
patrick@0
   468
          coups tantôt à droite, tantôt à gauche pour la redresser. Ensuite, tu
patrick@0
   469
          fais la même chose sur l'autre lamelle. Et pour finir, tu vérifies
patrick@0
   470
          avec ta loupe si elles sont bien parallèles et correctement en
patrick@0
   471
          contact. Il faut qu'elles se touchent sur au moins trois
patrick@0
   472
          millimètres. Eh oui, ça fait pas très grand. C'est pour ça qu'il te
patrick@0
   473
          faut une loupe !</parag>
patrick@0
   474
        </section>
patrick@0
   475
        <section>
patrick@0
   476
          <parag>Il m'avait donné toutes ces explications d'une voix
patrick@0
   477
          calme, presque paternelle.</parag>
patrick@0
   478
        </section>
patrick@0
   479
        <section>
patrick@0
   480
          <parag>— Avant de commencer, il faudra que tu ouvres le bon de
patrick@0
   481
          travail qui accompagne chaque série, sinon tu ne pourras pas être
patrick@0
   482
          payé, poursuit-il avec un sourire. Pour ça, tu iras voir la femme en
patrick@0
   483
          blouse bleue assise devant le bureau là-bas près de la porte
patrick@0
   484
          d'entrée, c'est elle qui tient la comptabilité des bons de travail
patrick@0
   485
          pour toute l'équipe. Sur chaque bon, il y a trois volets de couleurs
patrick@0
   486
          différentes : le bleu, c'est pour elle, le vert, c'est pour le
patrick@0
   487
          service de la paie, et le jaune, il est pour toi, tu le gardes. C'est
patrick@0
   488
          comme ça qu'on pourra établir ta paie. Pour chaque pièce, il y a un
patrick@0
   489
          temps – il jeta un coup d'œil sur le bon – chaque pièce est payée
patrick@0
   490
          35/100<sup>e</sup>, ça fait pas tout à fait six heures pour toute la
patrick@0
   491
          série de 1 000. Si tu veux faire ton boni, il faudra que tu te
patrick@0
   492
          grouilles un peu. Mais tu verras, c'est facile, les temps sont
patrick@0
   493
          comptés plutôt larges.  Tu as le droit de faire jusqu'à 20 % de boni,
patrick@0
   494
          c'est le maxi…</parag>
patrick@0
   495
        </section>
patrick@0
   496
        <section>
patrick@0
   497
          <parag>En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je
patrick@0
   498
          venais de faire connaissance avec le travail au rendement, le travail
patrick@0
   499
          « au boni » comme ils disaient. Le chef vit dans mon regard
patrick@0
   500
          comme un étonnement :</parag>
patrick@0
   501
        </section>
patrick@0
   502
        <section>
patrick@0
   503
          <parag>— Ça veut dire quoi 35/100<sup>e</sup> ?</parag>
patrick@0
   504
        </section>
patrick@0
   505
        <section>
patrick@0
   506
          <parag>— Ah oui, c'est vrai, ici on compte pas en secondes mais en
patrick@0
   507
          centièmes de minute, c'est paraît-il plus facile pour faire la
patrick@0
   508
          paie. Maintenant c'est à toi de jouer, me dit-il avec un sourire, je
patrick@0
   509
          crois que tu peux y aller tout seul comme un grand. Mais si quelque
patrick@0
   510
          chose ne va pas, tu m'appelles…</parag>
patrick@0
   511
        </section>
patrick@0
   512
patrick@0
   513
      </section>
patrick@0
   514
      <section>
patrick@0
   515
        <section>
patrick@0
   516
          <parag>Après avoir accompli les formalités des bons de travail auprès
patrick@0
   517
          de la dame en bleu, je n'avais plus qu'à me lancer dans cette grande
patrick@0
   518
          et belle aventure. Désormais j'étais seul, avec à gauche les dix
patrick@0
   519
          plateaux de cent pièces chacun, devant moi un mur gris sale surmonté
patrick@0
   520
          d'une vitre translucide, avec pour seul outillage, une loupe, une
patrick@0
   521
          petite tige d'acier fendue à son extrémité, et à ma droite :
patrick@0
   522
          rien. J'hésitai encore à prendre la première pièce, comme si une
patrick@0
   523
          force de répulsion m'interdisait de la saisir et pourtant il allait
patrick@0
   524
          bien falloir que je m'y mette. En fait, j'avais la désagréable
patrick@0
   525
          impression que tous les regards étaient braqués sur moi, comme si
patrick@0
   526
          j'étais en quelque sorte pris en faute. Je me répétai : « Allez,
patrick@0
   527
          vas-y, n'aie pas peur ! »</parag>
patrick@0
   528
        </section>
patrick@0
   529
        <section>
patrick@0
   530
          <parag>D'un geste encore mal assuré, je saisis ma première pièce en
patrick@0
   531
          stéatite, sorte de porcelaine, surmontée de son armature en
patrick@0
   532
          cuivre. Sa forme pouvait rappeler celle d'une grosse plume de stylo
patrick@0
   533
          dont la pointe aurait été déformée à la suite d'une
patrick@0
   534
          chute. J'enfourchai la tige sur une des lamelles. Ma main gauche
patrick@0
   535
          trembla un peu. À cause de leurs formes assez particulières, les
patrick@0
   536
          lamelles faisaient ressort, elles résistaient, si bien que j'eus du
patrick@0
   537
          mal à contrôler la force à exercer, je tournai trop d'un côté, pas
patrick@0
   538
          assez de l'autre. Restait à régler la question de la loupe. Si je
patrick@0
   539
          parvenais à la porter comme un monocle, je serais plus à l'aise. Mais
patrick@0
   540
          pour l'instant je laissai cette question de côté. Cahin-caha, la
patrick@0
   541
          première pièce fut terminée, je la plaçai avec délicatesse dans la
patrick@0
   542
          case du plateau situé à ma droite. J'en saisis une deuxième, puis une
patrick@0
   543
          troisième… Bientôt la première rangée se trouva remplie. Petit à
patrick@0
   544
          petit, mon geste se fit plus sûr, l'appréhension du début s'estompa
patrick@0
   545
          lentement. Après une heure de ce travail dont l'apprentissage n'avait
patrick@0
   546
          duré que quelques minutes, je devins un OS (ouvrier spécialisé)
patrick@0
   547
          accompli.</parag>
patrick@0
   548
        </section>
patrick@0
   549
patrick@0
   550
      </section>
patrick@0
   551
      <section>
patrick@0
   552
        <section>
patrick@0
   553
          <parag>Huit jours s'étaient à peine écoulés qu'un matin un homme en
patrick@0
   554
          blouse blanche, d'assez forte corpulence, vint se planter à côté de
patrick@0
   555
          moi sans me donner le moindre mot d'explication. Je levai
patrick@0
   556
          naturellement la tête vers lui pour savoir ce qu'il me
patrick@0
   557
          voulait :</parag>
patrick@0
   558
        </section>
patrick@0
   559
        <section>
patrick@0
   560
          <parag>— Non, non, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, ne
patrick@0
   561
          change rien à ton travail, continue, fais comme si je n'étais pas
patrick@0
   562
          là.</parag>
patrick@0
   563
        </section>
patrick@0
   564
        <section>
patrick@0
   565
          <parag>Facile à dire. Qui était-il ? Que me voulait-il ? Qu'avais-je
patrick@0
   566
          fait pour qu'il vienne me voir, moi ?  Pour le coup, j'avais la
patrick@0
   567
          désagréable impression d'être pris en faute, avec l'obligation de
patrick@0
   568
          continuer. Sa présence m'écrasait. Il était là, immobile. Au-dessus
patrick@0
   569
          de ma tête, j'aperçus une planchette qu'il tenait horizontalement
patrick@0
   570
          bien appuyée contre son gros ventre, avec à son extrémité un objet
patrick@0
   571
          métallique brillant que je ne parvins pas à identifier.Pendant mon
patrick@0
   572
          travail, que je continuai d'exécuter aussi naturellement que
patrick@0
   573
          possible, il ne cessait de prendre des notes tout en appuyant à
patrick@0
   574
          intervalles réguliers sur l'objet en question fixé à l'extrémité de
patrick@0
   575
          sa planchette. Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de mystère ? À
patrick@0
   576
          mesure que le temps passait, je me sentis de plus en plus enfermé
patrick@0
   577
          dans une bulle : s'il avait souhaité me couper du monde, c'était
patrick@0
   578
          plutôt réussi. Depuis combien de temps était-il à côté de
patrick@0
   579
          moi ?</parag>
patrick@0
   580
        </section>
patrick@0
   581
        <section>
patrick@0
   582
          <parag>Autour de nous, l'atelier continuait à fonctionner
patrick@0
   583
          normalement, chacun était à son poste. Le chef d'équipe marchait
patrick@0
   584
          entre les rangées d'un pas lent, les deux mains accrochées à la
patrick@0
   585
          martingale de sa blouse grise. Sur son visage, on pouvait deviner un
patrick@0
   586
          léger sourire de satisfaction : tout allait bien. Au fond de
patrick@0
   587
          l'atelier, le contremaître et le chef de service, chacun dans son
patrick@0
   588
          bureau vitré, pouvaient observer tout ce petit monde au travail. La
patrick@0
   589
          peur au ventre, je continuai le mien sous le regard impassible de
patrick@0
   590
          l'homme à la planchette.  Puis sans crier gare, il partit comme il
patrick@0
   591
          était venu, sans donner la moindre explication. Aussitôt après son
patrick@0
   592
          départ, Madame Jaubert vint me voir :</parag>
patrick@0
   593
        </section>
patrick@0
   594
        <section>
patrick@0
   595
          <parag>— Alors mon p'tit, comment ça va ?
patrick@0
   596
          T'avais pas l'air très rassuré, me dit-elle avec un sourire plein de
patrick@0
   597
          tendresse.</parag>
patrick@0
   598
        </section>
patrick@0
   599
        <section>
patrick@0
   600
          <parag>— Mais qui c'est ce type ? Qu'est-ce
patrick@0
   601
          qu'il faisait avec sa planchette, sans dire un mot ? Il m'a même
patrick@0
   602
          pas dit bonjour ni au revoir.</parag>
patrick@0
   603
        </section>
patrick@0
   604
        <section>
patrick@0
   605
          <parag>— C'est le chrono. Tu sais, ils font l'coup à chaque fois
patrick@0
   606
          qu'il embauche un nouveau. Dans toutes les équipes, c'est la même
patrick@0
   607
          chose.</parag>
patrick@0
   608
        </section>
patrick@0
   609
        <section>
patrick@0
   610
          <parag>— Et maintenant, qu'est-ce qui va se
patrick@0
   611
          passer ?</parag>
patrick@0
   612
        </section>
patrick@0
   613
        <section>
patrick@0
   614
          <parag>— J'en sais rien…, enfin si, ils profitent des nouveaux,
patrick@0
   615
          surtout des jeunes, pour faire tomber les temps, je sais, c'est
patrick@0
   616
          dégueulasse… c'est sûr, on aurait dû te prévenir, on a beau le
patrick@0
   617
          savoir, mais on n'y pense pas. En fin de compte, même si on te
patrick@0
   618
          l'avait dit, t'aurais rien pu faire. Quand on est nouveau, on veut
patrick@0
   619
          toujours bien faire, et voilà le résultat. De toute façon, ils
patrick@0
   620
          préviennent jamais quand ils débarquent, c'est le principe. Moi aussi
patrick@0
   621
          quand j'ai commencé, ça m'est arrivé.</parag>
patrick@0
   622
        </section>
patrick@0
   623
        <section>
patrick@0
   624
          <parag>La sentence ne se fit pas attendre, quelques jours
patrick@0
   625
          plus tard le chef d'équipe vint m'annoncer qu'en récompense de ma
patrick@0
   626
          rapidité, j'avais obtenu une diminution de 10% sur le temps alloué à
patrick@0
   627
          chaque pièce.</parag>
patrick@0
   628
        </section>
patrick@0
   629
patrick@0
   630
      </section>
patrick@0
   631
      <section>
patrick@0
   632
        <section>
patrick@0
   633
          <parag>Après ce sale coup, il n'était pas question de rester sans
patrick@0
   634
          réagir ! Mais que faire face à ce rouleau compresseur ? La seule
patrick@0
   635
          chose sur laquelle je pouvais encore intervenir, c'était sur le
patrick@0
   636
          temps, mon temps de travail : ne plus accepter de faire mon boni,
patrick@0
   637
          refuser la cadence qu'ils voulaient m'imposer. Pas si simple, dans
patrick@0
   638
          l'équipe la question du boni occupait une place centrale. Chacun
patrick@0
   639
          tenait une stricte comptabilité du temps qu'il passait sur chaque
patrick@0
   640
          série, car de ce calcul, dépendait le montant de la paie. Ce
patrick@0
   641
          comportement avait le don de me mettre hors de moi. Pour le coup, je
patrick@0
   642
          trouvais tous ces adultes dociles, passifs, prêts à tout accepter
patrick@0
   643
          sans broncher. Au moins, j'aurais voulu les entendre se rebeller,
patrick@0
   644
          manifester, dire quelque chose ! Où était donc passé le combat, ce
patrick@0
   645
          cri de la classe ouvrière se dressant contre l'injustice et
patrick@0
   646
          l'exploitation, dont j'entendais parler à chaque réunion depuis mon
patrick@0
   647
          adhésion un an plus tôt, en 1953, à l'UJRF (Union de la jeunesse
patrick@0
   648
          républicaine de France), ou dans L'Huma que mon cousin Henri
patrick@0
   649
          apportait tous les jours à la maison ?</parag>
patrick@0
   650
        </section>
patrick@0
   651
        <section>
patrick@0
   652
          <parag>Au bout de quelques jours, mon laisser-aller ne
patrick@0
   653
          passa plus inaperçu auprès de quelques ouvrières :</parag>
patrick@0
   654
        </section>
patrick@0
   655
        <section>
patrick@0
   656
          <parag>— Oui, mais toi, tu peux t'le permettre, tu
patrick@0
   657
          t'en fous, me dit Madame Jaubert, ça s'voit que t'as pas d'gosses à
patrick@0
   658
          nourrir, t'es encore trop jeune pour ça. Tu peux t'le permettre, toi, tu
patrick@0
   659
          peux couler ton temps, personne te dira rien.</parag>
patrick@0
   660
        </section>
patrick@0
   661
        <section>
patrick@0
   662
          <parag>Elle avait raison, mais je n'avais pas d'autres choix pour
patrick@0
   663
          manifester ma colère, c'était ma seule arme. Avec les idées que
patrick@0
   664
          j'avais en tête, il fallait bien que je fasse quelque chose pour
patrick@0
   665
          exprimer ma révolte. Aucun mot, aucune image ne pourrait décrire le
patrick@0
   666
          niveau de bêtise que mon travail atteignait à mes yeux. Il en était
patrick@0
   667
          le degré zéro. Comment imaginer mon existence dans cet univers ? Et
patrick@0
   668
          dire que j'avais fait trois ans d'apprentissage, avec le CAP
patrick@0
   669
          d'ajusteur en poche, pour en arriver là !</parag>
patrick@0
   670
        </section>
patrick@0
   671
patrick@0
   672
      </section>
patrick@0
   673
      <section>
patrick@0
   674
        <section>
patrick@0
   675
          <parag>En vérité, j'avais honte. Profondément honte d'être dans cette
patrick@0
   676
          situation, comme si j'en étais le seul responsable. En fin de compte,
patrick@0
   677
          l'alternative était simple : accepter ou partir. Mais partir, c'était
patrick@0
   678
          rompre le contrat implicite avec le bureau de placement qui m'avait
patrick@0
   679
          permis d'obtenir ce boulot, ô combien gratifiant ! Et dans l'état du
patrick@0
   680
          marché du travail, il était hors de question de faire la fine
patrick@0
   681
          bouche. Il m'avait fallu attendre près d'un mois pour obtenir cette
patrick@0
   682
          première embauche. De plus, je l'avais obtenue grâce à l'intervention
patrick@0
   683
          de mon oncle qui, par son travail, se trouvait en contact avec
patrick@0
   684
          plusieurs usines de la région. Négociant en métaux, chiffons et
patrick@0
   685
          ferrailles, comme il aimait se présenter, son travail consistait à
patrick@0
   686
          récupérer dans ces usines leurs déchets sous forme de copeaux, chutes
patrick@0
   687
          de toutes sortes de métaux, acier, duralumin, laiton, maillechort,
patrick@0
   688
          bronze, etc. On disait de lui qu'il était ferrailleur, terme qu'il
patrick@0
   689
          trouvait injurieux ; c'était, disait-il, lui manquer de respect que
patrick@0
   690
          de considérer qu'il n'était qu'un vulgaire ferrailleur ou
patrick@0
   691
          chiffonnier.  Partir, c'était à coup sûr le mettre en mauvaise
patrick@0
   692
          posture vis-à-vis de l'entreprise qui avait si gentiment fait un
patrick@0
   693
          geste pour « accueillir » le petit-neveu. Je me sentais
patrick@0
   694
          coincé.</parag>
patrick@0
   695
        </section>
patrick@0
   696
      </section>
patrick@0
   697
      <section>
patrick@0
   698
        <section>
patrick@0
   699
          <parag>Tout en tortillant mes lamelles tantôt dans un sens, tantôt
patrick@0
   700
          dans l'autre, assis sur mon tabouret, la loupe solidement coincée au
patrick@0
   701
          coin de l'œil gauche, ma tige d'acier fendue à son extrémité dans la
patrick@0
   702
          main gauche, je revivais avec précision chacune de ces étapes à la
patrick@0
   703
          manière d'un film que l'on se repasse en boucle, pour tenter de
patrick@0
   704
          comprendre l'enchaînement des événements qui s'étaient déroulés ces
patrick@0
   705
          quatre derniers mois depuis ma sortie du centre d'apprentissage : à
patrick@0
   706
          commencer par les Établissements Ruby, puis la Corse, la Snecma,
patrick@0
   707
          Panhard, et encore Ruby, la Corse, la Snecma, Panhard…</parag>
patrick@0
   708
        </section>
patrick@0
   709
      </section>
patrick@0
   710
      <section>
patrick@0
   711
        <section>
patrick@0
   712
          <parag>Mon embauche dans les Établissements Ruby restera
patrick@0
   713
          pour longtemps une véritable interrogation. Comment avait-on pu me
patrick@0
   714
          proposer une telle place ? L'humiliation que j'avais ressentie au
patrick@0
   715
          cours de ce trop long mois de juillet 1954 était toujours aussi
patrick@0
   716
          brûlante. Cette place, je l'avais obtenue par l'intervention du Centre
patrick@0
   717
          d'apprentissage de Cachan qui, chaque année, recevait de plusieurs
patrick@0
   718
          entreprises de la région quelques propositions d'emplois réservées en
patrick@0
   719
          priorité aux titulaires du CAP, ce qui était mon cas.</parag>
patrick@0
   720
        </section>
patrick@0
   721
        <section>
patrick@0
   722
          <parag>Ainsi, plusieurs jours après l'annonce des résultats du CAP,
patrick@0
   723
          alors que je venais au Centre bien plus pour discuter avec les
patrick@0
   724
          copains que pour travailler réellement, Monsieur Thibault, notre prof
patrick@0
   725
          d'atelier, m'avait demandé de passer à son bureau. C'était un homme à
patrick@0
   726
          la stature carrée, aux mains épaisses : son air bourru ne l'empêchait
patrick@0
   727
          pas d'avoir l'estime de la section d'ajusteurs dont il avait la
patrick@0
   728
          responsabilité. Et cela, malgré les coups de pipe dont il n'hésitait
patrick@0
   729
          pas à nous gratifier sur le sommet du crâne chaque fois qu'il nous
patrick@0
   730
          surprenait à oublier ses conseils. Son ambition d'ancien compagnon le
patrick@0
   731
          poussait à vouloir faire de nous des ouvriers capables d'affronter ce
patrick@0
   732
          monde du travail dont il nous avait si souvent parlé et qui allait
patrick@0
   733
          devenir le nôtre. Son brûle-gueule toujours accroché au coin de la
patrick@0
   734
          bouche, il m'avait accueilli avec un sourire :</parag>
patrick@0
   735
        </section>
patrick@0
   736
        <section>
patrick@0
   737
          <parag>— Je crois que j'ai trouvé une bonne place pour toi,
patrick@0
   738
          m'avait-il dit, en me tendant la main. Si j'me trompe pas, tu habites
patrick@0
   739
          bien à Gentilly ?</parag>
patrick@0
   740
        </section>
patrick@0
   741
        <section>
patrick@0
   742
          <parag>— Oui, pourquoi ?</parag>
patrick@0
   743
        </section>
patrick@0
   744
        <section>
patrick@0
   745
          <parag>— Parc'que… comme elle est dans le
patrick@0
   746
          13<sup>e</sup> arrondissement, pas très loin de chez toi, j'ai pensé
patrick@0
   747
          que tu pourrais y aller facilement en vélo. Mais attention, avait-il
patrick@0
   748
          ajouté aussitôt, le patron a été très ferme, pour ce type de boulot,
patrick@0
   749
          il veut quelqu'un de sérieux, c'est pour ça que j'ai pensé à
patrick@0
   750
          toi.</parag>
patrick@0
   751
        </section>
patrick@0
   752
        <section>
patrick@0
   753
          <parag>Après un court silence, il avait continué presque
patrick@0
   754
          sur le ton de la confidence :</parag>
patrick@0
   755
        </section>
patrick@0
   756
        <section>
patrick@0
   757
          <parag>— Dans cette boîte, comme il y a que des femmes, que des très
patrick@0
   758
          jeunes femmes, il a bien insisté qu'il ne voulait pas avoir
patrick@0
   759
          d'histoires. Tu comprends ? Alors, si t'es d'accord, tu fais ton
patrick@0
   760
          boulot tranquillement et comme ça tout ira bien.</parag>
patrick@0
   761
        </section>
patrick@0
   762
        <section>
patrick@0
   763
          <parag>Quelques instants après l'avoir quitté, je m'étais aperçu que
patrick@0
   764
          je ne lui avais même pas demandé de quel genre de travail il
patrick@0
   765
          s'agissait.</parag>
patrick@0
   766
        </section>
patrick@0
   767
      </section>
patrick@0
   768
      <section>
patrick@0
   769
        <section>
patrick@0
   770
          <parag>Voilà comment début juillet, quelques jours seulement après ma
patrick@0
   771
          sortie du Centre, je m'étais présenté aux Établissements Ruby, situés
patrick@0
   772
          rue des Reculettes, à mi-chemin entre le square Le Gall et la place
patrick@0
   773
          Paul Verlaine, à trois pas de la Place d'Italie. Au fond, l'idée de
patrick@0
   774
          travailler dans une usine où il y avait essentiellement des filles
patrick@0
   775
          n'était pas pour me déplaire, bien au contraire. Arrivé devant
patrick@0
   776
          l'entrée de l'usine, le creux au ventre, j'entendais encore les
patrick@0
   777
          conseils de Monsieur Thibault : « Fais ton boulot, tiens-toi
patrick@0
   778
          tranquille et comme ça, tout ira bien… ».  Muni de la lettre de
patrick@0
   779
          recommandation à l'en-tête du Centre, que je tenais serrée dans la
patrick@0
   780
          main comme un talisman, j'essayais de me rassurer tant bien que
patrick@0
   781
          mal.</parag>
patrick@0
   782
        </section>
patrick@0
   783
        <section>
patrick@0
   784
          <parag>Dès mon entrée, tout alla très vite. En haut de l'escalier qui
patrick@0
   785
          menait au secrétariat, je remis ma lettre à une jeune femme que
patrick@0
   786
          j'avais aperçue dans le premier bureau, assise devant une belle
patrick@0
   787
          machine à écrire à large clavier. Absorbé par ma peur, je n'avais
patrick@0
   788
          même pas pris le temps de la regarder, de voir sa silhouette, son
patrick@0
   789
          visage. Était-elle jolie ?</parag>
patrick@0
   790
        </section>
patrick@0
   791
        <section>
patrick@0
   792
          <parag>— Attendez quelques instants, m'a-t-elle dit,
patrick@0
   793
          je vais voir si le chef du personnel peut vous recevoir.</parag>
patrick@0
   794
        </section>
patrick@0
   795
        <section>
patrick@0
   796
          <parag>Un homme, sanglé dans un costume trois pièces, me fit signe
patrick@0
   797
          d'entrer. Il me serra machinalement la main, son regard glissa sur
patrick@0
   798
          moi comme si je n'avais pas de consistance. Il portait des lunettes à
patrick@0
   799
          gros foyers qui lui dilataient les pupilles. Son regard me troubla.
patrick@0
   800
          Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la lettre, il commença à me
patrick@0
   801
          poser toute une série de questions sur mon identité : âge, adresse,
patrick@0
   802
          étais-je titulaire du CAP… Puis, à brûle-pourpoint, il me
patrick@0
   803
          lança :</parag>
patrick@0
   804
        </section>
patrick@0
   805
        <section>
patrick@0
   806
          <parag>— Et vos parents, que font-ils ?</parag>
patrick@0
   807
        </section>
patrick@0
   808
        <section>
patrick@0
   809
          <parag>Durant une fraction de seconde, je gardai ma réponse en
patrick@0
   810
          suspens, déstabilisé par cette question en apparence banale.  Je lui
patrick@0
   811
          répondis le plus naturellement possible : « Négociant en métaux et
patrick@0
   812
          chiffons », comme on me l'avait tant de fois répété.  Après quoi, il
patrick@0
   813
          daigna un regard vers moi et me dit :</parag>
patrick@0
   814
        </section>
patrick@0
   815
        <section>
patrick@0
   816
          <parag>— Bon, c'est très bien. À partir de maintenant, vous faites
patrick@0
   817
          partie de la maison – ce vouvoiement me faisait l'effet d'avoir
patrick@0
   818
          subitement vieilli de dix ans. Comme vous le savez sans doute, vous
patrick@0
   819
          serez employé chez nous comme aide-mécanicien. Monsieur Renault, le
patrick@0
   820
          responsable de l'entretien, viendra dans un instant vous montrer
patrick@0
   821
          votre travail. Pour ce qui est de votre salaire, vous toucherez pour
patrick@0
   822
          commencer 105 francs de l'heure : pour la suite, nous
patrick@0
   823
          verrons.</parag>
patrick@0
   824
        </section>
patrick@0
   825
        <section>
patrick@0
   826
          <parag>À tout prendre, le boulot d'aide-mécanicien me séduisait
patrick@0
   827
          surtout à cause du nom, il sonnait bien, en tout cas bien plus que
patrick@0
   828
          celui d'ajusteur que je trouvais plutôt vieillot.  « Mécanicien »,
patrick@0
   829
          cela me faisait penser au garage situé à deux pas de la maison où
patrick@0
   830
          tout môme j'allais me couvrir de cambouis à farfouiller dans les
patrick@0
   831
          moteurs. Je m'imaginais déjà travaillant sur des machines plus ou
patrick@0
   832
          moins compliquées, dans un atelier clair, entouré de compagnons
patrick@0
   833
          attentifs, prêts à apprendre le métier au débutant que
patrick@0
   834
          j'étais.</parag>
patrick@0
   835
        </section>
patrick@0
   836
      </section>
patrick@0
   837
      <section>
patrick@0
   838
        <section>
patrick@0
   839
          <parag>Monsieur Renault arriva, me salua. Pas très grand, débonnaire,
patrick@0
   840
          d'allure plutôt placide, le crâne largement dégarni, il était vêtu
patrick@0
   841
          d'une blouse grise un peu trop juste qui faisait amplement ressortir
patrick@0
   842
          son embonpoint. Il me conduisit à travers un dédale d'escaliers, de
patrick@0
   843
          couloirs sombres encombrés de caisses, de planches, de chariots, vers
patrick@0
   844
          ce qui allait devenir mon lieu de travail : les sous-sols. Je
patrick@0
   845
          pénétrai dans une salle, longue d'une vingtaine de mètres sur une
patrick@0
   846
          dizaine de large, au plafond bas traversé par d'énormes poutres en
patrick@0
   847
          béton. La couleur des murs qui avait dû être initialement blanche
patrick@0
   848
          était devenue au fil du temps d'un gris crasseux. La lumière du jour
patrick@0
   849
          ne passait que par trois petites lucarnes grillagées débouchant au
patrick@0
   850
          ras du trottoir. Le reste provenait de plusieurs tubes fluorescents
patrick@0
   851
          qui faisaient tomber sur ce décor une lumière plate.</parag>
patrick@0
   852
        </section>
patrick@0
   853
        <section>
patrick@0
   854
          <parag>En fait d'atelier, ce n'était qu'un entrepôt où étaient
patrick@0
   855
          stockées, dans un incroyable bric-à-brac, un grand nombre de machines
patrick@0
   856
          apparemment hors d'usage. Certaines d'entre elles étaient recouvertes
patrick@0
   857
          d'une bâche, d'autres d'une épaisse couche de graisse. À l'une des
patrick@0
   858
          extrémités de la salle imprégnée d'odeur de tabac froid, se trouvait
patrick@0
   859
          le domaine de Monsieur Renault, en partie dissimulé derrière les
patrick@0
   860
          machines. Son atelier était aménagé en deux espaces bien séparés :
patrick@0
   861
          d'un côté, quelques machines, un petit tour de marque « Précis », une
patrick@0
   862
          vieille fraiseuse, une perceuse à colonne, une meule et un touret à
patrick@0
   863
          polir : de l'autre, un établi équipé d'un solide étau à pied,
patrick@0
   864
          surmonté d'un râtelier à outils parfaitement ordonné, avec ses jeux
patrick@0
   865
          de clefs plates et de clefs à pipes, une série de tournevis de toutes
patrick@0
   866
          tailles, des grattoirs droits ou en forme de feuilles de sauge, et
patrick@0
   867
          toutes sortes de limes : tiers-points, bâtardes et demi-bâtardes,
patrick@0
   868
          douces et demi-douces, queues de rat, enfin toute la panoplie du
patrick@0
   869
          parfait ajusteur. Contre l'établi, un meuble massif en bois à
patrick@0
   870
          plusieurs tiroirs étroits contenait vis, écrous, rondelles de toutes
patrick@0
   871
          tailles.</parag>
patrick@0
   872
        </section>
patrick@0
   873
        <section>
patrick@0
   874
          <parag>D'un coup œil circulaire, j'essayai de voir à quelle place
patrick@0
   875
          Monsieur Renault allait me mettre. Sur son établi, il n'y avait qu'un
patrick@0
   876
          étau… Il coupa court aux interrogations qu'il avait dû lire dans mon
patrick@0
   877
          regard :</parag>
patrick@0
   878
        </section>
patrick@0
   879
        <section>
patrick@0
   880
          <parag>— Tu vois toutes ces machines ? Elles sont là depuis des
patrick@0
   881
          années et des années, certaines ne servent plus à rien, d'autres sont
patrick@0
   882
          encore en état de marche. Le patron veut faire de la place et s'en
patrick@0
   883
          débarrasser, mais avant, il veut qu'on les nettoie pour qu'elles
patrick@0
   884
          aient bonne allure quand les futurs acheteurs viendront pour les
patrick@0
   885
          voir. Alors, avec un pinceau et du pétrole, tu enlèveras toute la
patrick@0
   886
          graisse, et ensuite tu passeras un bon coup de chiffon. Et surtout,
patrick@0
   887
          fais attention à bien regarder dans les recoins, sous les glissières,
patrick@0
   888
          partout.</parag>
patrick@0
   889
        </section>
patrick@0
   890
        <section>
patrick@0
   891
          <parag>S'il s'était agi d'une blague ou d'une
patrick@0
   892
          plaisanterie, j'aurais pu partir d'un grand éclat de rire, mais
patrick@0
   893
          manifestement ce n'était pas le genre du bonhomme. Il s'en alla, me
patrick@0
   894
          laissant seul face à ma « noble » tâche.</parag>
patrick@0
   895
        </section>
patrick@0
   896
      </section>
patrick@0
   897
      <section>
patrick@0
   898
        <section>
patrick@0
   899
          <parag>Ce n'était pas fini. Dès le lendemain, une autre tâche tout
patrick@0
   900
          aussi humiliante m'attendait. Entre deux nettoyages, on vint me
patrick@0
   901
          demander d'aller dans les étages avec un chariot pour monter la
patrick@0
   902
          marchandise vers les ateliers de fabrication. Merde, cent fois merde,
patrick@0
   903
          pour qui me prenait-on ? Après avoir fait le manœuvre, voilà que l'on
patrick@0
   904
          me transformait en manutentionnaire. Pour ce premier contact avec le
patrick@0
   905
          monde du travail, c'était plutôt réussi ! À moins de tout planter là
patrick@0
   906
          et de ficher le camp, je n'avais plus qu'à obéir et à
patrick@0
   907
          m'exécuter. Mais pourquoi m'avait-on choisi ? J'avais beau tourner et
patrick@0
   908
          retourner la question dans tous les sens, je ne voyais qu'une
patrick@0
   909
          explication : étant le plus jeune de la section d'ajustage, avec mes
patrick@0
   910
          seize ans trois-quarts, j'avais sans doute été perçu comme quelqu'un
patrick@0
   911
          d'inoffensif à qui l'on pouvait confier ce genre de travail sans
patrick@0
   912
          prendre trop de risque vis-à-vis de la gent féminine !</parag>
patrick@0
   913
        </section>
patrick@0
   914
        <section>
patrick@0
   915
          <parag>Depuis le quai de livraison, je devais charger sur un chariot
patrick@0
   916
          à trois roues d'énormes balles de coton derrière lesquelles je
patrick@0
   917
          disparaissais littéralement. Destination : les ateliers, ou plutôt
patrick@0
   918
          devant leurs portes, car il m'était interdit d'y pénétrer.  C'était
patrick@0
   919
          la consigne ! Sans doute à cause de toutes ces filles, ces jeunes
patrick@0
   920
          femmes que je croisais chaque matin en arrivant à l'usine. Ce qui ne
patrick@0
   921
          m'empêchait pas de tenter un regard à travers les vitres des portes à
patrick@0
   922
          battants ; cependant, la peur d'être surpris et l'épaisse couche de
patrick@0
   923
          poussière m'interdisaient d'en savoir davantage.</parag>
patrick@0
   924
        </section>
patrick@0
   925
patrick@0
   926
      </section>
patrick@0
   927
      <section>
patrick@0
   928
        <section>
patrick@0
   929
          <parag>Un matin, alors que j'étais arc-bouté derrière mon
patrick@0
   930
          chargement, j'aperçus trois filles au bout du couloir qui venaient dans
patrick@0
   931
          ma direction. Je ne voulais surtout pas être vu dans cet état, tout
patrick@0
   932
          couvert de graisse. Trop tard, impossible de faire demi-tour, d'autant
patrick@0
   933
          que l'on m'attendait à l'étage avec la marchandise. Elles n'étaient plus
patrick@0
   934
          qu'à quelques mètres, elles avaient sensiblement mon âge, chacune
patrick@0
   935
          portait une blouse blanche qui s'arrêtait nettement au-dessus du genou,
patrick@0
   936
          à croire qu'elles ne portaient pas grand-chose dessous ! Je laissai
patrick@0
   937
          glisser mon regard vers la plus petite des trois. À travers sa blouse
patrick@0
   938
          serrée à la taille, on distinguait amplement les formes arrondies, de
patrick@0
   939
          ses hanches et de ses seins. Arrivées à ma hauteur, elles se mirent à
patrick@0
   940
          pouffer de rire : voulaient-elles se moquer ? Il ne m'en
patrick@0
   941
          fallut pas davantage pour sentir mes joues, mes oreilles devenir
patrick@0
   942
          brûlantes, le sang battre dans mes tempes. Je n'eus qu'une hâte, fuir,
patrick@0
   943
          disparaître dans mon sous-sol.</parag>
patrick@0
   944
        </section>
patrick@0
   945
patrick@0
   946
      </section>
patrick@0
   947
      <section>
patrick@0
   948
        <section>
patrick@0
   949
          <parag>C'est finalement Monsieur Renault qui me révéla le
patrick@0
   950
          mystère entourant cette entreprise :</parag>
patrick@0
   951
        </section>
patrick@0
   952
        <section>
patrick@0
   953
          <parag>— Ah, parce que tu n'sais pas ? dit-il en
patrick@0
   954
          partant dans un grand éclat de rire. Ici, c'est une fabrique de
patrick@0
   955
          serviettes hygiéniques. C'est pour ça qu'il y a tant de bonnes
patrick@0
   956
          femmes.</parag>
patrick@0
   957
        </section>
patrick@0
   958
        <section>
patrick@0
   959
          <parag>D'un seul coup, je compris l'insistance de Monsieur
patrick@0
   960
          Thibault à vouloir ce quelqu'un de « très sérieux », et son
patrick@0
   961
          silence sur la nature de mon futur travail. Peut-être l'ignorait-il
patrick@0
   962
          lui-même ? Savait-il que derrière la fonction d'aide-mécanicien se
patrick@0
   963
          cachait en fait le travail d'un manœuvre, d'un simple
patrick@0
   964
          manutentionnaire ? Et ce CAP dont il nous avait tant vanté les
patrick@0
   965
          mérites ? J'avais une furieuse envie d'aller le prendre par la
patrick@0
   966
          manche pour lui montrer la réalité qui se cachait derrière ces mots
patrick@0
   967
          ronflants.</parag>
patrick@0
   968
        </section>
patrick@0
   969
patrick@0
   970
      </section>
patrick@0
   971
      <section>
patrick@0
   972
        <section>
patrick@0
   973
          <parag>Par bonheur, à la fin du mois de juillet, à la
patrick@0
   974
          veille mon départ prochain pour la Corse, j'en ai profité pour dire à
patrick@0
   975
          Monsieur Renault tout le mal que je pensais de ce sale boulot, et qu'il
patrick@0
   976
          n'était plus question que je remette les pieds dans cette sale
patrick@0
   977
          boîte.</parag>
patrick@0
   978
        </section>
patrick@0
   979
      </section>
patrick@0
   980
    </topic>
patrick@0
   981
    
patrick@0
   982
    <!-- ================================================================== -->
patrick@0
   983
    <topic>
patrick@0
   984
      <metadata>
patrick@0
   985
        <title>2 — Daniel</title>
patrick@0
   986
      </metadata>
patrick@0
   987
      <section><section>
patrick@0
   988
        <parag>Après ce contact pour le moins rugueux avec le
patrick@0
   989
        monde du travail, il était urgent que je prenne le large pour tenter
patrick@0
   990
        d'oublier ce qui venait de se passer, me laver au plus vite de cette
patrick@0
   991
        humiliation. D'autant que ces vacances en Corse ne s'annonçaient pas
patrick@0
   992
        comme toutes celles que j'avais connues jusque-là, puisqu'elles étaient
patrick@0
   993
        mes premières vacances payées grâce à mon salaire. Je devais retrouver
patrick@0
   994
        un groupe d'étudiants dont j'avais fait connaissance six mois auparavant
patrick@0
   995
        à l'occasion d'un séjour de ski à La Clusaz, alors que j'étais en
patrick@0
   996
        troisième et dernière année d'apprentissage à Cachan.</parag>
patrick@0
   997
      </section>
patrick@0
   998
patrick@0
   999
      </section>
patrick@0
  1000
      <section>
patrick@0
  1001
        <section>
patrick@0
  1002
          <parag>Ce séjour à la montagne, je le devais à ma cousine
patrick@0
  1003
          Sylvia, qui, avec beaucoup de persuasion, avait su convaincre mon oncle
patrick@0
  1004
          Maurice et ma tante Charlotte, auprès de qui je vivais depuis la
patrick@0
  1005
          disparition de mes parents, de m'offrir ces vacances avant mon entrée
patrick@0
  1006
          dans la vie active :</parag>
patrick@0
  1007
        </section>
patrick@0
  1008
        <section>
patrick@0
  1009
          <parag>— Ce n'est pas quand il sera à l'usine qu'il
patrick@0
  1010
          pourra se payer des sports d'hiver, leur avait-elle dit.</parag>
patrick@0
  1011
        </section>
patrick@0
  1012
        <section>
patrick@0
  1013
          <parag>Sylvia était mon aînée d'environ cinq ans. Elle
patrick@0
  1014
          supportait mal la perspective de me voir devenir ouvrier, alors
patrick@0
  1015
          qu'elle-même faisait des études d'histoire et de géographie à la
patrick@0
  1016
          Sorbonne, et que son frère Henri avait terminé des études de chimie à la
patrick@0
  1017
          Faculté des Sciences. Selon la tradition juive, le premier garçon de
patrick@0
  1018
          chaque famille devait prendre le prénom du grand-père, par conséquent
patrick@0
  1019
          nous portions, mon cousin et moi, le même prénom et, pour nous
patrick@0
  1020
          distinguer, lui c'était le « Grand Henri » et moi le petit
patrick@0
  1021
          « Riri ».</parag>
patrick@0
  1022
        </section>
patrick@0
  1023
        <section>
patrick@0
  1024
          <parag>À cette époque, les congés payés des salariés
patrick@0
  1025
          duraient deux semaines pour les adultes et trois pour les moins de
patrick@0
  1026
          dix-huit ans dont je faisais partie pour une année encore. Ce n'est
patrick@0
  1027
          qu'en 1956 que les salariés pourront bénéficier de la troisième semaine.
patrick@0
  1028
          Ce séjour à la neige était bien plus qu'une aubaine : un véritable
patrick@0
  1029
          événement. Pensez, moi, le futur ouvrier, j'allais pour la première fois
patrick@0
  1030
          me mêler à ceux qui avaient basculé du bon côté et qui représentaient
patrick@0
  1031
          pour moi le modèle de l'intelligence et de la réussite puisqu'ils
patrick@0
  1032
          faisaient des études. Ces vacances à La Clusaz étaient organisées par le
patrick@0
  1033
          GUMS (Groupe Universitaire de Montagne et de Ski), créé peu de temps
patrick@0
  1034
          après la Libération par quelques étudiants dont Henri faisait
patrick@0
  1035
          partie : son but était de permettre la pratique du ski et de
patrick@0
  1036
          l'escalade à ceux qui n'en avaient pas les moyens. La neige, le ski, la
patrick@0
  1037
          montagne étaient un rêve qui soudain devenait réalité. De plus, il
patrick@0
  1038
          satisfaisait mon secret désir de faire d'agréables rencontres.</parag>
patrick@0
  1039
        </section>
patrick@0
  1040
      </section>
patrick@0
  1041
      <section>
patrick@0
  1042
        <section>
patrick@0
  1043
          <parag>Ma présence dans ce groupe d'étudiants avait été
patrick@0
  1044
          quelque chose d'irréel. J'avais eu beau adopter l'attitude la plus
patrick@0
  1045
          naturelle possible, tout ce qu'ils disaient ou faisaient me fascinait.
patrick@0
  1046
          Jusque-là, je n'en avais jamais rencontré, exception faite de mes
patrick@0
  1047
          cousins. Au cours de ce séjour, du matin au soir, je passais une grande
patrick@0
  1048
          partie de mon temps à les observer, à les épier jusque dans les moindres
patrick@0
  1049
          instants, partout, au petit-déjeuner, à table à midi, au ski, en balade,
patrick@0
  1050
          le soir. En les regardant ainsi vivre, je les sentais terriblement
patrick@0
  1051
          complices dans leurs façons de parler, de rire, de discuter. Leurs
patrick@0
  1052
          moindres plaisanteries me semblaient toujours drôles, pleines d'humour.
patrick@0
  1053
          Tout en eux me montrait à quel point ils étaient différents de
patrick@0
  1054
          moi ; ils faisaient partie d'un monde qui n'était pas et ne serait
patrick@0
  1055
          jamais le mien. Franchement, qu'y avait-il de commun entre un centre
patrick@0
  1056
          d'apprentissage et un lycée, sans parler d'une faculté ? Cependant,
patrick@0
  1057
          le regard et le sourire d'Anna, une jolie étudiante en propédeutique de
patrick@0
  1058
          sciences, ses rondeurs plutôt agréables à regarder, sa bonne humeur
patrick@0
  1059
          avaient failli vaincre ma timidité. Malheureusement, la peur de ne pas
patrick@0
  1060
          être à son niveau et de la décevoir avait été la plus forte :
patrick@0
  1061
          j'étais pris de panique dès qu'une discussion s'engageait, surtout à
patrick@0
  1062
          l'idée que l'on m'interpelle pour me demander mon avis. Avec elle, nos
patrick@0
  1063
          échanges ne dépassaient jamais le stade des sourires, des regards
patrick@0
  1064
          furtifs ou de quelques rigolades au cours de balades en groupe, jamais
patrick@0
  1065
          en tête-à-tête.</parag>
patrick@0
  1066
        </section>
patrick@0
  1067
        <section>
patrick@0
  1068
          <parag>C'est Daniel qui m'avait permis de faire la
patrick@0
  1069
          connaissance de ce groupe d'étudiants, communistes pour la plupart.
patrick@0
  1070
          C'est lui, qui, un an auparavant, m'avait fait adhérer à l'UJRF (Union
patrick@0
  1071
          des jeunesses républicaines de France). Avec lui, je me sentais bien
patrick@0
  1072
          plus à l'aise qu'avec tous les autres. Il y avait entre nous une réelle
patrick@0
  1073
          complicité, doublée d'une telle ressemblance physique qu'elle pouvait
patrick@0
  1074
          nous faire passer pour frères. Il était en dernière année d'études à Du
patrick@0
  1075
          Breuil, une école d'horticulture, proche du bois de Vincennes. Mais
patrick@0
  1076
          notre vraie complicité venait de sa situation familiale : son père,
patrick@0
  1077
          militant communiste, n'avait-il pas été fusillé comme
patrick@0
  1078
          résistant !</parag>
patrick@0
  1079
        </section>
patrick@0
  1080
      </section>
patrick@0
  1081
      <section>
patrick@0
  1082
        <section>
patrick@0
  1083
          <parag>Début août, je partais pour la Corse rejoindre le
patrick@0
  1084
          groupe de La Clusaz. Nice, la mer, puis l'arrivée au port d'Ajaccio, un
patrick@0
  1085
          voyage sans histoire, mais un dépaysement total.</parag>
patrick@0
  1086
        </section>
patrick@0
  1087
        <section>
patrick@0
  1088
          <parag>Le parcours jusqu'à Porto était d'une rare beauté.  Sur les
patrick@0
  1089
          cinquante kilomètres à parcourir, la côte était sauvage, escarpée et si
patrick@0
  1090
          entaillée qu'elle obligeait la route à dessiner de magnifiques
patrick@0
  1091
          entrelacs. Au loin en mer, à intervalles réguliers, on apercevait les
patrick@0
  1092
          ruines de quelques tours carrées. Ces édifices, me dit mon voisin de
patrick@0
  1093
          voyage, ont été construits par les Génois au
patrick@0
  1094
          <romannum>xiii</romannum><sup>e</sup> siècle, pour protéger l'île
patrick@0
  1095
          d'éventuels envahisseurs.</parag>
patrick@0
  1096
        </section>
patrick@0
  1097
        <section>
patrick@0
  1098
          <parag>En arrivant à Porto abasourdi par les interminables
patrick@0
  1099
          virages, je m'attendais à voir un petit village de pêcheurs niché au
patrick@0
  1100
          fond d'une crique avec son port et ses bateaux, tel que je l'avais
patrick@0
  1101
          imaginé depuis mon sous-sol crasseux. Je découvris une magnifique baie
patrick@0
  1102
          de sable blond, au fond de laquelle s'élevait une forêt d'eucalyptus,
patrick@0
  1103
          avec quelques maisons accrochées à la montagne toute proche. Cette forêt
patrick@0
  1104
          offrait un étrange spectacle par la quantité impressionnante d'arbres
patrick@0
  1105
          couchés pêle-mêle qui faisaient penser à un immense tas de quilles qu'un
patrick@0
  1106
          géant aurait renversé, transformant le paysage en un véritable chaos.
patrick@0
  1107
          Pour éviter tout accident, notre campement était installé au milieu
patrick@0
  1108
          d'une clairière. Pour nous y rendre, nous devions emprunter la barque
patrick@0
  1109
          d'un passeur et traverser un petit bras de mer large d'une cinquantaine
patrick@0
  1110
          de mètres. Le passeur était un gars d'une vingtaine d'années, rigolard,
patrick@0
  1111
          malicieux, qui, peu de temps après notre arrivée, voyant certains
patrick@0
  1112
          d'entre nous lorgner sa jolie sœur avec un peu trop d'insistance, nous
patrick@0
  1113
          fit gentiment comprendre qu'il serait préférable de porter nos
patrick@0
  1114
          amabilités ailleurs, si nous souhaitions que tout se passe bien. Après
patrick@0
  1115
          ce gentil rappel à l'ordre, il devint notre premier copain corse.</parag>
patrick@0
  1116
        </section>
patrick@0
  1117
        <section>
patrick@0
  1118
          <parag>Arrivé au milieu des tentes disposées en cercle, je
patrick@0
  1119
          retrouvai la plupart de ceux que j'avais connus six mois plus tôt à La
patrick@0
  1120
          Clusaz. Malheureusement, Anna, elle, n'était pas au rendez-vous. Daniel
patrick@0
  1121
          vint vers moi :</parag>
patrick@0
  1122
        </section>
patrick@0
  1123
        <section>
patrick@0
  1124
          <parag>— Pose vite tes affaires dans la tente, je
patrick@0
  1125
          vais te montrer la côte. Tu vas voir, elle est superbe, il y a des
patrick@0
  1126
          criques profondes comme des grottes, remplies de sable fin. On y vient
patrick@0
  1127
          dormir au lieu de cuire sous les guitounes dès que le soleil se pointe.
patrick@0
  1128
          Et puis le matin, quand tu t'réveilles, tu piques directement une tête
patrick@0
  1129
          dans la flotte…</parag>
patrick@0
  1130
        </section>
patrick@0
  1131
      </section>
patrick@0
  1132
      <section>
patrick@0
  1133
        <section>
patrick@0
  1134
          <parag>Le séjour se présentait sous les meilleurs
patrick@0
  1135
          auspices. Tout en marchant sur la plage, pieds nus dans le sable, je
patrick@0
  1136
          repensai à l'univers de crasse, de graisse et de poussière que je venais
patrick@0
  1137
          de quitter. S'agissait-il d'un mauvais rêve ? Il suffisait que je
patrick@0
  1138
          jette un coup d'œil sur les plis et sur les ongles de mes mains pour me
patrick@0
  1139
          rappeler à la réalité. En fait, quoi qu'il arrive, j'étais et je serais
patrick@0
  1140
          toujours ce petit ajusteur que l'on avait transformé en manœuvre malgré
patrick@0
  1141
          son CAP en poche. Grâce à Daniel, mon adaptation au sein du groupe se
patrick@0
  1142
          fit en douceur, mon arrivée passa presque inaperçue, trop peut-être,
patrick@0
  1143
          chacun vivant à son rythme sans se préoccuper du voisin. Mises à part
patrick@0
  1144
          les discussions politiques qui se prolongeaient souvent tard le soir,
patrick@0
  1145
          l'essentiel de nos activités se résumait en lectures, baignades,
patrick@0
  1146
          siestes, balades, parties de ping-pong dans l'arrière-salle du
patrick@0
  1147
          restaurant et préparation des repas, essentiellement ceux du soir, car
patrick@0
  1148
          souvent le petit-déjeuner se confondait avec le repas de midi. Le
patrick@0
  1149
          ravitaillement nous était apporté comme sur un plateau par une vieille
patrick@0
  1150
          femme tout de noir vêtue, un fichu sur la tête. Chaque matin, elle
patrick@0
  1151
          passait accompagnée de son âne pour nous approvisionner en fruits et
patrick@0
  1152
          légumes, plus quelques articles d'épicerie. De quoi assurer l'essentiel
patrick@0
  1153
          de notre subsistance sans être obligés d'aller à l'unique commerce du
patrick@0
  1154
          village.</parag>
patrick@0
  1155
        </section>
patrick@0
  1156
        <section>
patrick@0
  1157
          <parag>Nous étions une vingtaine de garçons et filles,
patrick@0
  1158
          presque tous étaient membres de l'UJRF et quelques-uns avaient déjà leur
patrick@0
  1159
          carte du Parti. J'avais donc toutes les raisons d'être à l'aise. Nous
patrick@0
  1160
          étions tous, eux étudiants et moi le seul ouvrier du groupe, animés du
patrick@0
  1161
          même idéal. Et pourtant, quel abîme entre ces grandes et nobles idées
patrick@0
  1162
          que j'entendais dans les discussions et l'expérience que je venais de
patrick@0
  1163
          vivre. Nous rêvions tous, chacun à notre façon, d'une société plus
patrick@0
  1164
          juste, sans classe, où l'exploitation de l'homme par l'homme, comme on
patrick@0
  1165
          disait, et les guerres auraient disparu. Nous voulions vivre dans un
patrick@0
  1166
          monde où chacun pourrait s'épanouir selon ses besoins, etc. En les
patrick@0
  1167
          entendant parler de révolution, de lutte des classes, du rôle de la
patrick@0
  1168
          classe ouvrière comme moteur de l'histoire, de la dictature du
patrick@0
  1169
          prolétariat, j'avais un mal fou à faire entrer ces idées dans ma réalité
patrick@0
  1170
          quotidienne. Quant à la dictature du prolétariat, cette expression me
patrick@0
  1171
          faisait réellement peur par la violence qu'elle contenait, puisqu'il
patrick@0
  1172
          s'agissait tout simplement d'imposer par les armes la suprématie de la
patrick@0
  1173
          classe ouvrière sur la bourgeoisie. Même si je pouvais comprendre et
patrick@0
  1174
          apprécier la Révolution d'octobre en Russie, en aucun cas je ne
patrick@0
  1175
          souhaitais la cautionner pour notre pays. En fait, je vivais cette
patrick@0
  1176
          situation dans une totale contradiction : d'un côté, je ne
patrick@0
  1177
          supportais pas cette politique prônée tranquillement par mes camarades
patrick@0
  1178
          qui prévoyaient de tuer au nom de la révolution, et de l'autre j'étais
patrick@0
  1179
          obsédé par mon désir de rester fidèle à mon père dont on m'avait dit
patrick@0
  1180
          l'attachement à l'idéal communiste. J'aurais tellement voulu trouver une
patrick@0
  1181
          oreille attentive pour parler de cette contradiction. Mais vers qui
patrick@0
  1182
          pouvais-je me tourner sans passer pour un petit-bourgeois peureux ?
patrick@0
  1183
          Une seule solution : le silence.</parag>
patrick@0
  1184
        </section>
patrick@0
  1185
        <section>
patrick@0
  1186
          <parag>Parmi toutes les soirées passées en Corse, une
patrick@0
  1187
          allait davantage me marquer. Dans le flot des idées qui s'étaient
patrick@0
  1188
          échangées ce soir-là, il était question de savoir si la classe ouvrière
patrick@0
  1189
          était ou non entrée dans une phase de paupérisation relative ou
patrick@0
  1190
          absolue ? Tout d'abord, il me fallut un certain temps avant de
patrick@0
  1191
          comprendre la différence entre relative et absolue. En apparence, tout
patrick@0
  1192
          le monde sauf moi semblait comprendre de quoi il s'agissait. Pour la
patrick@0
  1193
          majorité, cette question était capitale dans la stratégie du parti. Au
patrick@0
  1194
          cours de la discussion, aux échanges souvent vifs, chacun défendait ses
patrick@0
  1195
          arguments à grands renforts de citations d'auteurs de référence tels
patrick@0
  1196
          que Marx, Lénine, Engels. Toujours aussi silencieux, calé dans mon
patrick@0
  1197
          coin, j'assistais à cette discussion qui me passait au-dessus de la
patrick@0
  1198
          tête. J'écoutais, fasciné par leurs sommes de connaissances.</parag>
patrick@0
  1199
        </section>
patrick@0
  1200
        <section>
patrick@0
  1201
          <parag>Fort heureusement, il n'y avait pas que la
patrick@0
  1202
          politique dans nos échanges. Souvent le soir, nous nous retrouvions sur
patrick@0
  1203
          la plage autour d'un feu et, accompagnés d'une guitare, nous chantions
patrick@0
  1204
          des airs révolutionnaires ou folkloriques, sans oublier les chansons de
patrick@0
  1205
          Francis Lemarque et d'Yves Montand, notre chanteur préféré. C'est là,
patrick@0
  1206
          entouré de tous, dans cette ambiance chaleureuse, que je passai mes plus
patrick@0
  1207
          beaux moments. Par instants, je me surprenais à croire que j'avais
patrick@0
  1208
          définitivement quitté mon bleu de travail maculé de graisse et que
patrick@0
  1209
          j'étais devenu semblable à ceux qui m'entouraient.</parag>
patrick@0
  1210
        </section>
patrick@0
  1211
      </section>
patrick@0
  1212
      <section>
patrick@0
  1213
        <section>
patrick@0
  1214
          <parag>La fin du séjour approchait et la plus grande
patrick@0
  1215
          partie du groupe s'en alla. Nous n'étions plus que cinq à rester dans
patrick@0
  1216
          notre campement un peu trop grand pour nous. C'est alors que l'un
patrick@0
  1217
          d'entre nous proposa d'aller rendre visite à « la Perrini »
patrick@0
  1218
          dans son petit village natal de Piana, situé à cinq kilomètres de Porto.
patrick@0
  1219
          Tout le monde acquiesça sans aucune difficulté. Ils parlaient de cette
patrick@0
  1220
          femme avec tant de familiarité et d'affection que je pensai
patrick@0
  1221
          naturellement qu'il s'agissait de la grand-mère de celui qui l'avait
patrick@0
  1222
          proposé. Discrètement, je posai la question à Daniel : « Ah,
patrick@0
  1223
          parce que tu sais pas ? C'est la mère de Danièle Casanova ».
patrick@0
  1224
          Comment pouvait-on être un jeune communiste et ignorer qui était Danièle
patrick@0
  1225
          Casanova ! Évidemment, je connaissais le nom de cette femme
patrick@0
  1226
          héroïque, son action pendant l'occupation nazie, puis son arrestation et
patrick@0
  1227
          sa déportation à Auschwitz. Figure emblématique de la place des femmes
patrick@0
  1228
          dans la Résistance, elle avait payé de sa vie son dévouement à la cause
patrick@0
  1229
          du pays. Mais comment aurais-je pu connaître son nom de jeune fille et,
patrick@0
  1230
          qui plus est, celui de son village natal ?</parag>
patrick@0
  1231
        </section>
patrick@0
  1232
        <section>
patrick@0
  1233
          <parag>À notre arrivée, c'est d'un œil légèrement menaçant
patrick@0
  1234
          que les jeunes du village commencèrent à nous observer. Ils n'aimaient
patrick@0
  1235
          pas que d'autres jeunes viennent sur leur territoire sans qu'ils sachent
patrick@0
  1236
          qui nous étions et pourquoi nous venions. Sans doute, un vieux réflexe
patrick@0
  1237
          insulaire ! Dès qu'ils apprirent que nous allions chez
patrick@0
  1238
          « la Perrini », ce fut un véritable viatique qui nous
patrick@0
  1239
          permit de nous retrouver avec eux au café central du village. Pensez,
patrick@0
  1240
          nous étions accueillis par la mère de Danièle Casanova, cette femme
patrick@0
  1241
          symbole…</parag>
patrick@0
  1242
        </section>
patrick@0
  1243
        <section>
patrick@0
  1244
          <parag>Madame Perrini nous reçut dans sa petite maison
patrick@0
  1245
          située à l'extérieur du village, au bord d'un chemin de terre
patrick@0
  1246
          surplombant la côte escarpée avec la mer en contrebas des falaises. Très
patrick@0
  1247
          gentiment, elle nous logea à côté de chez elle dans une baraque qui lui
patrick@0
  1248
          avait servi de débarras. Lorsque je vis cette petite femme toute frêle,
patrick@0
  1249
          voûtée, vêtue de noir, un foulard encadrant son visage, je fus frappé
patrick@0
  1250
          par la vivacité de son regard qui avait oublié de vieillir. Elle avait
patrick@0
  1251
          aux coins des yeux un éventail de petites rides qui augmentaient son air
patrick@0
  1252
          rieur. En observant cette vieille femme au teint cuivré, je me mis à
patrick@0
  1253
          imaginer que sa fille Danièle Casanova et mes parents auraient pu se
patrick@0
  1254
          rencontrer dans l'enfer de la mort. Mais qu'y avait-il de commun entre
patrick@0
  1255
          eux ? Ils n'avaient pas été arrêtés pour les mêmes raisons. Tout en
patrick@0
  1256
          connaissant les raisons de la déportation de mes parents, j'imaginai que
patrick@0
  1257
          leur mort aurait pu se confondre avec celle de cette femme héroïque
patrick@0
  1258
          arrêtée les armes à la main, dans le seul et unique but de donner
patrick@0
  1259
          un sens à leur disparition. Sinon, comment pouvait-on accepter qu'on ait
patrick@0
  1260
          pu les tuer pour rien. Je pouvais toujours me réfugier derrière
patrick@0
  1261
          l'engagement de mon père, ne m'avait-on pas dit qu'il avait été
patrick@0
  1262
          communiste ? Mais qu'en était-il pour ma mère ? Avec mon
patrick@0
  1263
          camarade Daniel, c'était la même chose, je pouvais m'abriter derrière la
patrick@0
  1264
          mort de son père que j'utilisais comme un paravent pour me recomposer
patrick@0
  1265
          une identité semblable à la sienne. D'autant que depuis mon adhésion à
patrick@0
  1266
          l'UJRF, il n'était question que de résistants, de patriotes, de
patrick@0
  1267
          combattants… Et mes parents dans tout cela, où étaient-ils ?
patrick@0
  1268
          Pourquoi étaient-ils morts ? J'avais beau tourner et retourner la
patrick@0
  1269
          question dans tous les sens, je me cognais toujours contre une muraille
patrick@0
  1270
          d'interdits. Impossible d'émettre le moindre son, d'articuler le moindre
patrick@0
  1271
          mot pour exprimer ce que je ressentais. Mais au plus profond de moi, je
patrick@0
  1272
          n'avais aucun doute sur la seule et unique raison de leur mort. Oui, je
patrick@0
  1273
          savais. Ils avaient été tués parce qu'ils étaient « juifs » et
patrick@0
  1274
          uniquement pour cela, un point c'est tout. Il était pourtant hors de
patrick@0
  1275
          question que cela se sache, encore moins que j'en parle. Mieux valait
patrick@0
  1276
          encore et toujours le silence et mettre en avant des actes de
patrick@0
  1277
          Résistance, mais lesquels ? J'allai même jusqu'à imaginer qu'à
patrick@0
  1278
          Auschwitz, Danièle Casanova aurait pu croiser le regard de mon père,
patrick@0
  1279
          celui de ma mère. Peut-être s'étaient-ils rencontrés, peut-être même
patrick@0
  1280
          avaient-ils échangé quelques mots, parlé ensemble… Dans ce paysage corse
patrick@0
  1281
          brûlé de soleil, se télescopaient des images de camps, avec leurs
patrick@0
  1282
          alignements de baraques à perte de vue, leurs miradors, leurs fils
patrick@0
  1283
          barbelés et leurs sinistres cheminées carrées d'où s'échappait une
patrick@0
  1284
          lourde fumée noire, avec, en contrepoint, les images du pittoresque
patrick@0
  1285
          village de Piana adossé au pied de ses magnifiques calanques dévalant
patrick@0
  1286
          jusqu'à la mer.</parag>
patrick@0
  1287
        </section>
patrick@0
  1288
      </section>
patrick@0
  1289
    </topic>
patrick@0
  1290
  </document>
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  1291
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